Alors que le design thinking s’impose comme un outil pour développer la créativité, se diffusant dans de nombreux parcours de l’enseignement supérieur, des professionnels du design pointent le côté simpliste de la méthode, voire la supercherie d’un design sans designers.
En partageant plusieurs années d’expérimentations pédagogiques à l’Université Grenoble Alpes, à l’ENSCI-Les Ateliers et à Yncréa Hauts-de-France, nous proposons de faire le point sur la variété des pratiques de design et de voir comment elles peuvent ouvrir le champ des formations à l’innovation.
Qu’est-ce que le design thinking ?
S’inspirant du travail et des modes de pensée des designers, le design thinking a permis de populariser le design dans les entreprises et l’enseignement. Mettant l’accent sur le processus de conception, cette méthode part de la compréhension intime de l’utilisateur, et invite au prototypage de solutions, au-delà des considérations de style traditionnellement associées au design.
Le design thinking aspire à deux choses :
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Formuler une lecture singulière d’une situation en partant de la compréhension des utilisateurs et de leurs pratiques, grâce à des observations ou des enquêtes de terrain,
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Formaliser une solution réalisable à court terme, en laissant généralement de côté sa dimension esthétique. Le mot d’ordre est de générer et de tester le plus rapidement possible les productions les plus concrètes et les mieux adaptées possibles.
Prenons l’exemple d’un groupe d’étudiants qui doit élaborer une proposition pour « repenser la rue ». Sur un tel projet, on peut imaginer qu’un travail d’observation et d’entretiens les conduise à identifier un « problème » pour un utilisateur : un parent qui a du mal à circuler avec une poussette dans des espaces envahis par les trottinettes.
L’enjeu du projet consiste donc ici à formuler un point de vue utilisateur : comment aider le parent à circuler avec sa poussette en toute sécurité sans être gêné par les obstacles sur le trottoir ? À l’aide d’un processus d’idéation, par exemple des séances de créativité, les étudiants sont amenés à formaliser un concept de service appelé aussi « expérience utilisateur » : une application qui indique au parent le chemin le plus dégagé d’un point à un autre en temps réel.
Cartographie des approches « design »
« Bon, ici on fait du vrai design, pas du design thinking à deux balles ! » Ce commentaire, relevé lors d’une réunion de designers, est typique de l’agacement que provoque souvent le design thinking dans les milieux professionnels. Certains vont jusqu’à l’apparenter à une maladie contagieuse, remplaçant les capacités d’analyse critique par de la gesticulation et des phrases creuses.
Dans son acception la plus courante, en réalité, le design thinking est essentiellement une version simplifiée d’une petite partie du design. Mais les pratiques de design sont bien plus vastes. Pour en saisir toute la richesse, revenons sur deux axes structurants des activités de design dont nous avons déjà parlé : formuler et formaliser.
Pour formuler un problème, on peut réaliser comme en design thinking des enquêtes et des observations de terrain (c’est l’approche « terrain ») mais on peut aussi proposer une vision ou un sens renouvelé, partant d’une intention d’action dans le monde, de valeurs, voire d’une posture politique (c’est l’approche « intention »).
Pour formaliser une solution, donc incarner dans une forme sensible les solutions et les dispositifs imaginés, on peut le faire comme en design thinking avec une solution réalisable à court terme (l’approche « expérience utilisateur »), mais aussi en formalisant les dimensions d’une situation complexe pour la comprendre et raisonner (c’est l’approche « systèmes »).
Se dessinent ainsi trois autres situations types :
Le design de sens
Le quadrant « intention x expérience utilisateur » est le territoire privilégié du design dans son sens classique. C’est un champ dans lequel nous allons avoir des objets conceptuels déclinés sous forme de solutions précises.
Selon cette approche, dans le projet « repenser la rue » les étudiants sont invités à déployer une démarche de recherche sur l’environnement culturel de la rue du quartier étudié. Puis ils se focalisent sur un élément qui retient leur attention : le marché, par exemple, qui occupe la rue une partie de la semaine et constitue un lieu d’échange culturel, en même temps qu’un lieu d’échange économique.
À l’aide de recherches à propos des interactions sur les marchés dans différentes villes du monde, à différentes époques, les élèves proposent alors une expérience singulière : un système de mobilier urbain modulaire permettant aux habitants de la rue de faire leurs courses, rencontrer leurs voisins et leurs commerçants, voire proposer leurs produits d’auto-production. Cette proposition, centrée utilisateurs, vient renouveler le sens du marché dans la ville.
Le design projectif
Le quadrant « intention x systèmes » est le territoire d’un design plus visionnaire, plus centré sur des objets conceptuels. On peut trouver ici notamment les pratiques dites de design fiction.
Sur le projet « repenser la rue », il s’agit d’amener les étudiants à se projeter dans l’avenir, et à interroger son sens et sa « désirabilité ».
À l’aide d’outils permettant de se positionner sur des valeurs, sur des utopies ou dystopies, à partir de lectures issues de nombreux domaines, les élèves sont invités à formuler leurs aspirations vis-à-vis de la rue dans le futur, par exemple dans un manifeste.
Ils formalisent des scénarii qui permettent de soulever des questions sur le futur, souhaitable ou non, de la rue. Ce travail peut aboutir par exemple à l’esquisse d’une rue « métabolique », capable d’adapter sa configuration aux différents usages de la rue dans le temps.
Le design-recherche
Ce quadrant « terrain x systèmes » est le territoire de la modélisation et de la conceptualisation en vue d’une exploration. L’idée est de faire émerger des grilles de lecture singulières, avec une intention d’objectivité, basée sur des observations de terrain et des données scientifiques.
Sur le projet « repenser la rue », les étudiants sont invités à mettre en œuvre une démarche de recherche (entretiens, revue de littérature, cartographies d’acteurs) pour formuler une problématique qui mette en tension les acteurs et leurs enjeux. Ils identifient une question majeure peu travaillée à l’heure actuelle : la gestion des niveaux sonores aux différents moments de la journée.
Partant d’observations et de travaux scientifiques sur le son, ils proposent un « provotype » – c’est-à-dire un objet ayant vocation à déclencher des discussions et réflexions. Celui-ci peut être un jeu sérieux permettant de faire réfléchir les acteurs du quartier sur les enjeux de chacun en matière de bruit, et les leviers pour maîtriser le niveau sonore global dans une perspective systémique.
Contraintes de temps
Ni mieux ni moins bien, le design thinking constitue ainsi l’une des formes possibles pour mobiliser le design dans l’innovation, mais n’est pas la seule. D’autres approches sont possibles, à condition de garder en tête ce qui fait la valeur du design, et donc d’associer des designers professionnels à ces démarches, pour éviter ainsi le paradoxe du design sans designers.
D’un point de vue pratique, il faut être conscient que tout n’est pas faisable dans un temps réduit. Si une formation sur quatre ans en école de design devait permettre de passer par les quatre différentes approches du design (design thinking, design projectif, design de sens, design-recherche), un projet sur huit semaines et a fortiori un challenge de quelques jours ne pourra se faire que sur un territoire réduit.
Nous invitons ainsi les équipes pédagogiques à se positionner au sein de ce territoire riche du design pour évaluer ce qu’elles peuvent demander à leurs étudiants.
Cet article a été écrit en collaboration avec Apolline Le Gall, co-fondatrice de l’agence de design Où sont les dragons et chercheuse associée au Centre de recherche en design, ENSCI-ENS Saclay.
Valérie Chanal a reçu des financements de l’Agence Nationale de la Recherche au titre des actions IDEFI (Initiatives d’Excellence en formations innovantes) pour le programme Promising.
Olivier Irrmann a reçu des financements de l’Agence Nationale de la Recherche au titre des actions IDEFI (Initiatives d’Excellence en formations innovantes) pour le programme ADICODE.
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