Un article repris du blog de Bruno Devauchelle, une publication sous licence CC by sa nc nd
Plusieurs documents récents nous amènent à réfléchir sur la validité de ce que nous lisons. Controverses, découvertes scientifiques, évènements retentissants, débats etc.… sont l’occasion d’insister sur ce point : on ne peut prendre ce que nous lisons pour argent comptant, mais avons-nous réellement les moyens techniques et intellectuels de faire ces analyses approfondies pourtant si importantes. Malheureusement, les réactions que l’on peut lire sur de nombreux commentaires en particulier en ligne nous montrent la limite, voir l’ignorance, de ces procédures minimales. De plus ce travail de vérification, de validation est obscur en regard de l’effet médiatique d’un propos emporté voire violent. De plus on a vu apparaître de nombreux propos sur les mythes qu’il faudrait déconstruire, le plus souvent au nom de la science. Comme à chaque fois des propos péremptoires qui méritent d’être nuancés (comme André Tricot le fait dans les ouvrages mythes et réalités). Un énoncé prononcé de manière quasi autoritaire et définitive appuyé sur un argumentaire scientifique provoque parfois une adhésion, parfois irrationnelle, mais le plus souvent raisonnée. Ainsi en a-t-il été des controverses sur l’introspection qui ont opposé Alain Lieury et Antoine de la Garanderie il y a quelques années, mais aussi des soutiens des uns et des autres. Ainsi va la science de vérités du moment, en questionnements puis vers d’autres vérités d’un autre moment obtenues avec d’autres instruments. Rappelons ici que certaines vérités scientifiques du jour sont les mythes de demain….
Le déploiement massif de l’informatique mobile connectée et les évolutions des matériels et logiciels en à peine une dizaine d’année provoque plusieurs effets : d’une part l’émergence de nouvelles manières d’en parler (numérique, pervasif etc..) d’autre part l’émergence de nouvelles controverses dont l’addiction au téléphone portable, la nocivité des écrans, ou encore l’intelligence artificielle. Bien sûr le monde scolaire continue de s’interroger sur l’effectivité d’une transformation pédagogique rêvée, supposée dans les discours. Prenons ici l’exemple du rapport ICILS 2018 sur les enseignants en classe quatrième. La note de la DEPP comme le site même de l’IEA nous présente des chiffres et des schémas qui peuvent impressionner mais il y a un problème : d’une part on n’accède pas aux formulations réelles des questions, au mode de passation, d’autre part le compte rendu est « à plat », c’est à dire qu’il n’est pas analysé ou interrogé sous la forme de : quelles questions cela soulève ? Que peut-on dire ? Dans le même temps Thierry Karsenty (chercheur et enseignant Québécois bien connu dans les milieux du numérique éducatif) met en ligne un texte sur la validité scientifique des travaux menés autour des écrans. Le lien entre ces deux documents est à rechercher dans la capacité que chacun de nous à évaluer l’un et l’autre des propos. Sommes-nous en mesure d’exercer un regard critique sérieux ? L’outillage nécessaire pour y parvenir est coûteux en temps, difficile sur un plan technique et surtout complexe sur un plan cognitif.
Un autre exemple récent sur les écrans et leurs effets vient compléter l’approche précédente. Il s’agit d’un article « scientifique » publié dans le BEH (Bulletin épidémiologique hebdomadaire issus du site santé publique), revue en ligne à comité de lecture : « l’exposition aux écrans chez les jeunes enfants est-elle à l’origine de l’apparition de troubles ». Cet article est rapidement contesté dans un article publié par le Huffington post (média généraliste en ligne) qui n’est lui ni scientifique ni avec comité de lecture. On trouve d’ailleurs d’autres contestations méthodologiques de cet article. Bref, rapidement, dès qu’un article paraît sa contestation est quasi immédiate, mais dans quelle condition, avec quelles méthodes. En l’occurrence la qualité de l’article initial doit être signalé, car même contestable (comme l’approche de Thierry Karsenty peut le proposer), cet article a le mérite d’être très clair sur la méthodologie employée et les analyses statistiques faites. Au moins, un minimum de rigueur scientifique est présent ce qui tranche avec de nombreux documents qui circulent sous toutes les formes (et pas seulement numériques). On pourra aussi lire, pour compléter le thème, ce rapport et cet avis intitulé « Effets de l’exposition des enfants et des jeunes aux écrans » (titre déplorable, c’est quoi les écrans ?) qui tend lui aussi à scientifiser le débat.
Comment des jeunes scolarisés au collège ou au lycée peuvent-ils s’y retrouver face à ces travaux, ces textes, ces documents ? Comment les enseignants peuvent-ils aider les jeunes à y voir clair ? Comment les parents, les adultes, peuvent-ils se former pour mieux analyser ces supports et ainsi aider à comprendre ? Je crains que dans une société d’accélération cela soit devenu presqu’impossible. Les médias de masse s’appuient de plus en plus souvent sur les « philosophes » ou les « éthiciens » pour aider à y voir clair. Mais eux-mêmes sont-ils en mesure de le faire ? Ont-ils réellement la connaissance et la compétence sur les objets de leurs propos, au-delà d’une formation théorique de « principe ». La philosophie des sciences de la nature de la matière ou humaine n’est pas une chose simple…. Et nécessite de prendre du temps et d’approfondir. Or même là, le temps médiatique amène certains à faire passer leur analyse plus vite qu’il ne le faudrait. La pensée « longue et lente » est de plus en plus mal vue…. surtout si elle reste loin de médias et des projecteurs.
Apprendre à comprendre, vérifier l’information, la hiérarchiser est une chose bien plus complexe qu’il n’y parait comme le montrent ces exemples. Elle n’est pas à la portée de tous, c’est pourquoi nombre de gens font des raccourcis qui transforment un sentiment en vérité énoncée et cela favorise les « nouvelles approximatives » ou encore les « vérités à vérifier ». A cela s’ajoute la difficulté d’accès aux travaux scientifiques souvent difficiles voire impossible à lire sans un solide bagage. Certes il y a la « vulgarisation » scientifique. Il suffit de lire les nombreux écrits à propos des « écrans » pour se rendre compte que cette vulgarisation (faite par les scientifiques eux-mêmes) est souvent envahie d’idéologie, d’interprétations… On a parfois recours aux méta-analyses, mais là encore les doutes sont nombreux comme l’avait montré Olivier Rey à propos de la méta-analyse de John Hattie. On tente alors de s’en remettre aux médias de masse, redevenus parfois médiateurs autorisés, mais là encore, la logique éditoriale restreint fortement leur capacité d’explication suffisante pour analyser le fond des questions posées. Il reste alors le réseau relationnel. « On m’a dit que » est la base de nombre de vérités non vérifiées, mais validées par l’autorité que l’on confère à l’autre. Parfois on confère cette autorité à la masse, la preuve par le nombre de fois que le message est relayé. Cette dégradation progressive c’est autant « d’écrans » à un travail de raisonnement scientifique rigoureux.
L’apprentissage qui semble le plus efficace est celui qui utilise les moyens de ceux qui produisent les savoirs : la démarche de recherche (investigation, problématisation, recherche-action…). De la Main à la pâte aux Savanturiers et autres Jeunes chercheurs, ces méthodes ne sont pas nouvelles mais elles sont essaimées dans les préconisations didactiques (cf. JP Astolfi par exemple). Malheureusement les plus diplômés et les chercheurs qui participent à l’élaboration des programmes et directives oublient parfois que l’esprit de la démarche de recherche s’initie très tôt. Ils croient trop souvent qu’il suffit d’un enseignement « mécanique » pour commencer (formation de base…) avant d’arriver beaucoup plus tard à la démarche de recherche (entrée en Master 1 et encore pas tous). Or c’est en parallèle, la plupart du temps et souvent dans le cercle familial que cette logique d’analyse et de réflexion se construit. Et elle irrigue le parcours de ceux qui iront vers ces emplis de recherche ou de responsabilité. Les entreprises et leurs « soft skills » l’ont bien compris d’une autre manière mais dans la même logique.
Développons de plus en plus cet esprit méthodologique, d’analyse critique, et d’approfondissement chaque fois qu’on le peut et dès le plus jeune âge. Il y va de la construction du fonctionnement intellectuel et cognitif adapté à un monde complexe et de plus en plus troublé par la généralisation des moyens numériques….
Webographie
– Le rapport ICILS 2018 proposé par la DEPP du MEN à partir de l’enquête IEA : https://www.education.gouv.fr/cid148199/icils-2018-enquete-internationale-aupres-des-enseignants-de-quatrieme-sur-l-utilisation-des-technologies-de-l-information-et-de-la-communication.html
– L’article de Thierry Karsenty : http://www.karsenti.ca/karsenti_usage_ecrans_2020.pdf
– Un compte rendu de recherche publié dans le BEH
https://www.santepubliquefrance.fr/content/download/222898/2473413
– Un article complémentaire et critique de cette recherche
https://www.huffingtonpost.fr/entry/installer-les-enfants-devant-la-tele-tot-le-matin-favoriserait-les-troubles-du-langage_fr_5e1d329bc5b6640ec3d9cabb
– Dossier du Huffpost
https://www.huffingtonpost.fr/entry/le-smartphone-les-enfants-et-les-parents-notre-dossier-special-rentree_fr_5d5ead64e4b02cc97c89bfb0
– Rapport et synthèse du Haut conseil de la santé publique
https://www.hcsp.fr/explore.cgi/avisrapportsdomaine?clefr=759
– Sur le même thème cet article
https://www.pseudo-sciences.org/Enfants-de-moins-de-quatre-ans-ecrans-et-troubles-du-comportement
– Document sur les mythes en éducation
http://espe-rtd-reflexpro.u-ga.fr/docs/sciedu-general/fr/latest/mythes_education.html
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