Réflexion en trois parties autour des mutations nécessaires pour inventer une société équitable et efficiente de la longévité. Partie III : Démocratie en santé et implication des aidants et des patients comme condition de la réussite de la société du soin.
Il n’apparaît plus possible aujourd’hui, en termes humains, économiques et d’efficacité des soins, de continuer de faire l’impasse sur l’apport des malades et de leurs proches. D’une certaine façon, le nouveau modèle de soin n’a pas fait sa révolution culturelle de prise en compte de la chronicisation des maladies qui implique que les personnes touchées soient des acteurs au long cours de la démarche de soin.
Du patient expert à l’université des patients
Après les combats dans les années 1980 pour la reconnaissance du Sida par les porteurs du VIH, puis de l’intense travail de mobilisation d’associations de malades ou de proches et des personnes concernées par la reconnaissance des différentes maladies orphelines, l’émergence de la notion de patient expert, la prise de conscience progressive que l’expérience du malade, de l’ancien malade ou de l’aidant d’un proche doivent être valorisées, par exemple par des formations (Master Class, DU, VAP, VAE…).
Notons aussi que dans d’autres secteurs du soin, du côté par exemple de la lutte contre les addictions, ce sont les personnes ayant été concernées qui se sont auto-organisées, sur le modèle, par exemple des Alcooliques anonymes. Depuis la fin des années 1980, par exemple, les Narcotiques anonymes organisent des réunions quotidiennes pour accompagner des personnes touchées et les aider à sortir de l’engrenage. Pour certaines personnes, ces démarches efficientes et respectueuses de la réalité ont permis de sortir de la dépendance, sans passer par des thérapies médicamenteuses.
Là encore, il faut mettre en exergue le rôle des pairs, la légitimité de celles et ceux qui sont passés par là et qui, du coup comprennent et se font comprendre de l’autre. La création en 2018 au CNAM de la première Chaire « Humanités et Santé » de Philosophie à l’hôpital, dirigée par la psychanalyste et philosophe Cynthia Fleury, et l’Université des patients créée à Sorbonne Universités par la professeure Tourette-Turgis, expriment combien la société du soin et de la longévité s’est mise en mouvement. Sans attendre les politiques et les lois.
À l’Université de médecine Paris 13, les patients experts interviennent déjà dans la formation des internes, en duo avec un enseignant. Là encore quelle révolution ! Notons que la CNSA, sous l’impulsion de sa présidente Marie-Anne Montchamp, s’inscrit aussi dans ce tournant essentiel : la prise en compte de l’ensemble des personnes (patients, malades, proches, professionnels…) concernées par les soins, va transformer le monde de la santé et ouvrir à des processus de co-constructions des lieux et des pratiques.
Ces personnalités et institutions transforment les lieux de soin dans une démarche où le patient, l’être humain, est au cœur du processus. Une sorte de sociologie des usages, de design thinking de la décision, de démocratie sociale de la santé, pour que les choix soient plus rationnels car plus attentifs, adaptés et bienveillants aux attentes et besoins des acteurs.
Il s’agit de sortir d’une logique comptable de restriction des moyens pour se donner comme priorité de répondre aux besoins. Une approche qui finalement risque d’être plus pertinente, plus adaptée et donc moins onéreuse que suivre des visions comptables, résumée souvent par la démarche T2A, qui dans le réel ouvrent parfois à des gabegies sans noms, et de la perte de sens et de responsabilités.
La retraite, question de représentation et comportement
Cette transition démographique concerne aussi le ministère du Travail. Par exemple, en termes de question sociale, le financement des retraites reste un sujet, certes économique, mais d’abord de représentation et de comportement. En 1950, l’espérance de vie était de 67,5 ans, alors qu’à l’époque l’âge de la retraite était fixé à 65 ans. Aujourd’hui, l’âge légal de la retraite est de 62 ans, alors que notre espérance de vie est de 83 ans…
En 1945, la France comptait 3 millions de retraités, contre 17 millions aujourd’hui. Mais c’est aussi la question des représentations qui se pose, car dans les entreprises plus qu’ailleurs encore, le procès en vieillissement précoce est intenté envers les salariés réputés seniors et donc considérés comme peu adaptables, technophobes…
Un procès qui a la vie longue : des sociologues américains comme Rosen et Jerdee, dès les années 1970, avaient déjà mené des enquêtes faisant ressortir les mêmes représentations négatives à l’égard des travailleurs et travailleuses âgés de dirigeants. Là encore le « nouveau monde » ne semble guère différent de l’ancien dans ses présupposés et représentations…
L’allongement de la vie implique, comme cela a été signalé précédemment, que nous allons travailler plus longtemps, même s’il était aussi nécessaire de repenser les temporalités de l’activité professionnelle pour ouvrir à des moments de pauses, à une adaptation par rapport aux cycles de la vie personnelle (pour, par exemple, permettre de réduire le temps de travail à l’arrivée d’enfant, quitte à le densifier à d’autres moments).
Se former à tout âge
Surtout, allonger la durée d’activité rend encore plus essentiel de permettre à chacun de se former à tout âge. Or après 45 ans, le taux de formation des salariés chute. De même, l’emploi des seniors reste dramatiquement faible en France.
Et faut-il rappeler que ces cinq dernières années ont vu le chômage des 55-64 ans augmenter de 50 % ? On compte un million de chômeurs de plus de 50 ans qui n’ont quasiment aucun espoir de retrouver une activité salariée. Si le taux d’emploi des seniors atteint des niveaux record, en dépassant la barre des 50 % depuis 2017, contre 35 % en 2003, la précarité va croissante et le chômage s’élève.
Trop souvent, l’employé est considéré comme une charge et non comme une richesse ou un potentiel. Rappelons que le mélange des âges peut être extrêmement productif et favorise l’augmentation partagée de la compétence.
La place des aidants
La question senior pour le ministère du Travail c’est aussi la prise en compte des 46 % des aidants d’un proche qui sont en activité professionnelle, soit 4 millions de personnes sur 29 millions en activité. Il est essentiel de les soutenir concrètement pour qu’ils ne décrochent pas du monde du travail. Notons que sur ce plan aussi, la société n’a pas attendu que les gouvernements se réveillent pour bouger. De nombreux salariés, de nombreuses entreprises ont inventé des réponses – partielles – pour soutenir les aidants en activité.
Une start-up comme Responsage propose par exemple aux entreprises de s’abonner au profit des salariés aidants d’un proche pour qu’ils soient soutenus et accompagnés. De cette manière, d’ailleurs, les salariés de PME se trouvent aussi bien couverts que ceux des grandes entreprises, puisque la cotisation est fonction du nombre de salariés de l’entreprise. Le monde de l’assurance et des mutuelles devra prendre en compte de nouvelles demandes de protection dans ce sens.
Plus largement, la question de la reconnaissance et du soutien aux aidants bénévoles d’un proche (enfants, malades chroniques, personnes en situation de handicap ou âgées en déficit d’autonomie…) devrait apparaître aux autorités gouvernementales comme un horizon majeur. Une société de la longévité durable et sereine reposera très largement sur l’implication de ces millions de personnes.
Sur la question des aidants, selon le sondage Ifop, les Français sont d’ailleurs 82 % à exprimer une très forte inquiétude (y compris 67 % des 18-24 ans) et 91 % se disent concernés. Voilà qui montre que la société française est bien consciente que la problématique des aidants participe très directement du quotidien de chacun.
Valoriser les professionnels de l’accompagnement
Cette société du care, de l’éthique de la sollicitude, implique aussi de valoriser, d’accompagner et mieux rétribuer les professionnels de l’accompagnement des personnes fragiles. Ce sont, au sens large, plus de 3 millions de personnes dont il s’agit. Et plus d’un million d’emplois potentiels.
L’enjeu touche à la rétribution des personnes mais aussi à inventer d’autres formes d’organisation et de valorisation pour rendre le métier plus intéressant, plus responsabilisant et offrir aux personnels une plus forte autonomie et une meilleure capacité à gérer leur emploi du temps. Si en France, nous en sommes encore qu’aux balbutiements, dans les pays nordiques ou aux Pays-Bas, des structures innovent.
Par exemple le modèle de soin de la société néerlandaise Buurtzorg qui permet, en responsabilisant les infirmières et en territorialisant leur action, d’enrichir et faciliter leur activité, de réduire les temps de déplacement, d’améliorer la continuité des soins et de faire chuter absentéisme et turn-over.
Car l’enjeu est aussi de mobiliser et soutenir autrement les professionnels de la santé, de soin et de l’accompagnement des plus fragiles. Des professionnels du care qui sont souvent aussi fragilisés par des conditions de vie difficiles.
La société française a tendance à oublier ces soldats du care, en particulier les plus invisibles et fragiles. Pourtant, 68 % des Français estiment que les professionnels de l’aide à domicile sont les plus légitimes pour intervenir auprès d’un proche en grande fragilité.
Seconde vie et enseignement
Le ministère de l’Éducation est aussi très directement concerné par les enjeux de la société de la longévité. Ne serait-ce que pour renforcer l’intégration dans le personnel enseignant de personnes ayant eu une première vie professionnelle.
Les politiques éducatives prenant la mesure de ce fort besoin de suivi et d’accompagnement, ne peuvent être effectuées entièrement par l’école sur du temps scolaire. Il y a une nécessité vitale d’offrir plus de souplesse et d’adaptation aux réalités de chaque territoire et de chaque public en développant l’offre d’accompagnement éducative qui pourrait s’appuyer sur un vivier important de retraités qui souhaiteraient s’engager dans un volontariat service civique senior au bénéfice de l’accompagnement éducatif des enfants et des jeunes.
La question déjà évoquée de la valorisation de l’expertise des patients et des aidants relève aussi d’un changement de regard et de culture d’une large partie des enseignants et des décideurs du secteur.
Silver économie, approche transversale
Dans la perspective de réussir la société de la longévité, la silver economie forme un autre exemple de la nécessité d’une approche transversale de la révolution démographique avec la mobilisation du ministère de l’Économie qui devrait favoriser le développement de cette filière de l’offre de biens et services générée par l’allongement de la vie.
La silver economie peut se traduire en nouveautés technologiques (la domotique, la santé à la maison, la télé santé), mais aussi en termes de services, d’adaptation des logements, d’innovation dans l’accueil des aînés, de participation sociale des seniors, de valorisation symbolique et matérielle des salariés du care…
Si la silver économie n’est pas l’eldorado gris imaginé par quelques investisseurs, technocrates ou start-uppers découvrant l’économie de la longévité, reste que le secteur est en grande ébullition et que, à condition de prendre en compte la question des usages et des besoins réels des personnes, et de l’accessibilité économique, le potentiel de développement et de création d’emplois est réel.
Dans ce cadre, l’innovation sociale et organisationnelle comme technologique peut contribuer à favoriser l’accompagnement des plus âgés comme l’amélioration du quotidien de seniors en forme. Ces innovations concernent aussi l’action et la recherche sur les thérapies non médicamenteuses, portées par des acteurs de plus nombreux, y compris des grands groupes comme Korian ou des cliniques privées comme des CHU, apparaît aussi comme une piste riche pour développer des pratiques de soin moins intrusives, plus douces et moins onéreuses.
Des gérontopôles, comme celui des Pays de la Loire ou de Normandie, ont été créés pour fédérer les initiatives, sensibiliser les territoires et mutualiser la réflexion et l’action. Approche nécessaire car la tentation est forte de développer des grands projets sans trop chercher à prendre en compte les usages et les attentes des aînés concernés… Ou en se focalisant uniquement sur les problématiques de santé. Le potentiel d’amélioration de la vie des seniors et de leurs proches comme de création d’activités localisées en France et donc d’emplois, reste pourtant énorme.
La société de la longévité nous donne une chance de redonner du cœur et du sens à un monde toujours plus désincarné et virtuel, via une politique active de prévention et d’accompagnement de tous, et d’abord des personnes fragiles, et de soutien concret des acteurs – aidants bénévoles et professionnels- de l’accompagnement et de la sollicitude.
Face à la barbarie qui nous menace, la question est aussi celle de la transmission, des racines, de la durabilité d’une culture et d’une histoire. Nous sommes dans une économie capitaliste d’obsolescence programmée des produits mais aussi des êtres humains, il est plus que temps d’inverser cette triste logique.
Serge Guérin est Co auteur de « La guerre des générations aura-t-elle lieu ? », Calmann-Lévy, 2017 et « La Silver économie », La Charte, 2018
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