Un article repris de la revue Distances et médiations des savoirs, une publication sous licence CC by sa
Bernadette Charlier, Joris Felder et Jérôme Villot, « Tensions entre présence et distance en éducation : comprendre la complexité », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 35 | 2021, mis en ligne le 25 octobre 2021, consulté le 22 novembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/dms/6410 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dms.6410
Face à la situation extraordinaire que nous vivons actuellement, poussant les institutions éducatives à revoir leurs modalités de fonctionnement et certaines de leurs modalités pédagogiques, chacun, étudiant, enseignant, chercheur, subit ou construit — c’est selon — des transformations — plus ou moins importantes — de ses pratiques d’apprentissage, d’enseignement et de travail. Chacun utilise les termes hybride, distance, présence, comodal, accolés à des pratiques diverses et en tire parfois des leçons pour l’avenir.
Au milieu de cette effervescence, l’appel pour ce numéro spécial a proposé aux chercheurs et aux praticiens chercheurs de faire le point et d’interroger les modèles théoriques et, lorsque c’est possible les résultats de recherche empirique et les méthodes de recherche associées afin de tenter de proposer aux acteurs des systèmes éducatifs des instruments d’intelligibilité des phénomènes actuels. Par exemple, comment la définition des dispositifs hybrides proposée en 2006 par Charlier, Deschryver et Peraya et sa révision en 2012 par Peraya et Peltier suite au projet HY-SUP doit-elle être revue ? Comment ce cadre théorique se situe-t-il par rapport aux travaux récents sur les dispositifs hybrides et le « blended learning » ? Quelles adaptations devrait-il subir pour rendre compte des nouvelles formes d’hybridation des dispositifs et des parcours, de la comodalité, des formes de présence à distance ? Comment les cadres théoriques et les méthodes de recherche permettent-ils de comprendre la complexité les situations vécues par les acteurs — étudiants, enseignants, responsables d’institutions — lorsqu’ils et elles ont vécu des transitions brusques et imposées entre des modalités d’enseignement en présence et hybride vers le tout à distance ? À quelles conditions les recherches ont-elles aidé chercheurs et praticiens à (co)construire des réponses pertinentes aux défis et aux tensions qu’ils et elles rencontrent ?
Des collègues ayant conduit de premières recherches les communiquent dans ce numéro en montrant pour certains d’entre eux comment leurs méthodes de recherche et leurs premiers résultats permettent de faire évoluer les cadres théoriques.
Avant toute nouvelle exploration, une revue de la littérature est indispensable. C’est ce que nous offrent Claire Peltier et Catherine Séguin avec leur article intitulé : « Hybridation et dispositifs hybrides de formation dans l’enseignement supérieur : revue de la littérature 2012-2020 ». Près de dix années après la fin du projet HY-SUP, cette revue analyse une sélection de publications en français et en anglais de manière à faire le point sur les définitions adoptées, les dimensions caractéristiques des dispositifs et les effets observés. Il faut souligner que parmi les 622 textes repérés, seulement 35 proposaient une définition des dispositifs hybrides. Cette situation est réellement un signal d’alerte pour les chercheurs et acteurs du domaine. Comment constituer un savoir partagé si on ne prend pas la peine de définir l’objet étudié ? Ceci nous renvoie à une confusion récurrente entre objet concret et objet de recherche. Un dispositif hybride parce qu’il intègre des dimensions médiatiques se reconnaîtrait d’emblée sans qu’il soit nécessaire de le circonscrire, de le définir pour en comprendre ensuite la complexité et les effets. Ensuite, les auteurs nous proposent une analyse des définitions adoptées par les 35 textes retenus en les classant en 4 catégories. Elles analysent les dimensions retenues pour les caractériser pour dans un second temps identifier les points communs des dimensions retenues par la littérature anglophone et francophone avec les propositions du projet HY-SUP. L’analyse fait apparaître des enrichissements possibles et nécessaires comme la prise en compte plus explicite de la présence ou de l’awareness et des modalités d’évaluation des apprentissages. Concernant les effets mentionnés par les recherches sélectionnées, les deux auteures relèvent un défaut malheureusement bien trop fréquent, l’approche globale des dispositifs hybrides ne permettant en aucun cas de décrire et comprendre leurs effets en tenant compte des conceptions pédagogiques qui les caractérisent (learning design) et de leur représentation par les acteurs, en particulier les étudiants. En conclusion de cette revue, les auteures réitèrent « avec force la nécessité de fonder les recherches relatives aux dispositifs hybrides de formation et aux usages des technologies éducatives sur des modèles théoriques solides et opérationnels ». Elles identifient les pistes pour développer le modèle HY-SUP qui, tout en restant (malheureusement) d’actualité, mériterait de nouveaux développements en intégrant de nouvelles formes d’hybridation comme la comodalité, l’ouverture, les modalités d’évaluation des apprentissages, l’articulation des activités synchrones et asynchrones, et la prise en compte encore plus importante des points de vue des acteurs. Enfin, elles terminent en regrettant l’organisation en silo de la recherche selon la langue et appellent à davantage de mutualisation des travaux avec les collègues d’autres langues de travail.
La proposition de Tomas Kaqinari, Jacques Audran, Dominique Kern, et Elena Makarova, se situe plutôt du côté des recherches visant à (co)construire des réponses pertinentes aux défis et aux tensions rencontrées lors du passage de l’enseignement 100 % en ligne au moment de la crise COVID. En soi, la démarche des trois universités du réseau EUCOR-le campus européen réunissant des universités de Bâle, Mulhouse et Strasbourg est stimulante. Elle s’est intéressée à l’évolution du rapport au numérique des enseignants de ces trois universités suite à ce passage imposé au tout en ligne. Si on peut regretter que les auteurs n’aient pas interrogé l’évolution du rapport à l’apprentissage et à l’enseignement, un résultat central éclaire tout de même cette question. En effet, selon les auteurs, une préoccupation majeure a été : « le défi du maintien de la relation humaine ». Cette relation au cœur de l’activité d’enseignement peut cependant être orientée vers l’apprentissage ou vers l’enseignement. Les données n’ayant pas été recueillies et analysées en ce sens, il n’est pas possible d’inférer une éventuelle évolution de la posture des enseignants. Or, si l’on se réfère à la définition des dispositifs hybrides de 2006, une dimension importante de l’hybridation des dispositifs hybrides est bel et bien interrogée. Il s’agit des formes d’accompagnement humain. Ici aussi, on aimerait savoir comment elles ont évolué et comment les acteurs aimeraient la faire évoluer dans l’avenir. La recherche étant en cours, on peut penser que la question sera soulevée. Enfin, le texte évoque une dimension encore trop peu interrogée : la disparition de « tous les dispositifs impensés » (créés par les locaux de cours, les couloirs, les bureaux) au profit des espaces virtuels. Ces usages des espaces et leur redéfinition mériteront certainement d’être interrogés dans l’avenir.
6Sophie Kennel, Stéphane Guillon et Jérémy Picot interrogent quant à eux le rapport des étudiants aux ressources pédagogiques utilisées par les enseignants de l’université de Strasbourg pendant la crise COVID pour soutenir leurs apprentissages. Les auteurs, après avoir proposé une définition des ressources pédagogiques, rappellent utilement que l’enjeu est « de ne pas laisser l’étudiant seul face aux ressources éducatives, mais d’accompagner la mise à disposition de ces ressources par une ingénierie pédagogique intégrant des activités et des interactions ». Leur enquête empirique guidée par la question : « Comment la contrainte, mais aussi l’opportunité du distanciel, ont-elles modifié l’approche de la ressource pédagogique en particulier pour les étudiants utilisateurs ? En quoi ont-elles été un levier ou un frein pour leurs apprentissages ? » tente de vérifier l’hypothèse selon laquelle « en particulier […] les ressources permettant l’interactivité et les échanges ont été ressenties comme bénéfiques pour les apprentissages ». L’analyse des auteurs vient confirmer cette hypothèse tout en apportant la nuance selon laquelle, dans certains cas, les travaux de groupe peuvent être perçus comme un frein à l’apprentissage. Cette recherche a le mérite indéniable d’attirer l’attention sur un aspect central des dispositifs encore peu interrogée, les formes de médiation et de médiatisation. Si les formes de médiatisation ont évolué avec la crise COVID, par le développement de nombres de capsules vidéo ou de présentations sonorisées, par exemple, dans quelle mesure les formes de médiation associées ont-elles évolué ? Quel véritable accès aux connaissances ? Quelles médiations relationnelles (pour favoriser les interactions sociales et la présence socioaffective) et réflexives (pour soutenir la réflexion sur ses apprentissages) ? Dans quelle mesure les partages de ressources ou de co-construction par les apprenants de certaines d’entre elles ont-elles été possibles ? Ces questions devraient être posées dans l’avenir. Sur cette base les dimensions de médiation, médiatisation, d’ouverture et d’accompagnement pourraient être revisitées.
Enfin, Charlier, Peltier et Ruberto présentent une recherche réalisée avant la crise COVID. Celle-ci a cherché « à remédier aux lacunes des connaissances concernant les interactions entre les caractéristiques des étudiants, celle des environnements d’apprentissage et les effets de ces interactions. » En effet, ne s’intéresser qu’aux dispositifs qu’ils soient hybrides ou à distance ou aux ressources numériques sera toujours insuffisant pour comprendre la complexité de ce qui se joue. Tout comme ne s’intéresser qu’aux représentations des enseignants ou des étudiants par rapport à une situation comme le passage des enseignements au 100 % aux lignes ou aux usages des ressources numériques restera insuffisant si on ne cherche pas différencier l’analyse en prenant en compte la diversité des caractéristiques des personnes qui répondent (des étudiants de bachelor/licence ou de master, par exemple) comme l’ont fait Kennel et ses collègues et si en parallèle on ne caractérise pas suffisamment les dispositifs ou ressources numériques à l’étude en référence à des cadres communs comme celui de la typologie HY-SUP ou d’autres. Cette recherche exploratoire menée sur fonds propres montre qu’une telle appréhension est possible et offre un intérêt heuristique. Des configurations associant motifs d’apprentissage, orientation des buts, disposition à comprendre par soi-même et effets perçus sur l’apprentissage apparaissent selon la perception qu’ont les étudiants des dispositifs hybrides à l’étude (centrés sur l’enseignement ou centrés sur l’apprentissage). Cette recherche démontre toute l’utilité de construire des cadres communs et de les faire évoluer pour comprendre la complexité des situations qu’elles soient banales ou exceptionnelles.
Une note de lecture intitulée : « La Pédagogie contemporaine, un nouveau concept pour intégrer les technologies en contexte éducatif ? » nous invite à découvrir l’ouvrage de Bernard Charlot. Selon Laurent Heiser, nous y trouverons « une réflexion originale et compatible avec les concepts bien étudiés par la revue DMS, en particulier de médiation et de médiatisation et de présence et de distance ». L’auteur de la note nous invite également avec Charlot à rendre les étudiants acteurs de leurs usages des technologies. Message essentiel, au moment où, selon nos propres analyses, l’augmentation de l’usage des technologies au moment du confinement ne semble pas avoir contribué au développement des compétences numériques des élèves et étudiants (Felder, Molteni, Baran et Charlier, 2021).
Enfin, dans ce numéro également, huit collègues proposent leur contribution à la rubrique Débat-discussion. Il s’agit de Céline Douzet (Réseau Canopé), Mallory Schaub (Université de Genève), Valérie Blondeau, Élodie Dufour-Merle et Solène Robert (CNED), Nathalie François (Learning designer, job@skills) et Nicolas Roland (Université de Bruxelles) et enfin Besma Ben Salah (Institut Supérieur des Études technologiques de Sousse, Tunisie). Les contributions de ce numéro proviennent de Belgique, de France, de Suisse et de Tunisie. Elles offrent donc un regard sur des expériences, des cas et des conceptions enracinés dans des contextes et des cultures académiques ou scientifiques différentes de la Francophonie. Si les contextes institutionnels et politiques sont différents (au niveau macro et méso), les expériences de terrain (niveau micro) présentent de nombreuses similitudes. Mais ces contributions le montrent, le rôle des ingénieurs et conseillers pédagogiques peut largement dépasser le niveau auquel on pourrait spontanément les confiner : celui de la conception, de la mise en œuvre des dispositifs de formation et de l’accompagnement des enseignants.
Bibliographie
Charlier, B., Deschryver, N. et Peraya, D. (2006). À la recherche des effets des dispositifs hybrides. Distances et Savoirs, 4(4), 469-496. https://www.cairn.info/revue-distances-et-savoirs-2006-4-page-469.htm
Charlot, B. (2020). Éducation ou Barbarie. Pour une Anthropologie-pédagogie contemporaine. Economica.
Felder, J., Molteni, L., Baran, K. et Charlier, B. (2021). Comprendre les transformations de pratiques d’apprentissage. Rapport de la recherche TRANSTET. https://www.unifr.ch/didactic/fr/assets/public/projets_de_recherche/Rapport %20TRANSTET_final.pdf
Peraya, D. et Peltier, C. (2012). Typologie des dispositifs hybrides : configurations et types. Dans N. Deschryver, et B. Charlier (dir.), Dispositifs hybrides. Nouvelles perspectives pour une pédagogie renouvelée de l’enseignement supérieur. Rapport final. https://archive-ouverte.unige.ch/unige :23102
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