Un article repris du blog de Bruno Devauchelle, un site sous licence CC by sa nc
Pourquoi sommes-nous de plus en plus nombreux à prendre des photos dans des moments forts que nous oublions même parfois de vivre ? Lors d’un mariage par exemple, le photographe que l’on payait pour conserver les traces de l’évènement est de plus en plus souvent complété voire remplacé par les photos que chacun aura l’occasion de prendre même avec son smartphone. Pourquoi conservons-nous à domicile de nombreux souvenirs dont, bien sûr les photos tirées sur papier ou, encore récemment, les cartes postales ? Notre mémoire nous joue des tours. Contrairement à ce que l’on pourrait croire en lisant certaines vulgarisations des travaux scientifiques sur le cerveau et la mémoire, la mémoire est très incertaine, approximative, voire menteuse. Si l’on nous explique qu’apprendre par coeur est indispensable pour le fonctionnement du cerveau c’est bien parce que justement la mémoire est défaillante et qu’il faudrait y remédier. Si nous conservons des traces « externes » de nos souvenirs, si nous externalisons notre mémoire, c’est aussi parce qu’elle est défaillante. Or nous ne pouvons apprendre tout par coeur…
Et pourtant si nous voulons être « opérationnels » nous devons pouvoir mobiliser de nombreuses « traces » conservées dans notre cerveau (au sens large). En effet dans des situations, activités nouvelles, nous faisons d’abord appel à notre mémoire pour comparer ce que nous percevons avec ce que nous avons « en stock ». Pour résoudre un problème complexe, plus nous parvenons à mobiliser les bonnes traces plus nous avons de chances d’y répondre correctement.
Mais ce qui est dans la mémoire n’est pas si simple à décrire. On entend parler de différents types de mémoires et parfois on s’y perd. Pour simplifier les choses la mémoire est une structure en mouvement permanent. Mais la mémoire est aussi en permanence en cours de stabilisation comme le montrent les travaux de recherche sur les erreurs d’experts. D’une part s’installent des éléments stables, d’autre part de nouveaux éléments viennent tenter de bousculer ce qui a été stabilisé. Pour prendre une autre image, on peut dire que notre perception des faits est d’abord une projection d’éléments de notre mémoire sur ces éléments que l’on pense avoir perçu. On peut même dire que nous percevons ce que nous avons envie de percevoir en nous appuyant sur ce que nous savons déjà (les recherches sur les schèmes confirment cela). Aussi dès lors que ces instruments nous aident à faire fonctionner notre mémoire, on s’aperçoit que cela va influer sur notre manière de l’utiliser.
La mémoire physique (la pierre, le papier) et la mémoire désormais électronique (magnétique, numérique) ont permis de figer de plus en plus de traces au mieux de la fidélité de conservation (sachant que cela est en constante évolution). Elles sont à l’extérieur à l’humain et, de par leur fiabilité, améliorent ou suppléent aux défaillances de la mémoire interne. L’hypothèse selon laquelle nous n’aurions plus besoin de mémoriser à cause de l’externalisation est une erreur. Au vu de la relative fiabilité de la mémoire humaine, il est au contraire encore plus important de faire travailler ensemble mémoire interne et mémoire externe. Pourquoi ? Parce que face à des situations variées, nouvelles ou non, il faut passer par les mémoires humaines pour engager les comportements adaptés, et parfois faire appel à la mémoire externe ce qui suppose une mémoire interne. L’être humain, en concevant des outils, instrumente ses comportements et doit donc se transformer face à ces nouveaux environnements. Ceux et celles qui prétendent que l’on veut supprimer le travail de la mémoire et des apprentissages par coeur confondent disponibilité immédiate en mémoire et utilisation des ressources pour résoudre un problème ou aborder une situation. Face à un problème complexe, le spécialiste, l’expert mobilise d’abord sa mémoire interne. Si celle-ci est efficiente, elle suffira. Mais dans de nombreux cas, elle est mise en question et il faut avoir recours à la mémoire externe, et même parfois aux instruments (calculatrices et autres programmes informatiques).
Arrêtons d’opposer mémoire interne et mémoire externe. Le travail de mémorisation est toujours aussi indispensable. Mais l’entraînement mécanique du cerveau ne fonctionne pas comme l’on montré les travaux à propos des méthodes d’entraînement systématique (logiciels ou papier). La mémoire s’appuie sur un ou des contextes et la connaissance n’est jamais indépendante du ou des contextes de leur apprentissage/mémorisation et réutilisation formelle ou informelle. Le développement de l’informatique et en particulier l’avènement des machines individuelles connectées transforme les exigences du travail mental, mémorisation, analyse, résolution de problème. Ces évolutions ne suppriment pas l’exigence de mémoire ou de réflexion, mais elles les complexifient. La difficulté des problèmes mathématiques à résoudre a augmenté avec les instruments de calculs (règle à calculé, calculatrice électronique). Face à cette difficulté le cerveau qui était sollicité pour des tâches élémentaires et répétitives est désormais sollicité pour des tâches complexes et plus rares. On constate (de B Rey à A Tricot) que, dans un contexte formel d’évaluation des performances à résoudre un problème, celui ou celle qui dispose en mémoire de ressources directement mobilisables est plus performant que celui qui doit aller chercher la réponse à l’extérieur (calcul mental vs calculatrice ?). Cela est vrai pour des situations simples et encadrées. Dans « les temps modernes », comme dans le « sous-doués passent le bac », l’imaginaire de l’apprentissage est associé à une vision mécaniste du fonctionnement du cerveau. Certains ont même amplifié cette idée en distinguant les cérébraux et les musculaires… La traditionnelle opposition entre intellectuels et manuels est fondée aussi sur une vision du fonctionnement humain qui pense le monde de manière simpliste ou au moins simplificatrice.
Vivre c’est d’abord faire face à la complexité. Pour faire face, l’humain a tenté de développer des moyens techniques multiples (cf. le dernier livre de Michel Serres, « c’était mieux avant »). Les technologies dites numériques sont aujourd’hui considérées comme les plus abouties (ce qui demande à être discuté sur un plan scientifique). Elles rencontrent un grand succès dans la société car elles augmentent l’humain. Cet humain augmenté n’est que le descendant d’une longue lignée qui a toujours cherché à augmenter son pouvoir sur l’incertain et le complexe ou encore l’explicable qui l’entoure. Aujourd’hui nous disposons d’une « mémoire augmentée » et aussi de fonctions mentales augmentées. L’école n’a pas encore réussi sa mutation pour prendre en compte cette évolution. D’un côté ceux qui prônent le maintien des capacités du sans être augmenté (calcul mental) de l’autre ceux qui prône l’abandon de ces capacités au profit de capacités complexes aisées par des instruments. Ni l’un ni l’autre n’apporte de réponse fiable. Il est nécessaire de dépasser cette opposition. Le travail de déconstruction-reconstruction est nécessaire pour toutes les situations complexes. Ainsi pour la lecture il faut associer décodage et sens, parfois ensemble, parfois séparément. Les variations individuelles révèlent qu’aucune méthode systématique n’est efficace (et réellement utilisée). Nous passons notre temps de développement à faire des allers-retours entre le simple mécanisme et la complexité des situations, des problèmes. Regardons le petit enfant face au monde pour s’en apercevoir. Il a besoin des gestes simples et répétitifs pour se rassurer et installer sa sécurité, mais il a besoin aussi de situations problèmes, d’obstacles pour avancer dans le monde. C’est dans cette équilibre que le développement est possible.
Il n’y a pas de bon commencement pour apprendre et mémoriser. Il y a par contre la nécessité d’articuler apprentissages simples et apprentissages complexes. Les situations formelles sont souvent les plus simples, les situations informelles sont parfois complexes. Dire qu’il faut aller du simple au complexe n’est que l’une des manières de faire. Dire qu’il faut mémoriser systématiquement avant de faire une tâche c’est réduire le complexe au simple. Ce sont souvent les experts qui disent cela, et souvent a posteriori. Il est plus facile d’expliquer les choix complexes faits après qu’ils aient été faits qu’avant. Cela peut paraître banal. La mémoire joue des tours dont le pire est la reconstitution fallacieuse et inconsciente des faits et des processus. Celui qui a mémorisé, qui est censé savoir, a souvent tendance à penser que les autres doivent faire comme il croit avoir fait. Cette rationalisation a posteriori du processus d’apprentissage et surtout d’enseignement a porté la pédagogie par objectifs au-devant de la scène au début des années 1970. Elle a montré ses limites, elle aussi et pour les raisons que nous venons d’évoquer.
Souhaitons donc que l’environnement informationnel et communicationnel qui s’est installé et qui continue de se développer permette aux éducateurs de dépasser certaines querelles qui sont souvent des querelles d’anciens et de modernes. Souhaitons que désormais la question de la mémoire ne se limite pas à une question mécanique, mais qu’elle soit prise dans toute sa complexité, liée justement à l’augmentation permise du fonctionnement mental globale et plus généralement du fonctionnement humain. Vouloir faire société c’est aussi prendre en compte ce contexte renouvelé.
A suivre, à débattre et à enrichir
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