Un article repris de la revue Distances et médiations des savoirs, une publication sous licence CC by sa
Pascal Plantard, « Retour d’expérience du DESIR dans les DUNE », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 40 | 2022, mis en ligne le 01 octobre 2022, consulté le 06 février 2023. URL : http://journals.openedition.org/dms/8626 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dms.8626
Introduction : de l’explicitation d’un titre obscur
Enseignant-chercheur à l’université Rennes 2 depuis septembre 1997, je travaille sur les usages des technologies numériques dans l’éducation et dans l’intervention sociale depuis 1984. D’abord dans une approche clinique (1992) puis psychosociologique (1999) et enfin, depuis 2012, dans une perspective anthropologique. Outre plusieurs mandats électifs, j’ai été sollicité dès mon arrivée pour être directeur de Département, d’Unité de formation et de recherche (UFR), de services puis vice-président « formation » chargé de l’insertion professionnelle (2002-2004). De 2015 à 2019, j’ai été vice-président « Innovation Pédagogique et Numérique » responsable de l’accompagnement de la transition numérique au sein de la direction de l’Université. Depuis 2012, j’ai obtenu, dirigé ou codirigé trois programmes d’investissements d’avenir (PIA), deux programmes de l’Agence nationale de la recherche (ANR) et sept programmes ministériels. Ces budgets de recherche cumulés pèsent 23,555 millions d’euros à l’échelle du site universitaire rennais et 9,715 millions d’euros pour l’université Rennes 2. Dans cette contribution, je souhaiterais témoigner de cette dernière période qui a vu fleurir les appels à projets sur la transformation de l’enseignement supérieur du point de vue de ma double posture de responsable politique et de chercheur du domaine. Je vais m’appuyer spécifiquement sur le projet DESIR (Développement d’un enseignement supérieur innovant à Rennes) [1], issu d’un travail de collaboration entre l’université Rennes 2, l’université de Rennes 1 et l’alliance Rennes Tech formée de huit grandes écoles publiques de Rennes [2] qui a été désigné lauréat de l’appel à projets « Développement d’universités numériques expérimentales » (DUNE), le 14 décembre 2016.
Le projet DESIR proposait une vision globale du changement, touchant de nombreux acteurs de la vie universitaire, à travers la création de structures novatrices : la Maison de la pédagogie – réseau des services d’appui à la pédagogie dans les établissements, le Living Lab – structure de collecte de données, d’accompagnement et d’évaluation scientifique s’appuyant sur les laboratoires du site rennais et, enfin, le Data Tank – espace de réflexion et d’expérimentation autour des Learning Analytics. Le projet DUNE-DESIR a mobilisé directement 41 personnes, 50 projets innovants et autant d’équipes pédagogiques et a touché, de près ou de loin, les 60 000 étudiants du site rennais. Pour cette brève contribution, je vais me concentrer sur le rôle la coopération, de l’institution et du numérique dans la transformation numérique de l’enseignement supérieur.
La coopération ?
Les dynamiques coopératives ne se décrètent pas mais s’organisent dans un contexte institutionnel (Messina, Lameul, Roulais et Lorcy, 2020). En 2017, seule l’université de Rennes 1 avait un Service universitaire de pédagogie (SUP) constitué (le Suptice, Service universitaire de pédagogie de technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement). Nous proposions donc de monter un réseau des SUP (la Maison de la pédagogie) avec un seul SUP opérationnel, les autres étant en devenir. Pour faire bouger les institutions dans ce qui les définit, leurs routines, il faut savoir créer les conditions du devenir instituant (Lourau, 1969), c’est-à-dire proposer des innovations qui permettent de se projeter dans des concepts mobilisateurs (Barbier, 2000) pour tenter de faire évoluer les représentations. C’est ce que nous avons fait avec le concept mobilisateur « Maison de la pédagogie » puisque, en 2022, la plupart des établissements rennais ont désormais recours à des ingénieurs pédagogiques ou technopédagogiques, certains dans des services constitués (Rennes 2 ; École des hautes études en santé publique, EHESP ; Institut national des sciences appliquées, INSA) d’autres dans des services préfigurant des SUP (IEP, ENS, AgroCampus). L’incitation à travailler en réseau et avec les SUP aurait probablement été moins convaincante si elle n’avait reçu le renfort déterminant du Living Lab et du Data Tank, lesquels ont produit des connaissances théoriques et pratiques dans des logiques coopératives. Ces dispositifs qui ne sont pas hermétiques aux contextes sociaux, comme nous l’a montré la période des confinements 2020-2021 durant laquelle le recours massif à l’enseignement à distance a provoqué autant d’investissement que de saturation chez les acteurs. Il faut noter que les équipes pédagogiques engagées dans des projets DUNE-DESIR ont vécu cette période beaucoup moins douloureusement que les enseignants isolés et/ou non formés (Caroff et Lameul, 2020).
En se centrant sur l’activité des équipes pédagogiques, le projet DUNE-DESIR a amorcé une culture « terrain » de la coopération qui semble doucement infuser dans les projets et les organigrammes universitaires, dans un processus de bas en haut (bottom-up) discret, là où les réformes et les appels à projets visant l’innovation pédagogique sont encore très descendants (top-down). La coopération entre enseignants a pris différentes formes. Celles du partage d’expérience autour des innovations pédagogiques, celle des communautés de pratiques et, enfin et surtout, la constitution d’équipe-projet pour la coconstruction des dispositifs pédagogiques innovants. Ces équipes pédagogiques ne sont pas issues de toutes les composantes des établissements rennais et certaines restent monochromes, uniquement composées d’enseignants-chercheurs de la même discipline. Les ingénieurs pédagogiques étaient présents dans la quasi-totalité des projets DUNE-DESIR. Ils ont joué le rôle de facilitateur en organisant la démarche d’accompagnement de manière à provoquer et entretenir les échanges entre les équipes pédagogiques et les chercheurs du Living Lab et du Data Tank.
Cette approche de la coopération a ouvert la voie à « un climat favorable à la potentialisation collective des situations » et à une dynamique de développement réciproque et partagée des savoirs et des compétences. Dans le projet DUNE-DESIR, la coopération intervient à la fois comme un moyen d’accompagner et d’étudier les transformations pédagogiques et numériques dans l’enseignement supérieur. Ce travail apporte sa contribution à l’éclairage de cette notion qui souffre d’un flou conceptuel qui peine à décrire précisément le « travailler ensemble » (Eneau, Le Boucher et Sanojca, 2018). Cela nécessite la compréhension des capacités d’agir des différents acteurs du projet, autrement qualifiées de « compétences collaboratives » et définies comme les capacités à créer des liens pour réaliser volontairement une œuvre collective (Dejours, 1993 ; Loisy et Lameul, 2022). Les pratiques coopératives multiscalaires dans DUNE-DESIR, peuvent être utilement analysées par le modèle des « compétences collaboratives charnières » d’Elzbieta Sanojca (2018), elle-même porteuse d’une action pédagogique innovante au sein du projet [3]. Le modèle de Sanojca est construit en référence aux travaux sur la gouvernance collaborative de Morse et Stephens (2012), enrichis par les indicateurs de la collaboration interprofessionnelle d’Orchard, King, Khalili et Bezzina (2012), confrontés aux travaux théoriques majeurs sur la coopération ou la collaboration (Axelrod, 1984 ; Argyle, 1991 ; Dejours, 1993 ; Johnson et Johnson, 2005 ; Sennett, 2013). Elle propose une approche temporelle des compétences collaboratives charnières sans lesquelles, la coopération serait difficile à mettre en œuvre.
Parmi ces onze « compétences charnières », trois se distinguent par l’effet qu’elles produisent sur le résultat du processus collaboratif dans DUNE-DESIR.
La première, « avoir un état d’esprit collaboratif », est une condition sine qua non de la coopération. Sans elle, les acteurs engagés dans un projet collectif auront tendance à privilégier les relations compétitives et donc à freiner la collaboration, voire la rendre impossible. Ce qui pose clairement plusieurs questions, dont celle de la « forme universitaire ». Cette première compétence charnière met à jour les contradictions qui traversent les formes scolaires et universitaires, prises entre la compétition au cœur de la méritocratie républicaine (Krop, 2014) et l’idéal de la coopération portée, notamment, par les imaginaires numériques.
La deuxième compétence, « coconcevoir la structure du projet », renforce l’engagement et la motivation à travailler ensemble. À l’inverse, dans un projet pensé par une personne seule, l’énergie sera déployée à « pousser » d’autres à y entrer, à mobiliser. Sans totalement éviter les rapports de pouvoir entre acteurs (notamment hiérarchiques) et entre institutions (tensions entre la « taille » des universités et la « réputation » des grandes écoles), la structure interétablissements, systémique, tripolaire et la plus horizontale possible paraît apte à favoriser cette démarche de coconstruction du projet sur toute sa durée. La comitologie [4], pensée dès le départ pour permettre la remontée des dynamiques et des aléas ainsi que la mise en visibilité et la validation des actions par les instances des établissements, a réussi à fonctionner sur un mode quasi agile, malgré les différences de culture universitaire. Au niveau des 50 projets pédagogiques innovants déployés dans DUNE-DESIR, le recours à des AMI (Appel à manifestation d’intérêt) réguliers, conditionnés à une obligation d’accompagnement par la Maison de la pédagogie et ses ingénieurs pédagogiques ainsi qu’à une collaboration étroite avec les chercheurs du Living Lab et du Data-tank, a favorisé la constitution d’environnements capacitants (Fernagu-Oudet, 2016) favorables à la coopération (Eber 2005, Willinger et Eber 2006). La réussite d’un projet coopératif comme DUNE-DESIR dépend clairement de la qualité des modalités d’interactions entre acteurs et de la confiance réciproque qu’ils s’accordent. La ville de Rennes et la région Bretagne constituent un « terreau fertile » pour les projets coopératifs éducatifs auxquels DUNE-DESIR a pu s’arrimer.
L’institution ?
Au sein des universités et des écoles, le projet s’est déroulé sur deux mandats de direction avec des changements réguliers à la tête des établissements et des composantes, ce qui, pour un projet transversal et interinstitutionnel, n’est pas la moindre des difficultés. La question du dialogue, de la coordination et du passage de relais entre les différentes catégories d’acteurs a été posée dès le début. La temporalité de la transformation systémique de l’institution est longue et nécessite des conditions de stabilité des acteurs, pas toujours réunies. Au sein de DUNE-DESIR, deux phénomènes sont particulièrement identifiables.
La mobilité des permanents
D’abord, les carrières des enseignants-chercheurs, qui peuvent les amener à bouger en interne ou à l’externe, pour des raisons de postes ou de prises de responsabilités. L’exercice d’un post-doc sur un projet structurant comme DUNE-DESIR est un élément de dossier important pour un recrutement sur un poste de maître de conférences, en particulier par les publications scientifiques et l’expérience universitaire qu’il entraîne. Les postes ne se créent pas forcément dans l’établissement qui porte le projet et un recrutement dans un autre établissement entraîne, en local, une perte de compétences et de dynamique notable. Pour les enseignants-chercheurs en poste, si le phénomène de recrutement externe est perceptible lors des changements de grade [5], c’est surtout la prise de responsabilité politique et/ou administrative en interne des établissements qui influe beaucoup sur le pilotage du projet, en général et sur la continuité des projets pédagogiques expérimentaux, en particulier. Si l’engagement au sein de DUNE-DESIR a été remarquable pour certaines composantes qui ont porté de nombreuses innovations [6], un changement de directeur d’UFR ou de vice-présidence a pu rapidement rendre la communication plus difficile, en dépit d’une comitologie pensée pour la rendre fluide. Ce phénomène est particulièrement perceptible dans les établissements sous-dotés en personnel comme l’université Rennes 2.
La mobilité des contractuels
Ensuite et corrélativement, le recours excessif aux contractuels recrutés et financés sur les projets (ingénieurs pédagogiques, ingénieurs de recherche, post-docs, etc.) met ces contractuels dans une situation très précaire, ce qui favorise les départs dès qu’un poste plus pérenne se présente. Sur les 12 ingénieurs pédagogiques recrutés sur le projet dans les universités rennaises, 9 sont partis dans le cadre de recrutements externes. Le projet DUNE-DESIR a été très marqué par ce mouvement permanent des personnels. L’accomplissement de ce projet-développement a été plusieurs fois fragilisé par ces départs qui reportent sur les personnels statutaires la charge de conservation de la mémoire, des données scientifiques, de la dynamique globale du projet ainsi que la réalisation effective des projets pédagogiques innovants. Il est important d’être vigilant, notamment par un travail étroit avec les services des Ressources humaines [7]. Si on n’y prend pas garde, on prend le risque de laisser s’installer un phénomène d’immobilisation des projets et des dynamiques de transformation par une forme d’hypermobilité chaotique des acteurs. Quelle que soit l’ampleur du soutien politique déclaré à la transformation pédagogique et numérique de l’établissement, l’essaimage repose alors sur l’engagement des personnels statutaires [8] qui, comme l’engagement étudiant, se déploie en trois phases : une prise de décision, un investissement dans le projet qui va jusqu’aux livrables terminaux grâce à la persévérance des personnels. Dans le cadre de DUNE-DESIR et des projets qui ont suivi sur Rennes, on remarque que les personnels statutaires attendent des marques concrètes de reconnaissance (création de postes, soutien en ingénierie, amélioration des conditions de travail, matériel adapté, aménagement de service, promotions, primes…).
A l’analyse institutionnelle (Lourau, 1970) décrit précisément qu’au-delà des rapports de pouvoir, les organisations instituées présentent des processus globaux qu’elle qualifie « d’effets ». Le phénomène d’immobilisation du projet, perceptible à plusieurs moments critiques (rentrée universitaire, départ non anticipé des contractuels, période électorale et renouvellement des directions dans les établissements, Covid-19…) peut être qualifié d’effet « Mülhmann », qui « n’est pas dû à la faiblesse de la capacité instituante mais à la faiblesse de l’interaction universel/particulier, au désintérêt des acteurs, qui provoque leur désinvestissement et, partant, le dépérissement des formes. » (Sallabery, 2011). La préoccupation de la dynamique du projet s’estompe alors devant le quotidien des acteurs qui mettent alors toute leur énergie à « faire fonctionner » l’organisation. Ce processus est assez proche, à l’échelle des petits collectifs de projet, de l’hétéronomie sociale proposée par Castoriadis (1975) pour les grandes institutions. Une institution, comme l’Université, devient hétéronome lorsque ses normes et ses représentations se réfèrent à des éléments externes comme l’économie mondiale ou le développement du numérique, au lieu de se concevoir comme la création de son histoire et de ses acteurs dans un processus « d’imaginaire collectif instituant ». L’injonction à l’innovation pédagogique et numérique dans l’enseignement supérieur mène à une forme de « clôture des significations imaginaires sociales » si la technologie ou la science répond à toutes les questions des acteurs, stérilisant alors tout pouvoir d’agir créateur. Pour Castoriadis, toute institution renvoie à un processus « d’autocréation » (ou auto-institution). Une institution hétéronome rend impossible toute transformation parce qu’elle se reproduit à l’identique par un processus où « l’imaginaire institué » étouffe « l’imaginaire instituant ». Il est possible d’analyser ainsi les discours quasi prophétiques sur le numérique éducatif de ces trente dernières années au regard des très maigres résultats constatés par la recherche (Amadieu et Tricot, 2014). Néanmoins, les enseignants et enseignants-chercheurs ont progressé collectivement dans la dynamique du projet DUNE-DESIR : la cartographie des projets mise en visibilité sur le site en donne à voir de nombreuses traces [9].
La dynamique d’écriture et de communication sur les expérimentations réalisées, commencée et soutenue par le Living Lab est un autre lieu d’expression de cette transformation. Toutefois, même si les retours de la campagne d’entretiens menés en 2021 auprès des porteurs de projets sont très positifs, ces entretiens sont nombreux à pointer la fragilité des dynamiques d’innovation et de coopération pédagogiques, essentiellement causée par surcharge de travail des personnels statutaires. Cette tension entre « transformation » et « fragilité » renvoie à l’hétéronomie de l’enseignement supérieur et atteste de la nécessité d’ouvrir des espaces instituants de liberté pédagogique. Bien évidemment, nous laissons à l’ANR le soin de faire l’évaluation des différents PIA, mais les échos que nous avons dans nos réseaux de recherche indiquent qu’un certain nombre de PIA ont été laissés à l’abandon faute de porteur ou d’acteurs sur le temps long du projet. Dans certains cas, les appels à projets ont été vus comme des effets d’aubaine pour les institutions qui en avaient mal anticipé les effets réels : l’expérimentation faite dans le cadre du projet DESIR témoigne bien de cette tension permanente entre les niveaux idéel, fonctionnel et vécu des dispositifs (Albero, 2010). Pendant son déploiement, le projet DUNE-DESIR s’est retrouvé confronté aux difficultés quotidiennes de l’enseignement supérieur, que ce soit au niveau des ressources humaines, des locaux, de la lourdeur des procédures administratives, de la communication, du partenariat… ce qui a pu générer parfois une démobilisation de l’équipe aux prises avec une incompréhension des composantes ou des établissements qui pouvaient considérer ce projet comme trop complexe, secondaire voire encombrant par rapport à leurs préoccupations quotidiennes. Pour reprendre les concepts de l’analyse institutionnelle, on assiste alors à un effet « Weber » (du nom du sociologue allemand Max Weber). Depuis le siècle dernier, l’enseignement supérieur se complexifie administrativement et dématérialise ses procédures (ex. : Parcoursup en France), ce qui rend souvent inintelligible le fonctionnement des établissements pour les acteurs (Lourau, 1971). Un projet innovant comme DUNE-DESIR peut vite passer pour un projet d’experts de la pédagogie ou du numérique générant de la méfiance voire de l’hostilité pour les acteurs universitaires qui ne sont pas impliqués. Ces jeux de représentations peuvent rapidement dériver en conflits interpersonnels si l’on n’y prend pas garde. L’engagement, donc la reconnaissance institutionnelle, de l’équipe-projet à expliquer, communiquer et dépasser ces incompréhensions est alors tout à fait déterminante pour l’aboutissement du projet.
Le numérique ?
L’appel à projet dont DESIR a été lauréat s’intitule DUNE. Notre expérimentation à l’échelle du territoire universitaire rennais et de ses 60 000 étudiants met plutôt en avant les questions de coopération, d’engagement étudiant et de transformation institutionnelle qui conduit à une forme d’invisibilisation de la question numérique. Si, en éducation, il est salutaire de se méfier des approches technocentrées, il ne faudrait pas pour autant oublier que, depuis les années 1980, une « centralité du numérique dans les rapports des jeunes générations à la culture » (Mercklé et Octobre, 2012) n’a cessé de se développer, qui percute leur rapport au savoir et transforme l’éducation formelle (école, université…) par l’infiltration des usages du numérique de l’éducation informelle (dans la vie quotidienne, avec la famille, avec les pairs…). Au sein du projet DUNE-DESIR, le numérique n’est pas abordé uniquement du point de vue des étudiants mais aussi de celui de tous les acteurs, jeunes et moins jeunes, afin de sortir de l’illusion des « digital natives ». Pour les recherches internationales contemporaines sur les usages, la notion de « digital natives » est un terme issu du marketing numérique qui n’a pas de réalité. C’est un leurre techno-imaginaire (Bennett Sue, 2012, Boyd, 2014, Rinaudo, 2015, Plantard, 2015, Frau-Meigs, 2016, Lardellier, 2017, Balleys, 2017, Călăfăteanu, 2017, Blocquaux, 2018, Plantard, 2019 et Plantard et Le Boucher, 2020) et notre étonnement scientifique porte surtout la persistance de cette idée fausse dans les discours éducatifs et politiques malgré la solidité des enquêtes scientifiques qui la contredit. Dans le cadre du projet DUNE-DESIR, nous avons abordé les usages numériques des étudiants et des enseignants, non pas tels qu’ils sont prescrits par les concepteurs ou les institutions, mais tels qu’ils sont produits en situation, dans les sphères de la quotidienneté domestique et des études universitaires, mais aussi dans l’espace spécifique des projets pédagogiques. Ainsi, nous appréhendons les usages numériques comme un ensemble de pratiques socialisées, se (dé-re)formant progressivement dans le temps en articulation avec les représentations et les imaginaires techniques de chacun des étudiants et enseignants (Fontar et Plantard, 2018 ; Denouël, 2018). Dans ce cadre, nous nous sommes intéressés plus particulièrement aux processus d’appropriation des technologies numériques en tant qu’ils peuvent faire émerger des rapports très variés aux technologies (des plus habilitants entraînant des usages experts aux plus contraignants entraînant différentes formes de non-usage), lesquels peuvent être le témoin d’inégalités sociales, culturelles, territoriales et éducatives (Plantard et Le Mentec, 2012) induisant des nouvelles formes de rapport aux savoirs très différenciés des enseignants et des étudiants. Comme l’ont déjà pointé des travaux précédents (Lameul, Loisy, 2014), si le numérique a pu être un concept mobilisateur (Barbier, 2020), très vite l’analyse du vécu des projets a montré que c’est le potentiel pédagogique des usages du numérique qui a mobilisé l’engagement des enseignants porteurs de projets. De nombreux propos recueillis lors des entretiens réalisés en fin de projet témoignent de cette intention d’améliorer la qualité pédagogique de leurs pratiques d’enseignement en saisissant l’opportunité offerte par DUNE-DESIR d’être accompagnés dans l’appropriation des technologies numériques (Simonian, 2014). Pour éclairer cette question « numérique » avec les apports de l’analyse institutionnelle, on peut dire que le projet DUNE-DESIR a porté une vision du numérique ouverte arrimée à une culture de la coopération en actes, une forme de « faire ensemble pédagogique et numérique » qui a structuré les projets innovants. Cela se rapporte à l’effet « Lapassade » [10] qui décrit comment les acteurs innovants détournent le fonctionnement des institutions pour les faire évoluer. Si les porteurs de projets DUNE-DESIR ont pu mener à bien leurs cinquante projets, c’est aussi parce que l’équipe DUNE-DESIR a fait preuve d’une incroyable créativité politique, stratégique, administrative, budgétaire, logistique… pour dépasser tous les « impossibles » de nos institutions pour construire des environnements capacitants autour des projets. Cet effet « Lapassade » résonne singulièrement avec le fondement de notre conceptualisation des usages des technologies héritée de De Certeau (1980), le « braconnage » comme processus de détournement de l’offre sociotechnique par les acteurs, détournement qui fonde les normes sociales d’usages. Au niveau des pratiques des enseignants du supérieur, on constate une prise de conscience du potentiel pédagogique du numérique. La préoccupation de la réussite des étudiants étant le moteur de leur engagement dans DUNE-DESIR, elle a amoindri les résistances psychologiques ou idéologiques à l’égard du numérique pour le (re-)présenter comme une opportunité à articuler avec la pédagogie pour améliorer la qualité de leur enseignement.
Conclusion : sortir du manichéisme numérique
Si cette expérimentation inédite ne peut prétendre avoir aplani toutes les difficultés de transformations pédagogique et numérique de l’enseignement supérieur, elle donne cependant à voir de nombreux signaux positifs qui attestent d’une mise en mouvement. L’institutionnalisation des SUP est en marche sur le site rennais et la figure des ingénieurs pédagogiques s’installe dans le paysage universitaire. À l’occasion de ce projet, tous les acteurs ont été sensibilisés à l’intérêt d’articuler les champs de pratique et de recherche pour accéder à une meilleure compréhension des situations d’enseignement-apprentissage : ils en ont compris le potentiel pour le déploiement de leur pouvoir d’agir individuel et collectif. Les transformations, des représentations des missions et des métiers de l’université sont à l’œuvre. Il reste du chemin à parcourir mais les jalons pédagogiques sont là, coopération et engagement, dans l’objectif de favoriser la réussite étudiante, auxquels il faut ajouter la question de la reconnaissance, sans laquelle les acteurs s’épuisent. Avec le projet DUNE-DESIR, nous n’avons pas ménagé nos efforts pour déployer et analyser les cinquante projets pédagogiques innovants desquels nous avons extrait quelques jalons numériques : coconstruction, scénarisation, accompagnement technopédagogique, articulation des activités synchrones et asynchrones, rôles des Datas et promesses des Learning Analytics mais aussi mise en travail des notions de cultures numériques, de représentation du numérique et de techno-imaginaires. Si l’enseignement supérieur doit sortir de la crainte de la pédagogie, il doit aussi sortir collectivement du « pouvoir de renforcement » [11] (Plantard, 2011) des technologies numériques qui nous poussent à les fétichiser ou les diaboliser.
Bibliographie
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Plantard, P., et Le Mentec, M. (2012). INEDUC : focales sur les inégalités scolaires, de loisirs et de pratiques numériques chez les adolescents. Terminal, 113-114, 79-91. Repéré à https://journals.openedition.org/terminal/278.
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DOI : 10.4000/ree.8533
Willinger, M. et Eber, N. (2005). L’économie expérimentale. La Découverte, coll. « Repères ».
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Notes
1 Le lecteur pourra utilement se référer à l’ouvrage Collectif DESIR (dir.) (2022), Transformations pédagogique et numérique de l’enseignement supérieur, Quatre années pour changer les pratiques, Collection Libres Opinions, Paris : Presses des Mines, 230 pages.
2 AgroCampus Ouest, CentraleSupélec, École des hautes études en santé publique (EHESP), École nationale de la statistique et de l’analyse de l’information (ENSAI), École normale supérieure de Rennes (ENS Rennes), l’École nationale supérieure de chimie de Rennes (ENSCR), Institut national des sciences appliquées (INSA Rennes) et Sciences Po Rennes.
3 Le projet Adec Coop (Accompagner le développement des compétences dans le contexte d’une communauté apprenante) : Création d’une communauté d’apprentissage en appui à la construction des compétences « disciplinaires » et « transversales » à partir d’une plateforme collaborative en licence.
4 Un comité hebdomadaire de coordination par pôle, un comité de direction mensuel pour le projet, un comité stratégique à l’échelle des établissements par an ainsi qu’une journée de bilan avec l’Agence nationale de la recherche (ANR) annuelle.
5 Passage de Maître de Conférences à Professeur des Universités.
6 Voir le descriptif des projets pédagogiques DUNE-DESIR : https://desir-dune.univ-rennes.fr/projets-pedagogiques.
7 Dans le cadre du projet DUNE-DESIR, le réseau des DRH de l’enseignement supérieur rennais a été mobilisé sur plusieurs chantiers : la formation des nouveaux maîtres de conférences, la formation des cadres, l’offre commune de formation à l’innovation pédagogique et numérique.
8 La thèse en cours de Charleyne Caroff apportera des éléments sur ce point : Étude des motifs d’engagement d’enseignants porteurs de projet de transformation pédagogique dans le projet DUNE-DESIR. Thèse en cotutelle (université Rennes 2, France et université Laval, Québec-Canada). Soutenance prévue fin 2022.
9 Voir le descriptif des projets pédagogiques DUNE-DESIR : https://desir-dune.univ-rennes.fr/projets-pedagogiques.
10 Du nom de Georges Lapassade, fondateur de l’analyse institutionnelle en sociologie, 1967.
11 « Les techno-imaginaires proposent à la fois des fétiches à manipuler comme l’ordinateur ou le téléphone portable et des environnements numériques à habiter. En présence de ces éléments matériels des cultures numériques, chacun renforce ses comportements de confiance ou défiance. » (Plantard, 2011, p. 24)
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