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« Non, Brian n’est pas dans la cuisine, il est au boulot » : quelle formation linguistique pour les étudiants non-linguistes ?

Un article repris de http://theconversation.com/non-bria...

Étudier dans une autre langue, en ayant appris cette langue… mais comment ? Pixabay

La controverse sur la qualité de la formation en langues des étudiants français spécialistes d’autres disciplines que les langues (LANSAD) prend de l’ampleur dans le contexte actuel de réduction des moyens financiers et humains.

Les objectifs de la formation linguistique dans le secteur LANSAD s’inscrivent dans la continuité de ceux de l’enseignement secondaire général : le développement de l’autonomie de l’étudiant dans sa pratique des langues dans les activités de lecture, d’écriture, d’écoute et d’interaction, avec pour finalité l’acquisition du niveau européen B2 en master, comme cela est le cas pour la première langue vivante étrangère en fin de lycée, ce niveau n’étant pas atteint par la grande majorité des bacheliers.

L’urgence d’une politique universitaire cohérente

Ces objectifs se démarquent cependant par les contextes d’usage de la langue étudiée : il ne s’agit plus d’étudier les langues dans des situations très génériques, tel que cela a été fait pendant toute la scolarité secondaire, mais plutôt de placer l’enseignement des langues dans une perspective de construction des compétences langagières pleinement intégrée à la formation disciplinaire et professionnelle des étudiants, c’est-à-dire s’appuyant sur la connaissance des domaines de spécialité afférents (le droit, les sciences de la gestion, la biologie, l’histoire de l’art, etc.).

Il est en effet assez évident que ces étudiants, futurs professionnels qui pourront être amenés à travailler en langue étrangère, ont des besoins en termes de formation linguistique distincte de ceux des étudiants « spécialistes » en langues (même si un chimiste peut, bien entendu, être intéressé par la lecture de toute l’œuvre de William Blake dans le cadre de son épanouissement personnel).

Il paraît donc urgent que les universités formant des spécialistes des sciences et techniques, de la santé et des sciences humaines et sociales se dotent d’une politique linguistique cohérente car, au-delà de la nécessité évidente pour tous les diplômés de l’enseignement supérieur français de maîtriser l’anglais, il est impératif de promouvoir également les autres langues vivantes étrangères, dont la connaissance est aujourd’hui cruciale dans de nombreux milieux professionnels.

Alors que le nombre de cours disciplinaires dispensés en langues étrangères (essentiellement en anglais) augmente dans les universités françaises afin d’accroître le rayonnement et l’internationalisation des formations, l’objectif d’une telle politique linguistique est de rendre les étudiants pleinement opérationnels dans leur pratique langagière en contexte plurilingue. Une étude récente (Braud et coll. 2015a) fait une proposition de structuration institutionnelle du secteur LANSAD intégrant trois objets de connaissance distincts : l’anglais de spécialité, les langues sur objectifs professionnels larges et les langues dites « rares », ou MoDiMEs (moins diffusées et moins enseignées).

Organisation institutionnelle des enseignements dans le secteur LANSAD

La mise en œuvre du processus de Bologne et de la réforme Licence-Master-Doctorat a eu pour bénéfice direct l’instauration de cours d’anglais de spécialité, c’est-à-dire des cours d’anglais appliqués à la spécialité des étudiants, dès la première année dans de nombreuses formations universitaires du secteur LANSAD. Cette tendance est encore plus marquée dans les formations de fin de parcours universitaire, qui incluent des stages longs et visent une entrée rapide sur le marché du travail (master) ou exigent une spécialisation (doctorat).

Ces cours d’anglais de spécialité, dont le contenu et les objectifs sont définis grâce à un travail collaboratif entre enseignants de langues et enseignants disciplinaires, ont pour objectif d’accompagner les étudiants dans leur acquisition et la validation d’un niveau de compétence langagière réaliste et adapté aux exigences de leur discipline de spécialisation (Fries-Verdeil 2009, Millot 2017).

La célèbre question existentielle : « Where is Brian ? » vue par Gad Elmaleh.

La vie de Brian

Prenons un exemple : Brian, un étudiant de première année de licence économie-gestion suit son premier cours d’anglais de spécialité et constate que le contenu de ce cours est très directement lié à ce qui lui est demandé de faire dans sa première séance de travaux dirigés d’économie descriptive (décrire et analyser des chiffres et des graphiques). Au fil de ses trois années de licence, il recevra un enseignement en anglais de l’économie et de la gestion qui va lui permettre de développer une capacité à s’exprimer à l’écrit et l’oral dans sa discipline.

Cependant, nous ne devons pas perdre de vue d’autres langues, telles que l’allemand, l’espagnol ou encore le chinois, tout aussi essentielles dans le cadre d’un marché du travail ouvert à l’international. Elles dotent en effet nos étudiants de sérieux atouts pour l’insertion professionnelle. Revenons à notre exemple : en troisième année de licence, dans le cadre du programme Erasmus, notre étudiant part pour un semestre dans la faculté d’économie d’une université du sud de l’Espagne.

Afin de s’y préparer au mieux, il décide de reprendre l’étude de l’espagnol, sa deuxième langue vivante étrangère au baccalauréat, et de suivre un cours optionnel en espagnol dans le domaine de l’économie et de la gestion. Enfin, deux ans plus tard, pour son stage long de seconde année de master, il rejoint une entreprise du secteur de l’énergie et du développement durable.

Dans le cadre de la mise en place de ce stage, l’entreprise lui signale qu’il sera intégré dans une équipe qui travaille sur un projet collaboratif avec une entreprise chinoise. Alors que l’anglais s’impose comme la langue commune de travail, il décide toutefois de suivre un cours d’initiation au chinois adapté à ses besoins : il veut découvrir la langue chinoise, mais surtout connaître les particularités de la vie professionnelle dans les entreprises chinoises et leurs codes.

Apprendre l’anglais pour apprendre les sciences « dures ». zoomable= Pixabay

Former à une langue utile

On l’aura compris, l’objectif principal des enseignements dans le secteur LANSAD est de former les étudiants à la langue telle qu’elle est utilisée par les communautés disciplinaires ou professionnelles à l’étranger, en ayant souvent recours à des pédagogies dites « actives » (en référence à l’experiential learning anglo-saxon) : apprentissage par étude de cas, apprentissage par projets ou par problèmes, mise en situation professionnelle…

Dans ce cadre, les objectifs à long terme du linguiste de spécialité en secteur LANSAD sont dès lors beaucoup plus clairs. Il s’agit tout d’abord de sensibiliser ses étudiants à l’importance de développer leur aptitude à l’agilité et à l’adaptation dans la construction de compétences langagières en lien direct avec leur projet professionnel.

Il s’agit ensuite de leur donner les outils et la méthode pour ouvrir leur apprentissage à des perspectives plus large : la découverte des langues et des cultures tout au long de leur vie. Mais comment l’activité de recherche du linguiste de spécialité peut-elle être en adéquation avec les objectifs d’enseignement ainsi définis et nourrir les formations offertes en LANSAD ?

L’articulation enseignement/recherche dans le secteur LANSAD

Au départ centrée sur les objectifs pédagogiques des filières langues, littératures et civilisations étrangères et régionales (LLCER) et langues étrangères appliquées (LEA), la recherche en langues en France s’est, jusqu’à une époque relativement récente, structurée autour de cette fonction, à savoir former des professionnels de la langue : enseignants du second degré, enseignants-chercheurs, traducteurs et interprètes, etc.

Cette mission majeure ne saurait être remise en cause, bien au contraire : elle doit être affirmée avec d’autant plus de force que la mondialisation conduit à un développement naturel des enjeux autour de ces métiers. Il est donc toujours aussi légitime d’y consacrer des formations entières, à l’échelle des 1 500 heures pour une licence et des quelques centaines d’heures pour un diplôme de master dans les filières formant des linguistes (LLCER et LEA).

L’articulation entre recherche et enseignement dans le secteur LANSAD se pose de manière tout à fait comparable à ceci près que les objectifs scientifiques et pédagogiques de la formation des étudiants en langues y sont sensiblement différents et que la place accordée à cette discipline dans les diplômes est fortement restreinte. Contrairement aux filières LLCER et LEA, les compétences dans une ou plusieurs langues vivantes étrangères ne représentent qu’une facette de la compétence disciplinaire des étudiants et les volumes horaires attribués aux langues se situent, dans le meilleur des cas, autour de 10 % des volumes horaires globaux des formations.

Il en découle que la recherche et l’enseignement dans ces filières ne sauraient viser l’acquisition d’éléments de « culture générale » (littérature, faits historiques, histoire des idées…) en contexte étranger comme cela est déjà le cas dans l’enseignement secondaire général (cf. l’« entrée culturelle » des programmes de langues vivantes pour le cycle terminal, par exemple), mais bien l’étude des cultures disciplinaires et professionnelles propres à ces pays.

Culture anglaise et américaine (Librairie Shakespeare & Cie à Paris). jimforest/VisualHunt, CC BY-NC-ND

Culture et utilité

En d’autres termes, si l’enseignement de la langue comme objet culturel est primordial (il apparaît plus pertinent désormais de parler de « langue-culture »), un enjeu de la recherche en langue de spécialité consiste à s’interroger, au fond, sur la notion de « culture ». Nous rejetons l’opposition caricaturale entre « culture » et « utilité » : la recherche dans les langues de spécialité, héritière de l’ethnographie, de la civilisation, de la terminologie, de la linguistique de corpus et même de la littérature à travers la FASP (fiction à substrat professionnel), montre que culture et utilité sont non seulement compatibles, mais qu’elles sont génératrices de connaissances.

La recherche au sein du secteur LANSAD couvre ainsi des champs particulièrement vastes et profonds, allant des savoir-faire spécialisés (rédiger un article scientifique en anglais, négocier un contrat en espagnol, concevoir une machine-outil en allemand) aux savoir-être d’un spécialiste d’une discipline dans une autre culture (être une scientifique aux États-Unis, être femme d’affaires en Espagne ou ingénieur en Allemagne) (Wozniak et Millot 2016).

À ce type de connaissances s’ajoutent naturellement celles issues du domaine de la didactique des langues de spécialité, champ de recherche qui vise à comprendre et à développer les schémas d’acquisition de la langue dans ce cadre précis (Sarré et Whyte 2016). La didactique des langues de spécialité, loin d’être « hors sol » ou accessoire, conçoit ainsi des cadres conceptuels et opérationnels pour l’apprentissage des langues afin, entre autres objectifs, d’apporter des réponses concrètes aux enjeux de la massification et de la diversification sociale du public étudiant, sans ignorer leur spécialisation disciplinaire, et d’assurer l’efficacité des formations proposées.

La professionnalisation du secteur LANSAD : profil des enseignants et enseignants-chercheurs

Plusieurs études récentes et concordantes (Braud et coll. 2015a, Braud et coll. 2015b, Brudermann et coll. 2016) ont permis de faire la lumière sur le profil des intervenants dans le secteur LANSAD : si la grande majorité d’entre eux sont des personnels non titulaires (vacataires, contractuels, chargés de cours, maîtres de langue, etc.), les titulaires sont essentiellement des enseignants de statut « second degré » (professeurs agrégés – PRAG – ou certifiés – PRCE) qui sont contraints de se former sur le terrain dans la mesure où ils ont suivi un cursus traditionnel (LLCER) qui ne les a pas formés aux langues de spécialité.

Les enseignants-chercheurs (maîtres de conférences et professeurs des universités) ne représentent donc qu’une minorité d’intervenants et, parmi eux, deux tiers environ mènent une activité de recherche en lien direct avec le public dont ils ont la charge.

Dans le cas de l’anglais en particulier, on observe cependant depuis quelques années la volonté des établissements de spécialiser le secteur LANSAD : elle se reflète dans les profils des postes mis au concours lors des campagnes de recrutement des PRAG/PRCE et des enseignants-chercheurs.

Ainsi, si l’on a pu observer une baisse globale du nombre de postes d’anglicistes recrutés dans les établissements d’enseignement supérieur dans la période 2010-2014, la demande en anglicistes de spécialité (c’est-à-dire spécialistes d’une variété d’anglais de spécialité donnée – anglais juridique, anglais économique, par exemple) est restée stable aussi bien pour les enseignants de statut « second degré » que pour les enseignants-chercheurs (avec même une légère augmentation, sur la même période, du nombre de postes d’enseignants-chercheurs profilés « anglais de spécialité »).

En effet, si les recrutements d’enseignants et d’enseignants-chercheurs dans les filières de spécialistes des langues (LLCER et LEA) se font sur des profils articulant enseignement et recherche de pointe dans un domaine donné (civilisation, linguistique, littérature, traductologie, etc.), les profils pour les recrutements dans le secteur LANSAD articulent également enseignement et recherche de pointe dans un domaine lié à ce secteur.

En amphi… Pixabay

Quels enseignants-chercheurs ?

La situation est paradoxale dans la mesure où la formation des spécialistes des langues qui sont amenés à intervenir dans le secteur LANSAD n’intègre que rarement une formation aux langues de spécialité alors que, dans le même temps, les établissements d’enseignement supérieur souhaitent de plus en plus souvent recruter des enseignants et enseignants-chercheurs spécialistes des langues de spécialité.

Cette politique entraîne des difficultés à pourvoir ces postes, précisément du fait du développement très tardif en France d’un pan entier de la linguistique appliquée et donc du manque prégnant de docteurs et d’universitaires habilités à diriger les recherches dans ces domaines.

Aujourd’hui, l’insertion professionnelle de nos étudiants est devenue, à juste titre, une de nos missions prioritaires (l’administration centrale du ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche comporte d’ailleurs un service nommé en conséquence, la DGESIP – Direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle, depuis 2014) mais elle ne limite en rien notre ambition de proposer une formation intellectuelle audacieuse et pertinente aux étudiants des domaines des sciences et techniques, de la santé et des sciences humaines et sociales.

Dès lors, il est désormais grand temps de dépasser le débat primitif de la transformation du plomb en or. L’enjeu du débat sur le secteur LANSAD n’est plus la façon dont nous devons nous y prendre pour « élever le niveau » des soi-disant « non-spécialistes » vers les précieuses disciplines que sont la littérature, la civilisation et la linguistique.

L’enjeu est plutôt la manière dont nous pouvons partir des spécificités propres aux autres disciplines que les langues afin d’apporter des réponses structurées et argumentées aux attentes de la société envers l’université (Commission européenne 2014). Enfin, dans l’objectif de mettre en place une politique de formation et de recherche ambitieuse et professionnalisante pour les spécialistes de langues, plus que jamais, il nous apparaît essentiel aujourd’hui de former tous les linguistes des filières LLCER et LEA à cette nouvelle discipline qu’est la langue de spécialité.

Malgré les progrès scientifiques patents en langues de spécialité, certains alchimistes réfutent encore cette connaissance au point de la passer entièrement sous silence. Un « enseignement de qualité » et réaliste en langue est possible à condition de prendre en compte le contexte pragmatique dans lequel cette langue ou ces langues se déploient.

En résumé, et comme l’acronyme LANSAD le suggère depuis plus de vingt ans, il s’agit d’apprendre à Brian à exceller en langues dans sa spécialité et d’ouvrir la filière LLCER aux cultures des domaines spécialisés.

The Conversation

Cédric Sarré est membre du GERAS.

Philippe Millot est membre du GERAS

severine.wozniak@univ-grenoble-alpes.fr est membre du GERAS.

Valérie Braud est membre du GERAS (Groupe d’Etudes et de Recherche en Anglais de Spécialité).

Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)

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