Des études brutalement interrompues, des stages et des jobs d’été annulés, des fêtes entre amis interdites, des recherches d’emploi compromises… Bien que divers facteurs freinaient déjà la prise d’autonomie des jeunes, comme la difficulté d’insertion pour les jeunes sans formation (60 000 jeunes âgés de moins de 18 ans sortent chaque année du système scolaire sans aucune qualification), la crise sanitaire pose un obstacle inattendu au cheminement des jeunes vers l’âge adulte et vers l’indépendance.
Cette notion de prise d’indépendance correspond à cette période de l’existence située entre l’enfance et l’âge adulte, marqué par l’indépendance dans toutes ses formes, économique, résidentielle, juridique… Dans une étude sur les valeurs, conduite de 1981 à 2018 par Pierre Bréchon, Frédéric Gonthier et Sandrine Astor, la valeur d’individualisation, désignant la volonté d’autonomie et la valorisation des choix individuels, a quadruplé en 20 ans. Voilà une preuve que les jeunes revendiquent fortement le besoin de liberté.
De l’indépendance matérielle à l’autonomie psychologique
Différentes disciplines reconnaissent en l’indépendance un thème fondamental et pertinent pour comprendre la jeunesse. Dans le domaine du droit, la loi en France a défini toute une série d’actes pour lesquels le mineur dispose d’une autonomie : par exemple, il obtient, à 12 ans, l’accès à la carte de retrait bancaire. Il devra attendre 14 ans pour conduire un cyclomoteur et 16 ans pour détenir une carte de paiement ou accéder à la conduite accompagnée.
La sociologie traditionnelle définit un individu comme indépendant s’il est majeur et s’il ne dépend plus de ses parents pour assurer les moyens de sa subsistance. L’indépendance a été essentiellement analysée en sociologie selon une vision spécifiquement orientée vers l’émancipation financière des jeunes. S’assumer financièrement, avec son propre logement, avoir une activité salariée ou professionnelle suffisante pour subvenir à ses besoins sont des critères décisifs de l’indépendance.
Or les jeunes arrivant sur le marché du travail subissent de plein fouet la crise et l’envolée du chômage provoquées par l’épidémie de Covid-19, faisant voler en éclats leurs projets et brouillant leur horizon. Sur l’ensemble de l’année 2020, selon la DARES (Direction des Statistiques du Ministère du Travail), le nombre d’embauches de jeunes de moins de 26 ans en CDI et CDD de plus de trois mois a reculé de 14 % par rapport à 2019.
En psychologie, la prise d’indépendance des jeunes est analysée plutôt sur un plan affectif comme une séparation d’avec les parents.
Pendant longtemps, l’autonomie était synonyme d’indépendance, relevant de l’échelle macrosociale, celle de la société et de ses événements marqueurs vers le passage à l’âge adulte, comme le fait d’avoir un métier, de constituer un foyer ou encore d’être marié. Cette définition de l’autonomie est aujourd’hui insuffisante pour expliquer le passage à l’âge adulte.
Les jeunes peuvent disposer d’une certaine autonomie, par exemple affective vis-à-vis de leurs parents (le fait d’arrêter de projeter sur eux toutes leurs difficultés, toutes leurs incomplétudes), sans être pleinement indépendants car ils ne disposent pas des ressources, notamment financières et matérielles, qui le permettent.
La stigmatisation qui vient de l’époque où le modèle consistait à absolument partir et ne pas revenir chez ses parents pour marquer son indépendance ne semble plus valable aujourd’hui, face à une tout autre réalité économique, qui nécessite qu’un grand nombre de jeunes retournent chez leurs parents car sans aucune autre alternative. En 2016, un tiers des étudiants n’avaient pas pris leur indépendance. Le phénomène a doublé en l’espace de 3 ans : en 2019, ils sont 60 %.
La crise sanitaire liée au coronavirus amplifie ce phénomène, avec des raisons encore nouvelles et des configurations différentes qui viennent se greffer de part et d’autre. Depuis mars 2019, près de 50 % des étudiants français ont été contraints de quitter leur logement pour retourner chez leurs parents et reprendre une place d’enfant au sein du cocon familial, du fait de difficultés financières pour près d’un tiers d’entre eux. Un certain nombre d’étudiants ont ainsi reçu des aides (36 % déclarent avoir bénéficié des aides d’associations, de la famille ou du Crous et 19 % des aides matérielles.
Le confinement peut dès lors être vécu par les jeunes comme une sorte de régression imposée vers le monde de l’enfance, une confrontation à une promiscuité dérangeante qui vient perturber le processus de prise d’autonomie des jeunes qui, faute d’emploi, ont dû retourner chez leurs parents.
Rites de passage
Avoir 18 ans, c’est avoir son bac. Ces événements s’inscrivent dans une projection et une représentation de l’avenir et sont quelques-uns des éléments qui fabriquent le rite initiatique de passage vers l’âge adulte.
L’annulation du baccalauréat, première vraie épreuve sur la route de la jeunesse, peut sembler une première entrave à la prise d’autonomie. Alors que les autres rites d’intégration ont perdu de leur valeur (tels que le permis de conduire, le service civique…), le bac a une valeur initiatique. Comme l’indique la formule « passe ton bac d’abord ! », il peut même s’apparenter à un rite de passage républicain qui subsiste, puisque l’épreuve est passée par l’ensemble d’une génération et marque l’entrée dans la vie adulte.
La mobilité est un autre tremplin vers l’émancipation. À l’heure de la Covid-19, 72 % des jeunes qui avaient un projet de mobilité internationale n’ont pas pu le réaliser, et les programmes Erasmus se sont adaptés pour proposer des formes de mobilité virtuelle et hybride.
Selon les anthropologues, nous sommes face à un affadissement des rites initiatiques puisqu’il n’y a plus de moments ritualisés qui marquent consciemment le passage de l’état d’enfant à l’état d’adolescent, puis à l’état de jeune adulte.
Le passage de l’adolescence à l’âge adulte admet des allers et retours possibles, des sortes d’essais/erreurs, comme l’illustre le caractère aléatoire du départ de la maison et le retour chez les parents évoqué plus haut.
L’importance des pairs
18 ans, c’est un âge charnière où on cherche à s’émanciper, souvent en quittant la zone de confort familial pour rencontrer d’autres groupes et commencer sa vie sociale. Le jeune étant de nature profondément sociale, un des moyens de parvenir à la prise d’autonomie des jeunes par rapport à sa famille consiste à intégrer à un autre groupe : le groupe de pairs, ses amis.
Or, avec la mise en œuvre des enseignements à distance dans les lycées et principalement dans les universités, les jeunes suivent les cours par écrans interposés depuis leurs chambres, les coupant physiquement d’avec les pairs, ces indispensables relais et modèles d’individuation. La fermeture des skateparks, salles de sports, fast-food et de tous ces lieux où les jeunes se mesurent aux autres et se socialisent est nécessairement mal vécue.
Face au confinement et au couvre-feu, les jeunes sont plongés dans un univers d’interdits les conduisant à se sentir victimes de décisions arbitraires ou injustices, venant brider leur vie au quotidien et contraindre leur processus d’autonomisation. Dans quoi les jeunes peuvent-ils se réfugier pour trouver des moyens d’affirmation et d’expression d’autonomisation ?
En particulier, si les nouvelles technologies de la communication (tablettes, iPhone, usage des réseaux sociaux numériques) deviennent si importantes dans la vie des jeunes aujourd’hui, cela peut-il s’expliquer par le fait qu’il manque des lieux de sociabilité, des terrains d’expression de leur autonomisation offerts par la société ?
Les nouvelles technologies permettent aux jeunes de s’échapper d’un quotidien confiné et peuvent dès lors servir de support à l’apprentissage de l’autonomie des jeunes, puisqu’elles sont un nouveau moyen de se retirer de la sphère parentale pour se retrouver avec leurs pairs via les réseaux sociaux numériques (Snapchat, WhatsApp, Instagram, TikTok[GE15]…).
Elodie Gentina ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
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