Christophe Batier, « Comment changer de métier tous les 6 mois en faisant la même chose ? Le paradoxe de l’accompagnement pédagogique », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 34 | 2021, mis en ligne le 23 juin 2021, consulté le 01 juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/dms/6290 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dms.6290
Introduction
Quand Daniel Peraya m’a proposé de participer à ces échanges autour de l’ingénierie pédagogique en y apportant ma vision à travers mes retours d’expériences, j’ai trouvé là matière à réflexion. Souvent en présentant mon travail, je dis que je change de métier tous les 6 mois. Nous sommes dans un monde de mutation à cause de l’abondance des outils numériques, mais aussi de l’accélération des moyens de communication, de l’abondance de l’information, de la multiplicité des moyens de diffusion. J’ai commencé à produire des EAO (Enseignements assistés par ordinateur) qui tenaient sur une disquette pour arriver à mettre en place des MOOC sur des LMS en passant par des cours sur DVD. Nous avons aussi subi, de façon assez répétitive, les modes technologiques et, bien sûr, quelques lubies ministérielles.
Tous ces facteurs, toutes ces évolutions ont influencé le monde de la formation en général et nos différents métiers liés à l’ingénierie de la formation. Je vais essayer de répondre à la problématique posée par Daniel Peraya en présentant dans un premier temps mon parcours, de mes activités, ma façon de travailler avec les différents acteurs de l’enseignement supérieur et j’essayerai de répondre à certains points clés posés dans le texte de cadrage.
Parcours professionnel
J’ai un parcours professionnel particulier, je suis arrivé à la pédagogie par les outils. De formation scientifique, j’ai d’abord travaillé en laboratoire à partir de 1990 où je développais des applications de visualisation et de traitement des données issues d’instruments d’analyse. Et en 1994, nous avons travaillé dans le cadre d’un projet européen au développement d’EAO. Nous devions réaliser des animations pour expliquer les différents types d’interactions « particules-matière » (photon, électron, ion, etc.). Chaque animation était très scénarisée, il a fallu apprendre à identifier les concepts, à les représenter et à programmer tout cela en nous servant d’un logiciel d’animation, Toolbok. Nous avions de plus une contrainte physique particulière : chaque chapitre devait contenir sur une disquette de 3,5 pouces. Ce travail de scénarisation était mené de manière collaborative : les enseignants ayant des idées, des images en tête, il fallait échanger pour arriver à les « mettre en animation » – comme d’autres mettent en page ou en scène – pour donner vie à leurs scénarios, mais bien sûr, dans les limites et les contraintes du logiciel.
Quasiment dès la fin de ce projet, en 1996, j’ai rejoint la cellule « Nouvelles technologies éducatives » qui venait d’être mise en place au sein de l’Université Lyon1 [1]. Là encore, dans un premier temps, ma mission relevait plutôt d’un support technique autour des technologies éducatives avec la mise en place de serveurs, de logiciel, création multimédia, etc. que d’un accompagnement pédagogique. Très rapidement, un groupe d’enseignants motivés qui étaient déjà utilisateurs d’outils comme hypercard, de simulateur, connaissant la programmation HTM, etc. – ceux que l’on a appelés les pionniers – se sont lancés dans des expérimentations, dans des mises en place de dispositifs plus ou moins durables. Aussi, un besoin nouveau est apparu : vouloir échanger autour des pratiques, partager avec d’autres collègues autour de l’usage d’outils ou de pratiques pédagogiques émergentes. Ce qui m’a amené à mettre en place en juin 1998 la première journée de retour d’expériences : « NTE’98 » [2].
Et au fil des projets, je me suis impliqué de plus en plus sur le volet pédagogique en partant de l’évaluation des enseignements mis en place de façon systématique à partir de 2005. Et j’ai participé à partir de 2004 à des travaux de recherche aboutissants publications [3]. À partir de ce moment, je me suis régulièrement impliqué dans des travaux de recherche autour des technologies éducatives ou de pratiques pédagogiques innovantes. L’équipe a alors régulièrement grossi, passant de deux personnes en 1996 à une quarantaine en 2012. Ce qui a impliqué une spécialisation des postes et des activités. Et cela a abouti à la création d’un pôle pédagogique composé uniquement de conseiller pédagogique en 2008 composé de quatre personnes.
Un peu avant cette création, j’ai commencé à visiter d’autres universités plus avancées dans cette démarche avec des équipes de conseillers pédagogiques en place et opérationnelles notamment chez Jean-Louis Ricci de l’École polytechnique de Lausanne (EPFL) en Suisse et chez Marcel Lebrun à l’Université de Louvain-la-Neuve (Belgique). C’est auprès de ces personnes que j’ai validé une conviction personnelle profonde, celle de la nécessité de travailler en réseau.
Je vais faire ici une première remarque. Je pense d’ailleurs que la taille des services d’appui joue aussi beaucoup sur la spécialisation des postes. Dans une petite équipe (sur une école, une faculté, un site…) un conseiller pédagogique doit réaliser beaucoup plus de tâches variées que dans une équipe plus conséquente dans lesquels les postes sont plus spécialisées et les tâches plus précises. Cela joue aussi dans la confusion autour de ces métiers. Dans une petite équipe l’accompagnant peut être impliqué dans toutes les taches de la scénarisation, à l’évaluation en passant par la mise en ligne, le tutorat parfois…
D’ailleurs en 2018, j’ai changé d’université pour rejoindre une des plus petites universités françaises, l’Université de la Polynésie française (UPF) avec environ 3000 étudiants et une équipe TICE où nous ne sommes que deux… et je confirme qu’il faut faire beaucoup plus de taches différentes que dans une grosse équipe !
Si je fais la synthèse des activités que je mène aujourd’hui, je peux les caractériser en 3 pôles que je vais développer ci-dessous.
Accompagnement des enseignants
La relation avec les enseignants est au cœur de l’ingénierie pédagogique. Cet accompagnement se décline en plusieurs volets.
La formation des enseignants
La formation peut prendre plusieurs formes et s’inscrire dans des durées différentes, allant d’une séance ponctuelle sur un outil dans un amphi jusqu’à une démarche de certification sur une durée plus longue.
Par exemple, en 2013, avec Marcel Lebrun et son équipe de l’Université de Louvain-la-Neuve nous avons mis en place le MOOC Elearn qui a réuni plusieurs centaines de formateurs en ligne. La durée des formations proposées est elle aussi variée en présentiel, hybride ou en autonomie. Les enseignants démarrent par des formations courtes, découverte de quelques minutes (autour de la prise en main d’outils), avant de vouloir approfondir leurs connaissances dans ce domaine. J’ai même proposé des formations diplômantes en pédagogie avec un curriculum de plus de 200h [4].
Mais l’attente des enseignants relève (le plus) souvent de compétences plus technologiques autour de la maîtrise d’outils pour créer du contenu, ou pour diffuser des formations. Cependant, je dois avouer que souvent les formations technologiques servent d’appât pour proposer ensuite des formations centrées sur de la pédagogie. En effet, les enseignants viennent rarement spontanément avec un souci pédagogique clairement identifié à propos de leurs formations.
Coaching
Cet accompagnement ne s’arrête pas à la formation et peut aller plus loin dans le suivi personnel de l’enseignant. Cela se déroule sous la forme de rendez-vous individuels réguliers. On travaille de façon plus ou moins informelle autour d’un projet d’amélioration d’une formation. Et entre chaque séance, au fil de nos échanges, on se met d’accord un certain nombre de tâches qui doivent être réalisées : numérisation, lecture d’articles, bibliographies, visionnage de vidéos de conférence, mise en ligne de documents, etc. Cet accompagnement au développement personnel est conduit sous la forme d’une démarche réflexive.
Il y a aussi dans ce suivi personnel souvent une part de dédramatisation à apporter pour des enseignants qui parfois se sentent dépossédés de leur métier devant les évolutions technologiques, les charges de travail croissantes, la baisse des moyens dans les universités en France, l’augmentation des cohortes d’étudiants, les surcharges d’activités pas toujours planifiées et l’évolution du rapport au savoir.
Veille sur le numérique et éducation
Le monde de l’éducation bouge beaucoup sous l’impulsion entre autres des outils numériques. Ce n’est pas toujours évident de suivre ces évolutions. Un vocabulaire nouveau apparaît avec de nouveaux outils, de nouvelles modalités, de nouvelles pratiques pédagogiques. Il faut suivre ces évolutions et redistiller ces infos vers les enseignants en fonction de leurs appétences et de leurs projets en cours ou pour leur donner des idées pour mettre en place de nouveaux projets.
Démarche recherche
De façon plus ponctuelle, avec certains enseignants, nous entamons une démarche réflexive sur leurs pratiques d’enseignement. Cela nous demande de documenter, analyser, critiquer et parfois à publier et communiquer des synthèses de cette analyse et pousser un peu plus en participant avec d’autres chercheurs du domaine à des travaux de recherche plus conséquents en équipe.
Cette démarche que nos enseignants chercheurs font naturellement pour leur domaine de recherche souvent ne leur semble pas légitime pour leur enseignement. En effet, ils se déclarent souvent non-spécialistes en pédagogie ou en technopédagogie et considèrent que leurs pratiques d’enseignement ne sont pas des sujets « sérieux » de recherche. Mais c’est justement cette analyse sur leur pratique, cette réflexivité qui va les entrainer vers leur développement professionnel.
Dans cette perspective, communiquer sur leur pratiques et leurs résultats, se soumettre à une analyse et une critique par ses pairs n’est pas vécu aussi naturellement que pour leurs sujets disciplinaires de recherche. Mais cette communication, comme dans leurs recherches disciplinaires peut amener à des partenariats, à des collaborations à des projets plus conséquents.
Démarche réseau
Des travaux de veille amènent souvent à contacter d’autres enseignants utilisant des outils, ou bien lancés dans une démarche pédagogique documentée. Il s’en suit donc toujours des mises en relation et j’essaye d’avoir un rôle de catalyseur pour générer de nouvelles collaborations et pour travailler en réseau avec plusieurs enseignants de différents établissements dans le but de collaborer, de co-produire des contenus, de concevoir et de mettre en place de nouveaux dispositifs.
Cette démarche réseau je l’ai aussi appliquée et favorisée auprès des conseillers pédagogiques de mes équipes. À partir de 2005, j’ai commencé à échanger avec Jean-Louis Ricci de l’EPFL à Lausanne et les équipes de l’IPM de Marcel Lebrun pour dans un premier temps co-former les conseillers pédagogiques et ensuite de les entraîner eux aussi dans la démarche réseau. C’est cet accompagnement que Marcel Lebrun nomme « compagnonnage » dans sa contribution (ce numéro). La constitution du réseau Penseraen 2019 doit être considérée comme l’aboutissement de cette démarche.
Support technique
Quand on s’engage dans les nouvelles pratiques pédagogiques, surtout avec le numérique, il faut savoir mettre la main à la pâte dans la mise en place de nouveaux dispositifs (d’une plateforme de type LMS au MOOC), pour la réalisation de support de cours, amélioration de support de présentation, réalisation de montage vidéo. Cela va de l’installation de serveur, configuration de service, mise en place de bases de données, programmation diverse (PhP, SQL, etc.).
Ces activités demandent la maîtrise de nombreuses technologies différentes qui évoluent elles aussi assez rapidement. Rozenn Jarnourn et Isabelle Mauclair arrivent elles aussi à ce même constat (ce numéro). Il faut aider les enseignants à différents stades de leur travail, voire même gérer pour eux ces outils quand cela devient trop complexe ou que ce service est mutualisable comme par exemple un infographiste 3D, un studio vidéo.... Mais pour rationaliser, il faut aussi savoir limiter le nombre outils proposés, car il est impossible de maîtriser toutes les technologies, outils, dispositifs dans le domaine de l’enseignement numérique. Un seul LMS, le même logiciel de montage vidéo, le même outil d’analyse statistique, etc.
Gestion de projet, management de personnel
Une grosse part d’activité passe aussi dans la rédaction et suivi des appels à projets qui structurent le développement du numérique au niveau d’un établissement, de la région, national ou européen. Et plus une équipe se développe plus le travail de management du personnel prend du temps.
Interactions avec les acteurs du monde universitaire
Le monde universitaire n’est pas un monde homogène. Les différents acteurs viennent de cultures scientifiques différentes, des parcours de vie hétérogène, des rapports au savoir toujours très personnel. On doit savoir naviguer dans cette hétérogénéité et c’est aussi ce qui donne l’intérêt à nos métiers.
Rapport avec les enseignants
Par mon statut à l’université – je fais partie du personnel administratif (BIATSS) –, je ne suis ni enseignant, même si j’enseigne plus de 200h/an ni chercheur même si je participe ponctuellement à des travaux de recherche et à des publications.
Une première chose importante à préciser l’enseignant n’est pas unique face à l’innovation pédagogique (cela va du profil de l’enseignant ne voulant rien changer tableau noir craie amphi à l’enseignant cherchant à tout numériser) et chaque enseignant n’as pas le même niveau d’implication dans son enseignement (cela va du profil je fais mon cours aux étudiants à s’adapter pas à moi à l’enseignant tenant compte de la diversité de son public étudiant).
Sur cette double distribution vient se greffer chez certains le « respect du statut » : certains enseignants-chercheurs pensent qu’ils font partie d’une caste supérieure à l’Université. C’est très rare, mais certains pensent que leur statut d’universitaire leur confère tous les droits et que les personnels techniques de l’Université ne sont là que pour appuyer sur des boutons. Par conséquent, ces mêmes enseignants pensent que le rôle d’un ingénieur pédagogique est de faire leur PowerPoint.
Cette représentation des ingénieurs pédagogiques pose vraiment un problème quand ces quelques enseignants accèdent à la gouvernance d’un établissement. J’ai été confronté plusieurs fois à de telles situations exprimées à travers des formules lapidaires du style : « De toute façon ce que vous faites ne sert à rien. Y a qu’une pédagogie la craie et le tableau noir », « Ici [en montrant mon bureau], on met des mickeys dans les ordinateurs » » ou encore « Ce service d’appui ne sert à rien, on va le dissoudre » [sic]. On m’a même posé plusieurs fois la question : « Mais vous faites partie de l’Université ? »
Ce faible pourcentage des enseignants ne pense pas avoir besoin d’accompagnement, car, il pense que le problème vient des étudiants qui ne travaillent pas assez, qu’ils se sont trompés d’orientation et non de leur façon d’enseigner. Mais, et ce qui fait aussi l’intérêt de ce métier, c’est que les enseignants dans leur grande majorité s’engagent dans une démarche constructive de collaboration avec le souci d’améliorer la qualité de leur cours. Pour ceux qui rentrent dans un processus d’accompagnement, cela se fait progressivement par petites étapes. Cette entrée se fait après une prise de conscience : nombre d’étudiants qui échouent à un examen, résultats en baisse sur plusieurs années, absentéisme de plus en plus important en amphithéâtre jusqu’à l’absence totale d’étudiants. Dans ce cas, il arrive qu’une seule personne soit présente dans l’amphithéâtre et qu’elle soit rétribuée par les étudiants pour la prise des notes du cours !
Vis-à-vis de ces enseignants, notre rôle est aussi de les rassurer et de combattre certains a priori. En effet, on entend souvent dire : « l’innovation ce n’est pas pour moi, j’ai toujours fait comme cela ». Il faut donc, argumenter et discuter pour dédramatiser cette mutation et permettre aux enseignants d’aller de l’avant. Dans cette perspective, il me semble que les enseignants qui ont un profil plus technophile à la base, ont plus de facilité à venir me demander de l’aide par exemple à propos d’un outil pour ensuite aller sur des questions plus pédagogiques. Ce sont donc les aspects technologiques et instrumentaux – comment peut-on mettre en ligne ? Comment faire une vidéo – qui ancrent la réflexion pédagogique. L’outil sert alors de cheval de Troie pour emmener l’enseignant dans une démarche plus réflexive dont le cœur se déplace alors de la technologie à la pédagogie. Par contre, quand on aborde directement un enseignant sur la pédagogie la question de la légitimité de l’ingénieur pédagogique remonte souvent avec ce type de questions : « Tu es qui toi ? Tu as déjà enseigné ? »
Pour ma part, j’ai constaté une grande différence liée au contexte sanitaire engendré par la Covid19. Avant les différentes phases de confinement, on travaillait avec 10 % à 20 % des enseignants de l’Université. On avait des échanges avec les enseignants engagés, motivés et volontaires. Les phases de confinements ont poussé rapidement tous les enseignants vers l’enseignement à distance. Il s’agissait d’une obligation et ceux qui n’avaient pas ou peu utilisé ces dispositifs se sont rendu compte que l’on pouvait quand même faire des choses intéressantes. Ceux qui sont restés au stade de la transposition du présentiel en faisant des séances Zoom se sont rendu compte qu’il fallait trouver d’autres façons de faire de l’enseignement à distance. Le témoignage, par exemple, de Véronique Larcade lors de la manifestation LudoviaPF2021 me paraît intéressant.
Prise de décision
Jusqu’où va le rôle des acteurs de l’accompagnement pédagogique dans les décisions concernant l’enseignement. De façon plus élargie, qui décide de la direction pédagogique que doit prendre un établissement ?
Les établissements universitaires français, même s’ils sont autonomes, ont un lien fort avec le ministère qui reste le principal financeur des projets innovants et qui donne des impulsions au rythme des appels à projets [5] (MOOC Fun, Hybridation, etc.). Certaines régions en France sont aussi acteurs de ce changement en finançant des actions d’innovation dans les établissements d’enseignement supérieur. À ce niveau national, il y a des groupes de travail dans lesquels j’ai participé régulièrement, mais les préconisations que l’on fait, les remontées de terrain ne sont pas toujours écoutées et les décisions politiques passent souvent au-dessus, je pense qu’il y a là un rôle de lobbying à développer pour essayer d’influencer plus les politiques et leurs décisions.
En général, dans le monde universitaire toute décision est collégiale, mais des gouvernances d’établissement peuvent installer un climat allant de la confiance à la défiance en passant à l’ignorance concernant l’innovation pédagogique. Le dispositif le plus intéressant qu’on a plus mettre en place était un groupe constitué de membres élus du CEVU (Conseil des études de la vie universitaire), d’étudiants élus et de membres de projets TICE déposés par les enseignants lors d’un appel d’offres interne, pour sélectionner ceux qui seront soutenus au sein d’un établissement. Et à l’opposé, j’ai aussi pu observer des comportements de Président ou de Vice-président imposant leurs lubies personnelles à l’ensemble d’un établissement. Et dans ces cas, la pérennisation de leur projet se limite à la durée de leur mandat.
Mais toujours dans ce même monde universitaire, il existe une culture de l’expérimentation qui peut donner plus de marge de manœuvre que dans d’autres contextes. Mais cela est assez ponctuel à l’échelle d’un établissement et ça ne touche qu’une formation et impacte qu’une partie des étudiants. Mais en cas de succès, ces expérimentations peuvent aboutir à une généralisation.
En fonction de ces trois niveaux, le rôle des conseillers pédagogiques est rarement décisionnel à 100 %. Mais je ne pense pas comme Paul Carrière qu’ils soient les larbins de la gouvernance [6].
Quelles interactions avec les autres acteurs ?
La grande majorité des contacts se font avec les enseignants de l’Université. Nous les accompagnons. Il donc est logique que ce soit eux que nous côtoyons le plus souvent, mais nous avons aussi de nombreuses interactions avec tous les acteurs de l’Université.
Les doctorants : j’interviens régulièrement sur ce public qui n’est pas encore enseignant ni plus tout à fait étudiant dans des formations spécifiques : préparation au concours « Ma thèse en 180 secondes », formation à l’utilisation de la plateforme LMS de l’établissement, formation aux outils numériques (par exemple, portfolio, Research Gate, bases du montage vidéo), sensibilisation à la pédagogie, etc.
Les étudiants : souvent les interactions avec ce public commencent par des présentations, en début d’année, des outils et des environnements numériques que l’Université met à leur disposition en se focalisant particulièrement sur l’organisation de leurs cours au sein du LMS de l’établissement, comment s’identifier, comment communiquer avec les enseignants.... Il est rare ensuite de pouvoir directement interagir avec les étudiants sauf sur des projets spécifiques où l’on co intervient avec l’enseignant en présentiel. En fin de semestre, on revoit passer leur avis au travers l’analyse statistique des questionnaires d’évaluation des enseignements. De plus, j’ai aussi souvent eu des échanges avec les élus étudiants à propos de la mise en place de dispositifs numériques ; ce sont souvent des interlocuteurs intéressants.
Les tuteurs et les moniteurs : ceux-ci sont des étudiants impliqués dans la vie de l’établissement, ils sont employés à temps partiel sur des tâches simples au sein du service TICE : captation de cours, mise en ligne de vidéo, mise en ligne de documents pédagogiques pour les enseignants, mise en route des studios vidéo, programmation et lancement de sessions de visioconférence des cours… C’est un public intéressant qui est aussi avant tout étudiant et qui se rend compte des efforts qui sont faits pour faciliter le travail pour tous les étudiants. En début d’année, il faut passer un peu de temps pour les former pour qu’ils puissent rapidement travailler en autonomie et se sont de bons relais pour avec leurs retours d’usage sur les dispositifs mis en place.
Les services administratifs : ils sont omniprésents dans la vie universitaire et il n’est pas simple d’être dans un processus d’innovation avec des règles administratives qui évoluent lentement. Par exemple, sur les recrutements, il n’était pas simple de rédiger des fiches de poste correspondant à des recrutements de conseiller pédagogique. Il a fallu attendre 2009 en France pour voir apparaître des définitions de postes liés à l’accompagnement pédagogique [7]. Les politiques d’achat de matériel constituent un deuxième génère assez souvent des interrogations voire des blocages, par exemple sur une commande de manettes Wii pour manipuler des objets en 3D. Il faut donc entretenir des relations de confiance pour arriver à trouver des solutions qui permettent la réalisation des achats concernés. Un autre exemple encore : celui du recrutement et de la gestion de carrière : on a trop souvent l’obligation de proposer des contrats de courte durée, mal rémunérés, bien que la fonction comme les missions exigent de grandes qualifications. Il faut souvent se bagarrer pour obtenir des postes de permanents, mais ensuite les établissements proposent très peu d’évolution de carrière.
Les partenaires extérieurs : dans les universités où j’ai travaillé, nous avons été sollicités par des organismes de formation extérieurs à l’université pour bénéficier de l’expertise développée autour de l’ingénierie pédagogique. Ces organismes peuvent être d’autres universités dans d’autres pays, des entreprises, des centres de recherche, des acteurs d’un projet européen. Les contacts se font généralement par des enseignants impliqués dans l’évolution de leur propre cours et veulent partager, valoriser leur savoir-faire en dehors de leur charge d’enseignement habituelle. C’est un des moteurs du développement personnel et c’est celui qui apporte le plus de gratification pour l’enseignant.
Pour poursuivre le débat
Plusieurs focus ont été faits dans le texte de cadrage de Daniel Peraya sur certains points, je n’ai pas pu répondre à tous, mais en voici quelques-uns qui m’ont interpelé :
Notre premier objectif : la réussite des étudiants
Oui c’est bien notre objectif de base, mais nous sommes rarement en contact direct avec les étudiants. Nos interlocuteurs sont d’abord les enseignants. Il nous faut d’abord accompagner les enseignants pour arriver dans un second temps à cet objectif. Et pour y arriver, souvent je trouve qu’il faut que l’enseignant retrouve le plaisir d’enseigner. Mais ce terme de réussite des étudiants n’est pas interprété de la même façon par les différentes gouvernances que j’ai pu côtoyer : les plus ambitieux se fixent des objectifs sur le taux réussite des étudiants, sur des classements (nationaux, internationaux…), taux d’insertion à cinq ans, mémorisation de donnée sur cinq ans (médecine)…
Ces critères ne sont, d’une part, pas toujours simples à évaluer et, d’autre part, il est difficile de les faire évoluer rapidement. Pour se fixer des indicateurs plus simples certains se contentent du nombre de fichiers PDF mis en ligne sur la plateforme, nombre de connexion au LMS… En partant d’un postulat plus y aura des documents accessibles plus de cours seront médiatisés plus les étudiants auront la possibilité de réussir…
Comment les ingénieurs peuvent-ils contribuer à l’atteinte de cet objectif ?
Le cercle vertueux serait de s’appuyer sur les résultats d’une campagne systématique d’évaluation des enseignements couplée à l’analyse du taux de réussite. Mais cela doit être manipulé avec beaucoup de précautions, car ces statistiques peuvent être soumises à des variations saisonnières indépendantes de l’enseignant ou de l’équipe enseignante. Par exemple d’une année à l’autre de nombre d’étudiants peux varier, la composition des cohortes aussi ( % de baccalauréats professionnels, nombre d’étudiants maitrisant mal la langue…). Il faut aussi discuter avec les enseignants qui ont tous un ressenti de ce qui se passe autour de leurs formations. Et identifier avec eux les points de faiblesse pour trouver ensemble des solutions. La voie du SoTL (Scholarship of Teaching and Learning) évoqué par Marcel Lebrun (ce numéro) dans son texte et en conclusion est dans ce sens inspirante.
Pour mener à bien ce travail pour qu’il soit impactant au niveau d’un établissement, il faudrait un taux d’accompagnement voisin d’un ingénieur pédagogique pour une centaine d’enseignants. On est dans tous les établissements Universitaires bien loin de ce taux d’accompagnement.
Comment les ingénieurs pédagogiques se représentent les enseignants, leurs rôles respectifs, leur complémentarité ?
Pour moi, l’enseignant est expert de son contenu. Il a une très bonne connaissance sa culture disciplinaire. Mais un peu comme un coureur du tour de France il a le nez dans le guidon et il du mal à percevoir ce qui se passe autour de son enseignement.
Le terme d’accompagnant illustre bien le rôle de l’ingénieur pédagogique, avec des palettes plus ou moins pédagogique, plus ou moins technique. Je le préfère ce terme à celui de coach qui me renvoie vers une image plus directive.
Quelle influence peuvent avoir leurs statuts respectifs au sein de l’institution ?
Cela dépend du type de gouvernance de l’institution. Pour une gouvernance directive, ils seront de simples exécutants. Avec des gouvernances plus participatives et innovantes, leur rôle peut être plus important dans les directions et la stratégie de l’établissement. Et comme le constate aussi Julie Denouël (ce numéro) le fait d’avoir recours à de nombreux contrats courts sur des missions qui nécessitent du temps pour obtenir la confiance des équipes enseignants diminue leur influence.
Implication dans la recherche
Je pense que c’est une étape qui, pour moi, a été importante dans mon développement personnel. Cela m’a permis de me mettre dans un mode de fonctionnement par essais, erreurs et analyses pour trouver des solutions à des problèmes qui évoluent sans cesse.
Liens aux savoirs produits par les sciences de l’éducation
Ce lien est, je trouve, fondamental. Ensuite, il faut aussi savoir analyser prendre du recul, contextualiser ces connaissances par rapport à l’établissement où l’on évolue et les mettre en perspective, par rapport à l’histoire de cet établissement et finalement les adapter à différentes dimensions.
Conclusion
Après plus de vingt-sept années passées dans l’accompagnement pédagogique dans des établissements d’enseignement supérieur, après avoir côtoyé plusieurs types de gouvernance universitaire, après avoir vu défiler plusieurs ministres, soit de l’éducation, soit de l’enseignement supérieur, après avoir vécu la diffusion des technologies autour de l’internet, observé l’explosion de contenus en ligne, je peux maintenant affirmer que les métiers autour de l’ingénierie pédagogique sont soumis à de fortes évolutions et qu’il faut faire preuve de flexibilité et il faut savoir s’adapter pour garder le cap vers nos missions.
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