Un article repris du blog de Bruno Devauchelle, un site sous licence CC by sa nc
A force de laisser la place aux logiciels pour mécaniser des taches humaines, on oublie parfois que les problèmes réels qu’ils sont censés aider à résoudre sont en fait bien plus larges que ce que l’on peut penser. Ainsi en est-il de Parcoursup qui après APB est censé résoudre le problème de l’orientation ou tout au moins de l’affectation…. On peut lire d’ailleurs cet article pour s’en convaincre (surtout à la fin de l’article
Dans cette interview de Mounir Mahjoubi, on peut noter plusieurs points significatifs : d’une part la question des GAFAM dont l’utilisation dans un contexte scolaire pose problème, d’autre part la question de la formation des élèves au numérique (on y apprend la fameuse « stratégie nationale pour un numérique inclusif », tient un terme venu de Vincent Peillon ! ), de plus on comprend que la filière des Edtech est bien fragile (taille et compétence des entreprises ?), et enfin on nous reparle de la « transparence » des algorithmes.
Dans ce billet, nous partons de ce dernier point pour montrer qu’il y a un vrai problème d’explication et de compréhension des questions du numérique. Jadis, au début des années 80, on avait coutume de désigner l’informatique comme coupable de nombreux dysfonctionnements, aujourd’hui on parle des algorithmes, demain on parlera de l’intelligence artificielle… Il faut aller voir plus loin : l’informatique, l’algorithme, l’Intelligence Artificielle, sont des écrans à des réalités qu’il faut remettre sur le devant de la réflexion : l’intention, le contexte et les singularités. Pour illustrer cela on peut reprendre les différents points de cette interview et les analyser avec ce prisme. Signalons en premier lieu la qualité et la précision des réponses du secrétaire d’état. Il parvient à circuler entre choix politiques, éléments techniques, et évite d’utiliser la traditionnelle langue de bois (éléments de langage) même si parfois il en est proche.
Le plus significatifs des exemples est celui de Parcoursup : Le mot affectation est un terme qui est équidistant de celui d’orientation et de celui de sélection. Ne nous voilons pas la face et dépassons les clivages idéologiques : la sélection des individus est présente dans toutes les sociétés humaines. Même si le retour en grâce du marxisme pourrait faire rêver à un monde égalitaire, on sait aujourd’hui que toutes les idéologies qui ont été traduites dans des états, des sociétés ont été génératrices de systèmes de sélection. Déclarer qu’on refuse la sélection est au mieux une utopie, au pire une forme cachée du libéralisme, voir du libertarisme. Le terme « égalité » situé au fronton de la république ne devrait pas faire ombrage aux termes « solidarité » et « fraternité » (voir J Houssaye pdf). Or le problème de l’orientation c’est que c’est d’abord une sélection qui ne veut pas se nommer et cela, bien avant les textes actuels. Si l’orientation n’était plus synonyme de sélection alors il y aurait des chances que l’on dépasse les questions d’algorithme pour aller vers une nouvelle vision de ce qu’est une trajectoire professionnelle. Les algorithmes ne peuvent rien d’autre que sélectionner s’ils ne sont pas liés aux contextes et aux singularités (ce qu’ils ne savent pas faire, au moins pour l’instant). Mais plus largement, comment penser qu’une orientation n’est pas une sélection et pas une exclusion : en permettant les parcours alternatifs, les trajectoires non prévisibles. Les limites de nombre de modélisations informatiques de la réalité sont symbolisées par la question de la prédiction, de la prédictibilité. Le statisticien a du mal à renoncer à l’impossibilité de prédire… l’algorithme aussi… mais en plus dure, il ne sait pas le faire. Si vous analysez nombre de trajectoires professionnelles vous constaterez qu’elles sont de moins en moins prédictibles. Sans pour autant renoncer aux thèses de Pierre Bourdieu, la mise en place des stratégies inclusives en est l’écho, il est temps de penser et de mettre en place des organisations souples (agile ???) qui permettent ces trajectoires. Ainsi on pourrait prendre en compte les contextes, les singularités : la forme scolaire et la forme universitaires en sont encore loin… Du coup le recours aux algorithmes ressemble à un « cache misère » : « c’est pas moi c’est l’ordinateur », on se croirait dans une vieille cour de récréation…
La formation des élèves au numérique est un vieux serpent de mer. A lire le secrétaire d’état on peut y repérer des accents « Languiens » du début des années 2000 lors de la création du B2i. Depuis la réalité s’est imposée, que ce soit pour le numérique ou l’éducation aux médias et à l’information, les résultats sont très décevants. L’école ne sait pas par quel bout prendre le problème. Des idées intéressantes surgissent parfois, comme celles des contestables (parce que fourre-tout) humanités numériques en lycée. Par contre l’idée d’un enseignement systématique du code pendant toute la scolarité, comme seule porte d’entrée est une erreur lourde de conséquences : elle suppose que la technique suffit pour envisager la totalité du problème. Bien que nécessaire elle ne peut être exclusive des autres éléments. Pourquoi ? Parce que l’on part d’une pratique sociale désormais généralisée et qu’on veut en faire une pratique scolairement policée et formatée. L’école est parvenue au terme de sa logique passée, il est temps « qu’elle change de logiciel… ». La encore contextualisation et singularisation sont essentiels. D’un quartier à l’autre, d’un village à l’autre, d’une personne à l’autre, l’appropriation des technologies actuelles passe d’abord par une expérience sensible personnelle. Or cette expérience est déterminante et le modèle de la scolarisation a bien du mal à faire avec.
La question des edtech est actuellement liée à celle d’un contexte singulier : celui des marchés en éducation. Ces marchés sont des marchés de niche pour la plupart et surtout ne sont que difficilement exportables. L’exemple des entreprises qui proposent des ENT, confrontées aux multinationales du numérique met en évidence que d’une part les marchés publics sont un piège au développement (de par les spécifications nombreuses) et que d’autre part la légitimité acquise par ces grandes entreprises auprès des particuliers disqualifie, souvent sans réflexion et même à tort, toute proposition locale. Ce qui est intéressant c’est de voir que les grandes entreprises internationales sont parties des particuliers pour créer du général alors que nombre de sociétés liées aux marchés publics (éditeurs de manuels scolaires, éditeurs de logiciels) font le chemin inverse : elles partent de solutions générales et tentent d’aller vers les particuliers. Ces mêmes sociétés sont tentées de verrouiller le marché en influençant les pouvoirs (et donc le ministère). Du coup les edtech qui tentent d’émerger sont soumises à des choix de survie : elles ne peuvent compter sur les marchés publics, elles se tournent vers les particuliers et le privé… La encore l’intention politique peut sembler louable, mais l’intention est inscrite depuis le XIXe siècle dans la manière dont l’Etat envisage le « marché » de l’école (cf. la création de l’édition scolaire et le cantonnement de CANOPE, ex CNDP).
Enfin reste la question des GAFAM et plus généralement des grandes entreprises internationales du numérique. Outre la traditionnelle suspicion de l’hégémonie nord-américaine (en attendant d’autres pays émergents), il y a le syndrome Concorde/paquebot France ou encore le complexe d’Astérix. L’habileté des produits proposés par ces entreprises est de savoir s’appuyer sur le particulier pour faire du général. Elles ont compris la logique du « couteau suisse » qui consiste à offrir un produit contextualisable, personnalisable, singularisable. C’est la proximité avec chacun de nous qui fait de ces produits des vecteurs redoutables de puissance. En distinguant l’offre grand public de l’offre professionnel, peut-on y voir une garantie de respect des personnes ? Si le secrétaire d’état tente d’argumenter en ce sens, ne soyons pas naïfs, à l’instar du reproche fait à beaucoup d’usagers, jeunes en particulier. Le fait de disposer de données n’empêche par leur usage. C’est d’abord en interdisant la collecte de données (consenties ou non) que l’on peut en limiter les effets indirects et potentiels. Le modèle de personnalisation des produits de ces multinationales est intéressant car il s’appuie sur le sentiment de « commodité », de « facilité » ou comme le dit le secrétaire d’état, de « plus pratique ». La contrepartie semble bien sûr être la collecte de données (gagnant – gagnant ?). Ce sentiment qui a fait leur succès, peut être contesté et contestable, si certains produits ont disparu, d’autres résistent…. Et d’autres tentent de prendre la place (cf. certains logiciels libres), mais les succès sont mitigés.
En mettant le focus sur les algorithmes, on met donc de côté le fait qu’ils sont avant tout des productions humaines et qu’ils sont mis en œuvre dans des contextes eux aussi humain. Le monde marchand (en particulier la grande distribution), dont on peut lire les traductions scientifiques dans des travaux sur le marketing, est particulièrement habile à en faire usage et depuis longtemps. Le monde du renseignement aussi (cf. les archives de la STASI) … Automatiser des tâches ne rend en rien plus honorables les actions que réalisent ces machines que si elles étaient réalisées par des humains. Il ne suffit pas de discours sur l’éthique, il faut d’abord déconstruire les situations, les dispositifs et les logiciels utilisés, pour expliciter les intentions et mesurer la force de singularisation qu’elles contiennent. Il y a encore du travail à faire. Et pour l’instant, parmi les naïfs du numérique, le monde scolaire est au premier rang… C’est probablement ce qui explique ses frilosités voir ses silences…. du moins ceux de ses responsables actuels… qui ont aussi à gérer un passé peu glorieux depuis 1985…
A suivre et à débattre
BD
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