Le tact est primitivement le sens du toucher. Il n’est pas seulement ce par quoi nous découvrons les propriétés tangibles d’une chose (sa fluidité, sa mollesse, sa dureté, sa forme, sa température, sa sécheresse ou encore son humidité), il est aussi sensibilité, c’est-à-dire ce que l’on éprouve en touchant ladite chose. A la différence de la vue qui est un sens de la distance, il requiert le contact.
En un second sens, qui est celui qui nous intéresse ici, le tact est un art de juger et une manière de se conduire. Il est un art de juger qui conjugue finesse et justesse et une manière de se conduire attentive aux nuances et aux circonstances.
Une vertu de peu
La tradition philosophique ne l’a guère encensé. Il est vrai que le tact n’a pas de facette politique, il est peu spectaculaire et ne saurait rivaliser avec le courage, il n’a pas non plus la grandeur et le prestige de la générosité. Mais il est vertu, « presque » dit Renan, non bel et bien vertu.
Certes, c’est une vertu de peu, presque invisible, mais nous aurions tort de la sous-estimer ou de la négliger car elle se révèle et excelle dans le jeu des échanges et des interactions.
Le tact est souci du lien, c’est sans doute pour cette raison que le grand écrivain hongrois Imre Kertész n’hésite pas à dire que « dans les relations humaines, le tact est le maximum qu’on puisse atteindre ».
Bonnes manières ou manières bonnes ?
N’assimilons pas dans un geste de pensée un peu rapide le tact à la civilité, ils sont certes l’un et l’autre des attitudes qui manifestent qu’autrui compte et qu’à ce titre il mérite des égards. Mais ce qui d’emblée les démarque c’est que la civilité est respect des conventions et des usages alors que le tact se manifeste là où les préconisations viennent à manquer. On peut inventorier les règles de civilité pour en faire des traités, rien de tel avec le tact qui s’invente dans son effectuation même.
Avoir du tact : c’est faire preuve d’une juste attention aux choses et aux personnes, c’est être soucieux de nos manières de dire et faire. C’est moins avoir de bonnes manières que des manières bonnes et ce n’est pas jouer sur les mots que de parler ainsi. L’homme qui a du tact est le contraire même de l’homme maniéré car ce dernier sur-joue les codes de la bonne conduite. L’homme de tact oppose à celui qui aime la forme pour la forme l’attachement éthique à la forme, manière attentionnée de s’avancer vers autrui.
Le lieu du tact est assurément le langage. Avec des mots malveillants, abrupts ou brutaux, nous pouvons blesser la personne à qui nous nous adressons ; avec des mots lâchés, comme on lâche des coups, nous pouvons salir ou abîmer ce dont nous parlons. A l’inverse, il peut y avoir des paroles bienveillantes et chaleureuses. « Les mots sont des actes » dit Wittgenstein. Ils peuvent avoir la dureté du coup assené comme la douceur de la caresse prodiguée.
On est loin ici de la rhétorique qui vise toujours à faire la leçon, loin aussi de l’éloquence qui veut séduire quand elle ne veut pas émouvoir. La parole empreinte de tact n’a pas cette ambition, elle ne vise aucune conquête, elle n’est à l’assaut d’aucune citadelle. Elle cherche tout simplement à ne pas malmener, à ne pas brusquer. Elle vise aussi à stimuler, à donner confiance ou à révéler en l’autre des ressources insoupçonnées.
Le langage n’a pas seulement une fonction descriptive, il a aussi une vocation performative ; il fait advenir du réel, donne corps à des réalités qui n’existeraient pas sans lui.
Les métiers de la relation
Dans le monde du travail, c’est la médecine qui la première lui fera une place, le tact se manifestera originellement, dans le serment d’Hippocrate, sous la forme d’un devoir de discrétion. Mais au-delà de cette exigence, la parole hippocratique suggère une attitude, esquisse une conduite, elle en appelle à un sens de la retenue et à une manière de se tenir qui préfigurent la vertu de tact.
Nous retrouverons, bien plus tard, la vertu de tact explicitement énoncée dans les codes de déontologie médicale et, plus largement, dans les différentes déontologies concernant les métiers du soin.
Soin du corps mais aussi soin de l’âme. La psychanalyse aura très vite l’intuition que le travail d’analyse requiert un sens aigu de la relation. C’est le psychanalyste américain Rudolf Loewenstein qui le premier évoquera le tact. Dans une contribution publiée dans la Revue Française de Psychanalyse, au début des années trente (1930), il attire l’attention de ses collègues sur l’importance du tact pour mener à bien l’analyse car il permet de pressentir le moment où il convient d’engager la parole. Intuition du kairos, saisie du moment opportun, l’interprétation doit advenir au moment où elle peut venir donner sens à ce que vit le patient et, par là même, le soulager.
Le tact est à la fois sens de l’à-propos et sens de l’adresse. Sens de l’à-propos, car il renvoie à l’idée d’un geste adéquat et d’une parole appropriée. Conscience aiguë de ce qui mérite d’être dit ou d’être fait, de la manière dont il faut le dire ou le faire.
Avoir du tact, c’est savoir s’ajuster à la situation particulière que l’on en train de vivre. Si le sens de l’à-propos témoigne d’un sens de la situation ; le sens de l’adresse atteste d’une capacité à discerner et à reconnaître. S’adresser à Paul ce n’est pas parler à Jacques, et parler à Jacques ce n’est pas s’adresser à Pauline. Le tact est art des distinctions et des individuations.
Un talent pédagogique
Si le monde de la santé et du soin fera rapidement une place au tact, le monde de l’enseignement et de l’éducation l’ignorera souverainement. Qui se souvient de Johann Friedrich Herbart professeur de philosophie et de pédagogie à Göttingen puis à Königsberg au début du XIXème siècle ? Herbart, successeur de Kant à Königsberg, publie en 1806 son grand traité de pédagogie. Œuvre oubliée, comme le nom même d’Herbart ; et pourtant elle est la première et peut-être la seule œuvre éducative à faire une place à cette étonnante qualité qu’est le tact. Le tact, chez Herbart, est aptitude à juger et à décider rapidement. À mille lieues des affres de la délibération, il est proche de ce qu’Aristote appelle le « coup d’œil ». Le tact se défie des règles et des principes, il est de l’ordre de la perception dans ce que celle-ci a de plus immédiat.
Le tact n’indique pas seulement ce qu’il importe de faire, il signale aussi un « comment faire ». Comprenons bien qu’il ne s’agit pas de deux tacts distincts – un tact éthique et un tact pédagogique – mais d’un usage pédagogique d’une disposition originairement éthique. C’est par l’entremise du tact qu’un savoir-faire (conduire une interrogation orale, élaborer une évaluation, animer un débat…) devient un « savoir-comment-faire », qu’une habileté didactique devient un geste pédagogique. Le tact pédagogique manifeste l’expertise du professeur qui est toujours gagée par une forme d’automatisation des procédures. Le jugement expert est immédiat, rapide.
Il ne se limite pas à percevoir les caractéristiques d’une situation, il appréhende dans le même moment ce qui doit être fait et comment cela doit être fait. C’est bien ce qu’avait entrevu Herbart, il y a plus de deux siècles, lorsqu’il écrivait que le tact n’est rien d’autre que « le régulateur direct de la pratique ».
Eirick Prairat est membre de l’Institut universitaire de France (IUF). Il vient de publier chez ESF « Eduquer avec tact ».
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