Un article repris de la revue Distances et médiations des savoirs, une publication sous licence CC by sa
Daniel Peraya, « Micro, méso, macro : les ingénieurs et conseillers pédagogiques, des acteurs sociaux engagés », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 35 | 2021, mis en ligne le 24 octobre 2021, consulté le 22 novembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/dms/6575 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dms.6575
Dans ce numéro, huit collègues proposent leur contribution à la rubrique Débat-discussion. Il s’agit de Céline Douzet (Réseau Canopé), Mallory Schaub (Université de Genève), Valérie Blondeau, Élodie Dufour-Merle et Solène Robert (CNED), Nathalie François (Learning designer, job@skills) et Nicolas Roland (Université de Bruxelles, Caféine Studio) et enfin Besma Ben Salah (Institut supérieur des études technologiques de Sousse, Tunisie). Les contributions de ce numéro proviennent de Belgique, de France, de Suisse et de Tunisie. Elles offrent donc un regard sur des expériences, des cas et des conceptions enracinés dans des cultures académiques ou scientifiques différentes de la Francophonie. Si les contextes institutionnels et politiques sont eux aussi différents (au niveau macro et méso), les expériences de terrain (au niveau micro) présentent de nombreuses similitudes. Mais ces contributions le montrent, le rôle des ingénieurs et conseillers pédagogiques [1] peut largement dépasser le niveau auquel on pourrait « spontanément » les confiner : celui de la conception, de la mise en œuvre des dispositifs de formation et de l’accompagnement des enseignants.
C. Douzet et M. Schaub abordent les rapports entre la pratique professionnelle et la recherche. Elles s’emparent des questions soulevées dans le texte de cadrage (DMS 33) comme le statut des conseillers et des ingénieurs pédagogiques, leur légitimité, leur formation, la nécessite de reconnaître et de valoriser leur métier, etc., mais chacune le fait d’un point de différent. La première part de son expérience personnelle et de son parcours professionnel d’ingénieure pédagogique tandis que la seconde aborde ces questions à partir de la situation au sein du service qu’elle dirige à l’Université de Genève (Pôle de soutien à l’enseignement et l’apprentissage). En outre, elle donne la parole à deux de ses collègues, Philippe Haeberli et Christophe Carlei. Valérie Blondeau, Élodie Dufour-Merle et Solène Robert adoptent elles aussi un point de vue institutionnel. Elles développent un des aspects de leur mission au sein du CNED : mettre en œuvre une démarche de modélisation. Cette dernière, qui s’appuie nécessairement sur la recherche, permet aux différents acteurs du CNED d’acquérir et de partager des « modèles mentaux communs » orientant la conception et le design des formations au sein de l’institution. D’une certaine façon, il s’agit de l’apport des ingénieurs pédagogiques à l’institution et à sa culture propre. La contribution de N. François et N. Roland adopte le point de vue inverse, puisqu’elle analyse la conception et le rôle des acteurs institutionnels sur la définition et la conception des métiers du conseil pédagogique et technopédagogique. Ils tentent de comprendre, dans le contexte d’universités et des hautes écoles de Belgique francophone, comment les acteurs institutionnels (vice-recteurs à l’enseignement ou directeurs de hautes écoles) appréhendent et façonnent le contenu, le rôle, la place, les statuts et les enjeux des centres d’appui pédagogique au sein de leurs établissements respectifs. Leur propos rejoignent celui de M. Schaub, quand elle explique l’importance de l’insertion institutionnelle d’un service comme le sien ainsi que l’influence des choix de son « pilotage » sur les orientations et les tâches du service. Enfin, la contribution de B. Ben Salah apporte un point de vue sur le métier d’ingénieur pédagogique et sur son rôle dans le contexte tunisien. Son point de vue est largement déterminé par la situation politique et sociale qu’a connue la Tunisie ces dernières années et plus récemment par la crise sanitaire de Covid-19. Ces événements ont mis en lumière les « défaillances du système universitaire tunisien et l’urgence d’agir ». Dans cette perspective, elle souhaite que les ingénieurs pédagogiques « fassent partie de la solution », autrement dit qu’ils puissent jouer un rôle de levier dans un processus global d’amélioration du système éducatif tunisien.
La contribution de C. Douzet prend comme point de départ une réflexion profonde sur son propre parcours « d’accompagnatrice du développement pédagogique ». Cette auto-analyse confirme les observations déjà signalées dans la littérature : manque de temps et d’espace dans une pratique professionnelle d’une part, un sentiment d’illégitimité d’autre part quand on ne bénéficie pas du statut d’académique. C. Douzet s’empare de plusieurs questions essentielles pour la thématique : d’une part l’identification des conditions « organisationnelles » favorables pour concilier les approches pédagogiques de terrain et de recherche et pour soutenir la collaboration des acteurs les conditions qui favorisent et, d’autre part, les rôles des accompagnateurs pédagogiques. À la première question, un encouragement à l’évaluation des dispositifs pédagogiques, la valorisation des métiers de l’accompagnement, de la recherche et des projets collaboratifs constituent une première réponse. Quant aux divers rôles des accompagnateurs et conseillers pédagogiques, ils s’ancrent dans une activité de médiation humaine, entendue au sens classique des sciences humaines et sociales. Il s’agit donc essentiellement d’un « métier de l’humain » selon l’expression de Mireille Cifali [2] qui tend à favoriser le développement professionnel des enseignants, à les aider à transformer leurs dispositifs pédagogiques. Dans ce processus, les projets de recherche collaborative portant sur les dispositifs pédagogiques et sur les pratiques des enseignants tiennent une place privilégiée. Elle pose enfin une question fondamentale dans la mesure où la recherche devrait aussi porter sur les pratiques des ingénieurs et conseillers. Or si ces derniers sont considérés avant tout comme des « passeurs » vis-à-vis des enseignants – point de vue que partage d’ailleurs M. Schaub – quels acteurs pourraient alors, dans ce contexte précis assurer pour eux le rôle de passeur ?
M. Schaub, souligne combien la place de la recherche dans un service dépend « de son rattachement, de la nature de son pilotage elle-même dépendante du statut de sa direction ». Dans son service, un profil « recherche » est souhaité [3] dans la mesure où « la convocation des méthodes et outils est une absolue nécessité à la bonne conduite de ses activités d’accompagnement au développement pédagogique des enseignants ». De plus, l’activité de recherche apporte aux conseillers pédagogiques une légitimité vis-à-vis des enseignants et renforce chez eux « la perception d’un pair ». Ceci semble d’autant plus important pour asseoir le rôle d’intermédiaire, de médiateur, que jouent les conseillers pédagogiques entre la recherche et les enseignants qu’ils accompagnent. Pour aborder les nombreuses facettes du processus d’insertion de la recherche dans un service tel que le sien (rôle de la recherche, frein à l’exercice et à l’appui de la recherche, la recherche comme lieu de collaboration entre conseiller pédagogique, enseignants-chercheurs et chercheurs en éducation), M. Schaub donne la parole à deux de ses collaborateurs. Cette contribution prend la forme d’une brève, mais riche, analyse de cas fort bien structurée et documentée. Elle est la preuve de la pratique réflexive et de la recherche que peuvent mener des conseillers pédagogiques dans un contexte institutionnel favorable, collaboratif et soutenant.
Valérie Blondeau, Élodie Dufour-Merle et Solène Robert constituent au sein du CNED l’équipe du service « Métiers de la conception de la Direction des formations et services ». Ce service a un rôle de coordination et d’animation métier en direction des « responsables de formation chargés d’ingénierie de formation » (RF-CIF) [4] pour l’ensemble des missions relevant de la conception des contenus et des services pédagogiques. L’objet principal de leur contribution porte sur la pratique de « modélisation des formations » : celle-ci, qui « regroupe tous les acteurs quels que soient leur métier et leurs autres missions […], constitue le principal point de convergence des activités et offre l’occasion de développer une intelligence collective riche de cette diversité pour laquelle la recherche agit comme un phare, un repère autour duquel se regrouper ». Cette approche paraît intéressante pour deux raisons. Tout d’abord notons la place centrale qu’y occupe la recherche scientifique, quitte à élargir le champ de la veille et de l’ouvrir à des thématiques moins spécifiques à la FAD, par exemple les travaux de C. Hodent (2021) concernant les jeux vidéo dont les principes de design se sont avérés transposables dans la conception d’environnements d’apprentissage conçus au CNED. La recherche permet aussi d’émettre ou de valider des hypothèses : « L’utilisation consciente de la recherche est la condition pour aller vers la création progressive d’un système partagé d’outils intellectuels (concepts, théories, mécanismes, état de fait, grandeurs estimées, inférences) directement utilisables dans la pratique de conception du CNED. » Ensuite, la pratique de modélisation comme la recherche à laquelle elle s’adosse participent de l’élaboration d’une culture transversale commune aux acteurs du CNED dont on sait qu’ils sont répartis sur des sites géographiques différents et qu’ils possèdent des formations et des profils différents. On comprend bien comment la conception d’une des missions des RF-CIF et sa mise en œuvre contribuent, certes à la qualité des dispositifs de formations, mais aussi à la cohérence interne de l’institution tout entière
N. François et N. Roland, je l’ai dit, analysent le rôle des acteurs institutionnels sur la définition et la mise en œuvre des métiers du conseil pédagogique et technopédagogique. Pour ce faire, ils ont procédé à six entretiens exploratoires avec des vice-recteurs à l’enseignement d’université ou avec des directions de hautes écoles de Belgique francophone. Ces entretiens ont eu lieu après la période de confinement dû à la pandémie de Covid-19 et cette situation exceptionnelle semble avoir insufflé la nécessité d’une réflexion plus systémique sur l’intégration du numérique dans l’enseignement. L’analyse que présente les deux auteurs est certes partielle et limitée, mais elle apporte au débat des éléments intéressants. Tout d’abord, la démarche, en soi, enrichit le débat dans la mesure où elle adopte le point de vue des acteurs institutionnels (niveau méso) plutôt que celui des ingénieurs et conseillers pédagogiques eux-mêmes (niveau micro) qui ont été au centre de la grande majorité des précédentes contributions. Une première observation porte sur le niveau de formation de ces acteurs interrogés : ils disposent d’une solide expérience en pédagogie de l’enseignement supérieur [5]. Une des observations qui retient notre attention est la distinction entre conseil pédagogique et technopédagogique et la manière dont les institutions « organisent l’appui technopédagogique de façon souvent indépendante de l’accompagnement pédagogique. Dès lors, les équipes de conseillers pédagogiques et celles de conseillers technopédagogiques ont évolué selon des logiques propres, ce qui a peu à peu engendré des disparités en termes de positionnement institutionnel et de structuration ». Dans le prolongement de ces analyses dont je ne relate ici que quelques résultats, les auteurs observent une claire distinction – une spécialisation ? – entre les métiers de l’accompagnement pédagogique et ceux de l’accompagnement technopédagogique dont le rôle se limiterait plutôt à soutenir l’intégration efficiente du numérique. Cette distinction, à laquelle M. Lebrun se montrait déjà fort sensible dans sa contribution au numéro précédent (DMS 34), se marque dans le profil des candidats qui sont recherchés pour l’un et l’autre de ces postes : diplômes en sciences de l’éducation ou expérience dans l’enseignement supérieur d’une part, profils techniques d’autre part. Ces observations renvoient à une tradition et à des postures technocentrées, aux formations visant à la maîtrise instrumentale des « outils », plus rarement à leur compréhension et à leur potentiel pédagogique. Pourtant, peut-on concevoir encore aujourd’hui des dispositifs de formation qui ne se basent pas, partiellement tout au moins, sur des dispositifs instrumentés, sur des dispositifs technopédagogiques ? Plutôt que dissocier les rôles de conseillers pédagogiques et technopédagogiques, ne vaudrait-il pas mieux apprendre à les articuler, à prendre en compte leur complémentarité dans la perspective d’une meilleure qualité de l’apprentissage ?
Besma Ben Salah se définit comme une « enseignante-chercheuse, conceptrice, acteur social soucieuse de comprendre pour agir sur ses pratiques et sur l’environnement d’apprentissage qu’elle offre à ses apprenants ». Elle opte « pour un profil de l’ingénieur pédagogique qui allie technologie et pédagogie ». On le voit, sur se point particulier, les positions des débatteurs ou celles des acteurs rapportées par ceux-ci sont partagées. L’autrice fonde sa réflexion sur une analyse du contexte tunisien et distingue les niveau macro (l’ingénierie des politiques qui dépend du ministère de l’Enseignement supérieur) d’une part et, d’autre part, les niveaux méso et micro de leurs acteurs qui sont au centre du débat. Si les enseignants tunisiens jouissent d’une moindre liberté académique que ceux des « pays du Nord », ils ont le choix des méthodes, mais dans leur grande majorité, ils sont insuffisamment, voire pas formés à la pédagogie universitaire. De plus, le profil d’ingénieur pédagogique est inexistant en Tunisie et, facteur aggravant, il n’existe pas « de structures (services ou cellules) de soutien à la pédagogie (pour la formation et l’accompagnement des enseignants) et de production de ressources médiatisées (pour décharger les enseignants amenés à penser plutôt pédagogie) ». L’apport de l’université virtuelle tunisienne, dont un projet de formation des formateurs, n’a pu répondre aux besoins apparus au moment de la pandémie de Covid-19. Par ailleurs, la section tunisienne de l’Association internationale de pédagogie universitaire (AIPU-TN) [6],dont B. Ben Salah est une des fondatrices, a mis en place des journées de formation, les JPU (Journée de la pédagogie universitaire), mais ces initiatives qui organisent aussi les enseignants en communautés de pratiques, apparaissent encore insuffisantes.
Du côté de l’avenir, il existe un projet de modernisation de l’enseignement supérieur en soutien à l’employabilité, PROMESSE, financé par la Banque mondiale qui constitue pour les 14 universités tunisiennes une opportunité afin de développer la formation des formateurs, l’innovation pédagogique et les services de pédagogie universitaire. C’est dans ce contexte que B. Ben Salah cherche à préciser le profil et le rôle des ingénieurs pédagogiques. Pour l’actrice sociale engagée, telle qu’elle s’est définie, l’ingénieur pédagogique doit faire partie du processus d’amélioration global du système universitaire tunisien.
En conclusion du texte de cadrage (DMS 33), je rappelais l’enjeu des complémentarités entre les différents acteurs et points de vue afin de soutenir l’évolution des pratiques d’enseignement et d’apprentissage dans l’enseignement supérieur. Les contributions au présent numéro laissent entrevoir à quel point l’engagement et l’action des concepteurs, conseillers et ingénieurs pédagogiques participent, à de nombreux niveaux, à ce processus. L’instauration d’un véritable dialogue, ainsi que celle d’une reconnaissance explicite de l’apport de chacun me semble encore constituer un défi pour les années à venir. Le débat proposé cette année dans le cadre de la rubrique présente certainement une ouverture dans ce sens.
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