un articlerepris du blog de Bruno Devauchelle, un site sous licence CC by sa nc
Si l’on met de côté les provocations et autres propos insensés tenus par quelques un(e)s, les mouvements auxquels nous assistons depuis plusieurs mois sont surtout le signe d’une forme de « dépression collective ». Dépression d’autant plus étonnante qu’elle n’est pas basée sur la perte d’un sentiment d’auto-efficacité, la plupart de ceux qui s’expriment dans la rue pensent qu’ils peuvent arriver à changer le cours des choses, mais plutôt à un manque « d’estime de soi ». Même si cette analyse est un peu caricaturale et trop rapide, elle permet toutefois d’aborder la question des éléments de contexte qui peuvent amener à ce que nous nommons dépression collective. Nous vivons depuis maintenant 50 ans la montée en puissance de l’informatique dans la société. Après avoir concerné le monde des entreprises et du travail en général, l’informatique s’est offert une place de premier choix dans notre vie quotidienne allant jusqu’à devenir un « allant de soi », marquant ainsi le caractère quasi inéluctable de la généralisation de l’informatique en arrière-plan de ce que l’on nomme désormais numérique. Dans le même temps c’est cette même informatique qui a transformé le travail et l’a complexifié en automatisant de plus en plus de tâches routinières. Ne négligeons pas non plus le développement d’un chômage considéré par certains comme structurel et dont l’informatisation des tâches pourrait être au moins une cause partielle. N’oublions pas non plus que d’autres évolutions de la société peuvent aussi augmenter ce sentiment dépressif tout en ayant un habillage de progrès : contrôle des naissances, vieillissement etc.… mais aussi complexité des activités professionnelles, augmentation de la pression de rentabilité/performance, mobilité …
En allant plus loin dans l’analyse de ce qui est en train de se passer, il nous faut prendre quelques objets symboliques et tenter d’identifier en quoi ils peuvent participer de l’émergence d’une dépression collective.
Les réseaux sociaux numériques (RSN) ont ouvert un vaste champ d’expression. Presque sans contrôles, ces RSN donnent à chacun un sentiment de puissance de sa parole proportionnelle aux retours qui en est fait par le biais des likes, des commentaires, des vues, des reroutages, etc… Rapidement un vertige peut prendre l’usager surtout lorsqu’il a l’impression que ce qu’il dit a de l’audience. Mais cette audience se traduit parfois en monnaie (rémunération au clic) ou en influence (organisation d’évènements) en popularité. Attention, la moindre baisse va enfermer celui ou celle qui s’exprime dans une mise en question angoissante. Confronté à l’audience des médias classiques, chaque contributeur souhaite s’élever à leur niveau, et, suprême récompense accéder à leurs colonnes ou tribunes. D’ailleurs les mêmes qui accèdent à cela sont prompt à attaquer leur crédibilité : si je parviens à autant de popularité par les RSN, alors quelle confiance puis-je avoir en des médias qui m’obligent à passer par des « censeurs »… ou jugés comme tels. De plus les RSN associent émotion, popularité et immédiateté ce qui renforce leur impact, leurs effets. Ils sont le symbole de cette ambiguïté, nous sommes en même temps célèbres et inconnus, efficaces et inaudibles… de quoi se sentir mal.
Les sondages sont aussi un élément du paysage fabriqué par les médias traditionnels. Il suffit d’ne lire quelques présentations de résultat pour comprendre qu’ils affirment des opinions, des postures et même parfois des votes alors que ce ne sont que des expressions verbales à chaud en réponse à des questions parfois orientées. D’ailleurs les répondants ne s’y trompent pas qui délibérément répondent avec un niveau de réflexion bien éloigné de celui qu’ils auraient dans un bureau de vote ou encore s’ils répondaient en public. Cette forme d’immédiateté que permet le sondage ne peut être confondu avec ce qui est le fond même de la pensée des personnes. Les professionnels du secteur, habitués à ces critiques, font d’ailleurs tout un discours qui leur permet de continuer leur travail (marché) et d’encourager les médias à les utiliser, caisse de résonnance bien pratique. Mais c’est l’effet de ces comptes rendus de sondage qui tendent à modifier la perception du réel. Un mouvement social modeste peut être porté aux nues ou décrié sur la simple lecture d’un sondage, aussi douteux soit-il. Dès lors le public devient-il curieux de ces affirmations péremptoires qui renforcent ou infirment son mouvement. La dépression collective trouve dans le sondage un premier miroir qui la rend supportable et la conforte
Les médias en continu ont en permanence besoin d’alimenter leur propos. Aussi la récurrence thématique est-elle le moyen privilégié de présentation, imposé par le moyen technique. En ligne ou sur l’écran de la télévision le média en continu va amplifier temporairement tel ou tel fait en le répétant chaque fois qu’un fait, aussi minime soit-il va se produire. Il faut alors donner l’impression d’une nouveauté constante, un renouvellement pour maintenir le lecteur/spectateur dans le flux (théorie du flow). Malheureusement dès que le flux souhaité se modifie, la déprime peut surgir, impression de disparition, d’enfouissement. Ces médias assurent une identité collective, étonnamment renforcée lorsqu’ils sont violemment attaqués et dénigrés. Si les réseaux sociaux numériques permettent de construire l’identité, les médias de flux en sont une caisse de résonnance. Le sentiment d’exister doit donc associer les deux vecteurs. La persistance dans la durée devient à un moment le seul moteur de ce sentiment au risque de perdre la substance même de la dépression qui passe alors à une manifestation formelle au lieu d’être l’expression d’un mal-être réel. La mise en place d’un débat public et ouvert est une réponse très intéressante à suivre. Elle échappe en grande partie aux médias classiques, mais aussi aux nouveaux médias, et remet en avant la confrontation verbale directe comme première. A l’instar du psychanalyste, le grand débat est le divan collectif de notre déprime.
La perte de certains repères physiques ne semble pas a priori avoir un impact sur le sentiment de mal-être. Il ne faut pas négliger l’importance de la modification des repères spatio-temporelles qu’apportent les moyens numériques. Immédiateté, proximité, accélération, territorialisation etc.… sont des éléments de ces changements apportés au temps et à l’espace. Ces repères physiques sont remplacés ou augmentés de nouveaux repères produits par les moyens numériques disponibles et de plus en plus utilisés dans la sphère personnelle et professionnelle. L’exemple des communications téléphoniques et vidéo illustre bien cette nouvelle perception de la distance à l’autre. La crainte de la séparation vient renforcer l’utilisation de ces moyens au point de les rendre si habituels que leur dysfonctionnement est source d’inquiétude potentielle. L’accélération permise est aussi celle de la productivité et donc l’attente d’un retour de cette productivité. Si les moyens numériques augmentent un sentiment de pression, ils n’apportent que très imparfaitement une récompense de l’acceptation de cela. L’invisibilité ou l’incompréhension des processus numériques à l’œuvre augmente dans certains cas l’angoisse, surtout lorsqu’il y a des défaillances techniques. L’utilisateur quotidien est le plus souvent perdu face à une panne numérique, il doit appeler à l’aide.
Un article récent de Françoise Fressoz (Le Monde) publié le 30 janvier 2019, était intitulé : « « Gilets jaunes », grand débat… Les Français sont-ils encore capables de faire société ? » Cette dernière expression me semble être emblématique d’une urgence éducative et sociale. On trouve une explication de cette expression sous la plume de Jacques Donzelot dans un article intitulé : » Faire société » en France ? (Jacques Donzelot, Dans Tous urbains 2015/2 (N° 10), pages 10 à 11) en écho au livre éponyme publié en 2004, mais qui concernait la politique des villes en France et aux Etats Unis. Cette expression semble bien avoir un positionnement spécifique dans l’évolution de nos sociétés et est en lien avec des travaux nord-américains (mais pas seulement) et rejoint les notions d’empowerment ou mieux encore de capabilité issue des travaux d’ Amartya Sen. L’idée essentielle est celle de la possibilité d’agir dont il faut s’emparer, comme le font certains en ce moment, revendiquant une auto-efficacité.
En 2015, répondant à une question sur le rôle de l’école dans une société qui se questionne face au fait numérique, je répondais : il ne suffit pas de se limiter en éducation au « vivre ensemble » mais bien permettre aux jeunes de « faire société », et c’est cela qui manque au système éducatif actuel. En avançant cette proposition, je voulais signifier l’insuffisance de la proposition républicaine et démocratique actuelle face aux évolutions de la société, en particulier numériques. Je voulais aussi signifier un renversement dans la mission éducative de l’école passer de l’intégration dans le monde à la construction du monde. Le seul vivre ensemble me semblait alors bien insuffisant, la suite semble prouver que je n’avais pas tort. Ainsi « faire société » et développer cette capacité chez chacun des jeunes et des adultes c’est choisir d’assumer une responsabilité active face à une dépression collective dont la légitimité ne peut être contestée. Mais le constat ne suffirait pas, tout éducateur se doit de participer au développement d’une éducation qui permette de faire société, de réinventer la société.
A suivre et à débattre
BD
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