Il est usuel de définir la mémoire comme étant la faculté de conserver des traces du passé et de pouvoir s’y référer activement en fonction des situations présentes. Mais très souvent, les discours identitaires, empêchent une lecture objective des événements historiques. Récemment, le « rapport Stora » a renouvelé le débat ancien, mais toujours renouvelé, autour des liens existants entre la mémoire historique et l’histoire savante. Recenser, rassembler, mettre en ordre étaient les maîtres-mots de son rapport. Mais face à ce vif intérêt pour la mémoire, d’autres voix s’élèvent pour mettre en garde contre l’instrumentalisation de ce qui reste vivant de la « mémoire historique » au service de la politique.
Devoir de mémoire
Dans son livre intitulé Douze leçons sur l’histoire (1996), Antoine Prost récapitule les différences fondamentales qui existent à ses yeux entre histoire et mémoire. Selon lui, à l’inverse de l’histoire, la mémoire isole un événement de son contexte ; elle cherche à le tirer de l’oubli pour lui-même et non pour l’insérer dans un récit cohérent créateur de sens ; selon lui, la mémoire est affective, tandis que l’histoire se veut objective. Ainsi, en dépit des apparences, l’injonction incantatoire au « devoir de mémoire », lui semble-t-elle en réalité une négation de la demande d’histoire.
Cet antagonisme entre histoire et mémoire est apparu récemment. Il est la conséquence des profondes mutations qui, depuis plus d’un siècle, ont affecté la définition de l’histoire comme celle de la place revendiquée dans la société par les historiens. Progressivement, ceux-ci ont pris de la distance vis-à-vis de la fabrication d’un roman national, et ont affiché leur méfiance, après les expériences douloureuses du XXe siècle, envers toute tentation de manipulation de la mémoire collective. Les renouvellements introduits par l’École des Annales en faveur d’une histoire globale inscrite dans la longue durée ont aussi contribué à cette rupture des historiens avec l’histoire-mémoire traditionnelle. En contrepartie de cet effacement, on assiste depuis quelques années à la montée des revendications mémorielles, face auxquelles les historiens doivent se positionner.
Entre « Clio » et « Mnemosynè »
À l’origine, l’histoire est mémoire. Au Ve siècle av. J.-C., Hérodote d’Halicarnasse justifie d’ailleurs d’emblée son entreprise par la volonté de préserver de l’oubli des événements qu’il juge d’importance. En ce sens, au moment de sa fondation, l’Histoire ne se donnait pas un objectif si différent du mythe : la poésie épique de type homérique, ou bien la tragédie, mettaient également en scène les grands événements du passé sans négliger d’en proposer une explication. D’ailleurs, rappelons que les Grecs considéraient que Mnemosynè, c’est-à-dire la mémoire divinisée, était la mère des neufs Muses, dont Clio la Muse de l’histoire. Déjà à la fin du VIIIe siècle av. J.-C., Hésiode se présente, dans les premiers vers de sa Théogonie, comme celui auquel les Muses ont accordé la connaissance du passé héroïque.
Comme le rappelle Paul Veyne à juste titre, le poète est un possédé de la mémoire, un témoin inspiré du mythe constructeur du passé. L’historien, pour sa part, est témoin d’un temps. Mais le principe est le même : Lucien de Samosate rapporte que les auditeurs des lectures publiques effectuées par Hérodote à Olympie donnèrent aux neuf livres de ses Enquêtes les noms de chacune des Muses.
Authentique ou non, cette anecdote révèle un parallèle établi entre l’historien et le poète, dans leur rapport à la mémoire autant que dans l’agrément de la forme. Durant toute l’Antiquité classique subsiste l’idée que l’historien transmet par son œuvre un souvenir mémorable utile à la postérité. Celui qui l’a formée le plus clairement est sans doute Cicéron, dans ses Dialogues de l’Orateur écrits en 55 av. J.-C., dans lesquels il présente l’Historia comme un témoin des temps.
Ainsi, chez les Romains de la fin de la République et du début du régime impérial, l’histoire se fait véritablement remémoration à vocation exemplaire : la commémoration y est source d’émulation et contribue à construire une mémoire socialement effective, procédé très sensible par exemple chez Tite-Live. Toutefois, si l’histoire est bien mémoire, elle ne constitue pas qu’un aspect de celle-ci, sous une forme particulière et qui peut même être jugée mineure. D’une manière générale, les sociétés méditerranéennes de l’Antiquité disposaient de supports mémoriels puissants et variés qui ne leur rendaient pas indispensable l’écriture de l’histoire.
Tout se passe comme si l’invention de l’histoire s’était produite inexplicablement, sans réelle demande sociale. Et comme l’a bien mis en évidence l’historien italien Arnaldo Momigliano (1908-1987), les Grecs disposaient, sans l’aide des historiens, de tous les savoirs sur le passé dont ils avaient besoin. Ceci explique que l’histoire soit restée dépourvue de véritable statut pendant une bonne partie l’Antiquité et que les historiens n’aient jamais acquis une place reconnue dans la société antique. À ce propos l’historien italien notait la chose suivante :
« Ce ne peut être un hasard si tant d’historiens grecs vécurent en exil et si tant d’historiens romains furent des sénateurs d’un âge mûr : les uns écrivirent l’histoire alors qu’ils se trouvaient empêchés de participer à la vie normale de leur propre cité, et les autres alors que leur vie active approchait de sa fin. » (Arnaldo Momigliano, Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, Paris, 1983, p. 55)
Ni enseignée, ni toujours bien distinguée de la littérature dans l’esprit du public de l’agora antique, l’histoire n’était qu’une des modalités de la mémoire collective, et pas nécessairement la plus importante. Mais avec la christianisation du monde antique, l’ancrage historique de la mémoire se déplace vers la liturgie, qu’illustre les Memoriae d’Antiquité tardive et du Moyen Age.
Vers une histoire-mémoire
Lorsqu’elle émerge à la Renaissance, l’historiographie moderne cherche les racines des histoires locales jusque dans l’Antiquité qu’on redécouvrait alors avec passion : c’est ainsi qu’à la fin du XVIe siècle Étienne Pasquier (1529-1615) mit à l’honneur, dans ses Recherches de la France, le mythe de « nos ancêtres les Gaulois ».
Non que le souvenir des Anciens n’ait jamais été perdu : au contraire, il suffit de songer à la référence politique constante qu’à représentée l’Empire romain durant tout le Moyen Âge, comme en témoigne par exemple la fameuse Donation de Constantin, dénoncée notamment par Lorenzo Valla (1407–1457) comme une « création » forgée de toutes pièces. Mais désormais, l’humanisme aidant, l’amour de l’Antique caractérise le classisme européen, durant lesquels l’histoire occupe une place privilégiée dans la culture des hommes du temps.
Académies et sociétés savantes entretiennent le rêve des origines, permettant aux élites locales ou régionales de penser leur identité face à une histoire officielle dominée par la centralisation monarchique. La Révolution française et l’Empire porteront à leur comble les emprunts à une Antiquité stéréotypée et atemporelle dans le but de construire une mémoire lavée de l’héritage abhorrée de la monarchie et de l’Ancien Régime. Par la suite, les nationalistes du XIXe siècle puiseront à leur tour abondamment dans l’histoire ancienne (pas seulement gréco-romaine d’ailleurs) pour fonder leurs revendications souvent antagonistes.
En France par exemple, la construction de la mémoire collective a procédé par flux et reflux. La place accordée au Moyen Âge est de ce point de vue significative. Si l’on considère que, pour être opératoire, le travail de mémoire doit succéder à temps d’oubli, alors il a dû être singulièrement efficace s’agissant du Moyen Âge. Plus qu’un oubli, on y verra d’ailleurs plutôt un effort délibéré de distinction et, dans le même temps, de dépréciation peu favorable à une remémoration continue : c’est ainsi que les savants de la période classique et de celle des Lumières ancrèrent dans les esprits une certaine idée du Moyen Âge, obscur et peu digne d’intérêt, que les hommes de la Renaissance avaient lancée.
L’engouement romantique pour la période médiévale apparaît donc, de ce point de vue, comme une grande rupture dont les premiers conservateurs et muséographes des années révolutionnaires furent certainement les éclaireurs. Les musées (Cluny, Petits-Augustins…), donc, mais aussi les arts, romanesque ou pictural, connurent alors un véritable foisonnement médiéval qui ne se démentit pas par la suite : même si leur œuvre était pétrie d’erreurs historiques grossières, Alexandre Lenoir, Victor Hugo ou Alexandre Dumas ont éveillé une passion populaire pour cette période historique. La qualité historique de leurs écrits importe peu ici : rapidement, de vrais historiens prendront le relais, qui n’auraient jamais pu le faire sans cet engouement initial.
C’est à partir de là qu’une dynamique a été impulsée, dont l’enseignement – secondaire et supérieur dès la Restauration, primaire à partir de la IIIe République – a été le principal moteur, entre vulgarisation des apports de l’histoire savante et passion de plus en plus partagée pour le Moyen Âge. Là, le « mythe des origines », pour reprendre l’expression de Marc Bloch, trouvait sa pleine expression : Clovis à Tolbiac, Charles Martel à Poitiers, Charlemagne et sa barbe fleurie à Roncevaux, Louis IX sous son chêne et Jeanne d’Arc sur son bûcher… Les Français des trois derniers quarts du XIXe et de la première moitié du XXe siècle invoquaient les grandes figures que le premier sentiment national, médiéval celui-là, avait déjà honorée, mais en les réactualisant totalement.
Un subtil compromis avec toutes les formes de l’héritage révolutionnaire permettait que, miraculeusement, tous les Français s’y retrouvent, ce en quoi le mythe peut être qualifiée de pleinement opératoire. Sans surprise, il se délita lorsque le sentiment national lui-même qui le sous-tendait s’affaiblit pour différentes raisons politico-culturelles, dont la mondialisation.
Enfin, l’on peut remarquer que les identités dites « de minorités », régionalistes notamment, qui s’affirmèrent en s’opposant à une identité nationale englobante dont elles se disaient victimes, s’agrégèrent selon un mécanisme similaire d’invocation d’une mémoire des origines médiévales : les Bretons retrouvèrent le roi Arthur et Brocéliande, les Languedociens les Cathares et les Corses les pourfendeurs de Maures.
L’histoire, la mémoire et l’oubli
Réfléchissant le lien entre le trio histoire, mémoire et l’oubli, le philosophe Paul Ricœur (1913-2005) établit un utile distinguo entre mémoire « empêchée », « manipulée » et « obligée », et invite en conséquence au « travail de mémoire », une notion jugée moins stérilisante que l’omniprésent « devoir de mémoire », ce passage obligé de nombreuse exhortations issues de la classe politique. C’est d’ailleurs en réaction contre les risques de dérapages antiscientifiques inhérents à ces rappels à l’ordre que, dans la fin des années 1980, s’est développée une histoire de la mémoire, en tant que branche de l’histoire des représentations.
L’histoire de la mémoire collective est ici entendue comme celle de l’usage des passés dans les présents successifs. Caractéristique de cette démarche, l’entreprise de Pierre Nora par exemple, vise à l’établissement d’une cartographie mentale. Dans ce cadre, les lieux de mémoire sont entendus largement, puisqu’à côté des « panthéons » nationaux des emblèmes figurent également des notions telles les spécificités régionales, l’imaginaire, le folklore populaire… (etc.). Ici, « lieu » équivaut à « élément du patrimoine symbolique ». L’étude de Pierre Nora, partie d’une volonté de déconstruction d’un paysage anthropologique familier, aboutit à la mise sur pied d’un ensemble monumental.
Mohamed Arbi Nsiri ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |