Un article d’Emmanuelle Villiot-Leclercq, « L’ingénierie pédagogique au temps de la Covid-19 », Distances et médiations des savoirs, 30 | 2020, mis en ligne le 25 juin 2020, consulté le 01 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/dms/5203
Introduction
Dans leur texte de cadrage, Peraya et Peltier (2020) rappellent combien les fondements de l’ingénierie pédagogique au travers des évolutions technologiques, sociétales, et des pratiques individuelles et collectives des étudiants et enseignants, ont été de nombreuses fois remis en cause et interrogés. Dans le contexte de la pandémie mondiale que nous traversons, ils sont cette fois fortement secoués, voire déstabilisés.
Invitée en pleine pandémie à répondre aux questions posées par les auteurs de cette rubrique qui a été pensée et questionnée à une époque où nous étions dans la continuité du regard de nos pratiques et dans un contexte d’évolution connu, j’ai pris le parti de décaler ma contribution et de la centrer sur l’ingénierie pédagogique de la formation à distance en temps de confinement et de pandémie plus largement. L’ambition de cette contribution au débat demeure de partager des réflexions, constats et pistes d’intelligibilité sur ce qui se joue actuellement, au temps de la Covid-19, au travers de trois questions majeures posées par le texte de cadrage de la rubrique.
En quoi sommes-nous aujourd’hui dans une dynamique qui appelle à un renouvellement incontournable des pratiques ?
L’ingénierie pédagogique, en première ligne de nos systèmes éducatifs, est actuellement confrontée à une dynamique avant tout sociétale et anthropologique sans précédent, doublée d’une accélération technologique, déjà précédemment bien engagée. Cette dynamique nouvelle va très certainement selon certains auteurs (Devinney et Dowling, 2020) entraîner un changement de paradigme d’enseignement et d’apprentissage annoncé et attendu depuis longtemps. Sur la période que nous traversons, après la sidération, les points de vue éclairant ces dynamiques nouvelles qui semblent s’ouvrir ne manquent pas. La philosophe Claire Marin (2020) spécialiste des basculements et des ruptures individuelles et collectives rappelait dans un article récent du Monde que « face à une catastrophe, on se rassure en la considérant comme une parenthèse plutôt qu’un avertissement », l’avertissement d’un déséquilibre, d’une rupture, d’une transition, ou d’une transformation. Pour cette philosophe, l’expérience de la pandémie et de ses implications soudaines (retour cataclysmique d’une grande peur oubliée de l’épidémie) et massives (plus de la moitié de l’humanité confinée durant de longs mois) est une expérience avec un potentiel destructeur aux plans psychique, moral, politique, social, économique très fort, car cette expérience déconstruit les constructions imaginaires, les habitus, les règles de fonctionnement et de relations qui fondent nos sociétés, et ce à tous les niveaux. L’historienne Françoise Hildesheimer (2020) souligne, quant à elle, que dans l’histoire les épidémies ont un rôle fondamental dans les évolutions sociales, politiques, économiques, sociologiques. Leurs impacts se mesurent seulement en revanche au moment de leur cessation dans la mesure où c’est cette dernière qui permet « un renversement de conjoncture en tous les domaines » (Hildesheimer, 2020) et ouvre des voies. En effet, la pandémie et la contagion, tant qu’elles sont une réalité quotidienne, brouillent le discernement et la possibilité d’une intelligibilité de ce qui se passe réellement. Quand elles cessent s’ouvrent la possibilité de recul, de raisonnement et de choix.
À l’heure où j’écris, nous sommes encore dans la phase où la pandémie est une réalité quotidienne et où le discernement n’est pas complet. À cette cessation, mille chemins sont possibles rappelle Claire Marin (2020), mais ces voies n’auront pas toutes la même consistance. Ces considérations génériques s’appliquent également au champ de réflexion qui est le nôtre dans cet article : le champ de l’ingénierie pédagogique, et plus particulièrement de l’ingénierie de la formation à distance.
Face à ces possibles, nous faisons l’hypothèse que nous aurons les moyens d’appréhender la question de l’ingénierie pédagogique selon les deux plans proposés par Deleuze (2008). Après, charge à nous, communauté éducative, institution, équipe pédagogique, individu d’en choisir un ou de combiner les deux peut-être.
Tout d’abord, selon le plan de l’organisation qui s’occupe des formes et des sujets. Si l’on reformule plus opérationnellement dans le champ de l’ingénierie de la formation à distance, notre attention sera amenée à se porter plus pragmatiquement sur l’évolution des modalités de formation, des planifications des programmes et des modules, des cadencements des séquences d’enseignement, de la formation et accompagnement des parties prenantes, du comptage du temps de conception et de suivi, de la distribution des rôles des enseignants et des personnes supports (ingénieurs pédagogiques, etc.) dans les différentes étapes de l’ingénierie pédagogique, du rôle et de l’implication de l’institution à s’emparer des problématiques de conception, de médiatisation des ressources, de diffusion avec des infrastructures pédagogiques et organisationnelles à la hauteur des enjeux.
Ensuite, selon le plan de la consistance qui s’inscrit dans des vitesses et des mouvements de relations. Dans le champ de l’ingénierie pédagogique, notre attention se portera sur des dispositifs d’apprentissage « nouvelle génération », ouverts qui favoriseront les rencontres sur une ligne de temps et d’actions non prédéfinie ni planifiée, chaque rencontre (étudiant/savoir, étudiant/étudiant, étudiant/professionnel, etc.) étant des évènements d’apprentissage à valeur formative. Nous y reviendrons dans la dernière partie.
À quoi ressemble la cuisine de l’enseignant au quotidien au temps de la pandémie Covid-19 ?
Tout d’abord, nous partageons le constat que l’ingénierie pédagogique au temps de la Covid est une ingénierie dédiée au format essentiellement distanciel de l’enseignement, et ce sur des aspects très pragmatiques et opérationnels. Elle se déploie au travers de nombreux questionnements du côté des enseignants, de la maternelle à l’enseignement supérieur. Quels sont les éléments clés d’un cours à distance ? Comment dois-je organiser mon cours à distance ? Quelles sont les stratégies pédagogiques à mettre en place ? Comment dois-je élaborer les évaluations à distance ? Comment mettre en place des travaux de groupe à distance ? Comment bien articuler les outils de classe virtuelle synchrone et les plates-formes asynchrones ? Comment créer une vidéo de qualité avec mon smartphone ? etc. Au travers de ces questions posées partout en même temps, l’ingénierie pédagogique a elle aussi connu son état d’urgence…
Une ingénierie pédagogique de la formation à distance « d’urgence »
En quelques jours seulement les évolutions et les changements qui semblaient prendre des années ont connu une accélération fulgurante. Dans leur texte de cadrage, Peraya et Peltier (2020) présentent des analyses de cas de terrain de déploiement de l’ingénierie pédagogique en formation à distance, s’inscrivant dans une temporalité longue. Le deuxième cas présenté, l’exemple de l’université Cergy Pontoise, est assez frappant. Les auteurs mentionnent des changements sur 5 ans et dans une « approche par expérimentation ». Au printemps 2020, l’ensemble des écoles maternelles, secondaires, et institutions d’enseignement supérieur en France et de par le monde ont dû basculer en quelques jours, au mieux parfois en quelques semaines, vers l’enseignement à distance. Du jour au lendemain, les locaux ont été fermés, les cours en présentiel ont été annulés. De façon foudroyante, la majorité des institutions françaises, européennes et mondiales sont passées de la présence massive à une mise à distance massive, dans tous les sens du terme, distance géographique, distance physique, distance relationnelle, et distance cognitive par rapport à la réalité.
Trois éléments majeurs ont eu un impact sur l’ingénierie pédagogique d’urgence que nous avons vécue : la vitesse de la bascule, l’obligation institutionnelle de la bascule et sa portée historique et sociétale. Dessus (2006) rappelle que l’Instructional Design, une des branches de l’ingénierie pédagogique, est née dans les années 40, dans une situation similaire d’urgence (pour exemple, le lexique martial dans lequel a puisé le président français renvoie au caractère urgent et exceptionnel de la situation), lorsque pendant la Seconde Guerre il a fallu répondre à des besoins de formation rapides et efficaces à des fins militaires et technologiques. Aujourd’hui, de la même façon, en situation de pandémie, l’ingénierie pédagogique a en effet été sommée de se mobiliser pour répondre à une demande sociétale massive. En effet, les dispositifs de formation à distance ont dû répondre, non pas à des intentions classiques et internes des établissements (accroître les effectifs, trouver de nouveaux publics et segments de marché, opérer des économies de fonctionnement, etc.), mais à une demande sociétale et à son enjeu majeur : comment continuer à éduquer, à partager le savoir, à aider les apprenants à rester dans la dynamique de la construction du savoir ?
Les enseignants et les étudiants en 1ère ligne : un accompagnement accru et d’urgence
Tous les enseignants sans distinction ont été concernés, des plus récalcitrants en passant par les démunis jusqu’aux expérimentateurs aguerris. Les services de soutien à la pédagogie également, souvent sous-dimensionnés, ont été submergés de demandes pour aider à scénariser, médiatiser des ressources, déployer des systèmes de classe virtuelle, renforcer les plates-formes, monter grandeur nature des dispositifs d’évaluation en ligne ad hoc. Un exemple dans un service de soutien à la pédagogie d’une institution d’enseignement français comptant 200 enseignants permanents et 600 intervenants, et quelques chiffres vertigineux : en 2 mois, plus de 2700 demandes d’aide traitées, plus de 100 accompagnements, 4 semaines en continu de formation des enseignants.
Dans cette ingénierie pédagogique de formation en ligne d’urgence, la rupture des pratiques est presque de l’ordre paradigmatique tant elle est vaste et massive et tant elle surprend par sa portée anthropologique. Dans l’urgence à gérer la distance dans le système d’enseignement, nous avons en quelque sorte également fait l’expérience nouvelle et étrange de notre interdépendance au vivant, mais également aux autres, à ce qui nous relie les uns aux autres, étudiants/enseignant, enseignants d’une même équipe, d’une même institution, enseignants/administratifs, enseignants/étudiants, enseignants/ingénieurs pédagogiques, etc.
Des études au sein de différentes institutions vont devoir être mises en place rapidement pour étudier l’ampleur des impacts et des changements dans les institutions d’enseignement supérieur. À ce jour, on observe de façon empirique trois tendances fortes impactant l’ingénierie pédagogique pendant cette période.
Un basculement dans le distanciel au détriment des processus et des potentialités de l’ingénierie pédagogique
Au vu des différents éléments dont nous disposons, et de façon très subjective, nous pouvons formuler trois hypothèses sur la nature de ce qu’a produit cet enseignement à distance massif sur nos pratiques habituelles d’ingénierie :
– la majorité des enseignements à distance ont été produits en sollicitant de façon assez minimale les modèles et approches de l’ingénierie pédagogique connus ;
– les pratiques d’enseignement à distance se sont déployées à partir de pratiques individuelles de type artisanal, le but étant de faire au mieux dans les temps impartis ;
– l’attention s’est concentrée sur la transposition rapide, une forme de bascule minimale de la scénarisation et également des évaluations, et peu d’évolution sur la médiatisation des ressources. On a fait avec ce qu’on avait sous la main, éventuellement quelques évolutions, slides sonorisés, quelques capsules vidéo.
Nous aurions pour l’instant donc assisté plus à une transposition du présentiel au distanciel plus qu’à une véritable transition comme d’autres auteurs le constatent (Caron, 2020). La tendance a donc été à un renforcement de la « cuisine de l’enseignant », sous la forme de bricolage créatif, artisanal, intuitif, plus qu’à une exploitation massive des connaissances et processus d’ingénierie pédagogique disponibles et largement étudiés et utilisés depuis des décennies (Basque, 2017).
L’effacement de la contrainte du distanciel d’enseigner majoritairement en différé et le triomphe du synchrone
L’une des caractéristiques majeures de la formation à distance, le fait d’enseigner en différé, tel que souligné dans le texte de cadrage, s’est vue affaiblie par l’évolution technologique des systèmes d’enseignement en temps réel. De nombreux établissements se sont dotés en urgence, ou étaient en cours de déploiement, d’environnements de visioconférence a minima ou de classe virtuelle dans le meilleur des cas. D’autre part, des systèmes gratuits ou partiellement gratuits en temps limités ou avec des fonctionnalités dégradées étaient disponibles. Ils ont permis aux enseignants d’opérer une bascule rapide sans trop d’aménagements du présentiel en des temps synchrones distanciels proches de ce que l’on faisait en cours avec le recours au discours immédiat, au chat à l’accès à des bibliothèques de fichiers partagés et modifiables en temps réel.
Une accélération du travail collaboratif en distanciel
Ces pratiques ne semblent pas avoir pour autant renforcé obligatoirement le transmissif, car ces outils synchrones proposent à présent des fonctionnalités permettant de gérer des canaux, des ateliers propices au travail de groupe tel ou proche de ce qui était fait en classe.
Nous avons assisté au triomphe en quelques semaines d’un enseignement distanciel synchronique, et si les conditions et les compétences des enseignants le permettaient, avec une dimension collaborative, au risque de voir se développer une surcharge cognitive des étudiants vivant un étrange présentiel distanciel en journée continue, et une disparition des temporalités de travail en différé propices à la prise en responsabilité et en autonomie du travail par les étudiants.
Une ingénierie pédagogique de l’ajustement pour une cuisine pimentée de remise en question à l’heure des bilans
Ces considérations montrent bien qu’à l’issue de la phase d’ingénierie pédagogique d’urgence les lignes de l’ingénierie pédagogique du distanciel des vingt dernières années sont mises à mal et chahutées par les contraintes d’un enseignement en confinement, mais également par un horizon pandémique incertain et latent.
Ce qui il y a trois mois était pour tous, et notamment pour les enseignants, les étudiants, mais également les institutions d’enseignement supérieur, une situation exceptionnelle et transitoire s’installe dans une temporalité de plus en plus extensive. L’ingénierie pédagogique de la formation à distance d’urgence s’installe dans la durée et aborde aujourd’hui à l’orée de la fin d’année scolaire une phase d’ingénierie de l’ajustement à court terme. En quoi consiste-t-elle ? Cette ingénierie de l’ajustement interroge tous les niveaux de l’ingénierie tels que définis par Leclercq (2003).
Au niveau macro, de l’ingénierie institutionnelle, on en est à la fois dans l’état des lieux et l’anticipation, ou du moins devrions-nous l’être : bien identifier les changements d’infrastructures nécessaires, technologiques, et bien évidemment aligner les moyens humains et les compétences. Les institutions, sauf celles qui étaient déjà massivement des institutions à distance, ne sont pas armées ni organisées pour faire face à la digitalisation massive des programmes. Pourtant, pour des raisons de risques sanitaires probablement persistants, dans cet horizon qui se dessine, il va falloir compter et vivre avec la distance dans nos systèmes d’enseignement.
Au niveau méso, de l’ingénierie de formation, on tente de repenser le cadencement des curricula avec des angles morts malgré les années d’expérimentation : calcul de la charge de travail d’un étudiant dans un dispositif distantiel, calcul des heures d’enseignement à distance, calcul et statut de tutorat à distance, profil des tuteurs, la gestion de la validité des examens à distance, formation des personnels d’encadrement à la littératie numérique et aux compétences informationnelles... Toutes les questions débattues, testées, parfois mises sous le tapis dans des institutions, car non urgentes remontent et sont finalement peu documentées notamment au niveau du monde francophone.
Au niveau micro, celle de l’ingénierie pédagogique, on est dans une phase de bilan des pratiques pédagogiques : quelles sont les pratiques qui ont été affectées ou augmentées par la période d’urgence traversée ? Les débats sont vifs entre enseignants, experts, non experts, réticents, éclaireurs, etc. Un des points de discussion, trop longtemps resté en marge des pratiques des enseignants porte sur la scénarisation. En effet dans cette phase d’ajustement que l’on connaît en ingénierie pédagogique sous le nom de réingénierie, c’est la phase de design, qui emporte toutes les attentions, car c’est elle qui est au cœur de ce que va vivre l’étudiant. C’est la scénarisation qui va faire la qualité « l’expérience de l’apprenant » (Deschryver et Lebrun, 2006 ; Villiot-Leclercq, 2007 ; Villiot-Leclercq et David, 2010) rejoignant tout un courant de l’ingénierie pédagogique cité dans le texte de cadrage. D’autres chercheurs explorent des pistes nouvelles permettant à l’enseignant de déployer son scénario au travers d’artefacts simples et malléables selon une ingénierie dispositive (Caron, 2020) dans un contexte instrumenté ou favorisant des approches hybrides visant à penser le présentiel et le distanciel selon une ingénierie de type design spatial sociotechnique (Laurent, Dessus et Vaufreydaz, 2020
Dans cette période de rupture, les modèles de design pédagogique portés et étudiés, connus sont-ils toujours opérants et pertinents ? Quelles sont les voies possibles à emprunter ?
Penser cette phase d’ajustement dans la perspective de la scénarisation ouvre les possibles dont nous parlions au début de cet article pour aborder la troisième phase de l’ingénierie pédagogique au temps d’une pandémie : la phase potentielle d’une ingénierie pédagogique en transition.
Après l’urgence et l’ajustement, en quoi une phase de transition est-elle possible et en quoi peut-elle consister et renouveler les modèles de design pédagogique ? Face l’affaiblissement des modèles classiques de l’ingénierie pédagogique de la formation à distance et en contexte pandémique durable, il est nécessaire de penser ce que pourraient être les nouveaux visages de l’ingénierie pédagogique. Nous avons très peu d’éléments à ce jour et il ne s’agit pas de faire de cette réflexion un récit d’anticipation ou de fiction. Mais il est cependant nécessaire de commencer à penser son devenir. En effet, après l’urgence et l’ajustement, l’ingénierie pédagogique peut être pensée comme une ingénierie en transition ou dit autrement en devenir ; un devenir qui, selon nous se construit et s’élabore au travers de principes, de discours et d’actions concrètes.
Trois principes
Ces principes, selon notre point de vue pourraient être déclinés sous un triptyque inspiré des modèles de réflexion actuels de transition et de durabilité.
D’abord, un principe de prévisibilité : une ingénierie pédagogique qui s’inscrit dans un territoire et une culture ; une ingénierie qui n’est pas découpée en trois niveaux silotés (macro, méso, micro), mais qui rassemble ces trois niveaux et leurs acteurs (enseignants, étudiants, administratifs, direction) autour de règles et de valeurs clés qui sont nommées, avec un soutien explicite de l’institution. Une ingénierie qui vise les étudiants avant toute chose et par-delà, l’impact sociétal lors de l’entrée dans la vie professionnelle de ces derniers.
Ensuite, un principe de progressivité : l’évolution de l’ingénierie pédagogique relève d’une vision encore à construire, ou en construction, mais ne peut se passer d’une réflexion à court terme et opérationnelle en lien avec les acteurs qui la portent ou la vivent. Sortie de l’urgence, cette ingénierie devrait s’inscrire dans le respect des temporalités et des rythmes d’appropriation des outils, des méthodes, du développement des compétences. Faire croître certains paramètres essentiels (formation, accompagnement des enseignants et des étudiants notamment en culture numérique…) et se doter les moyens humains et technologiques adaptés (cellules de soutien pédagogique et digitale dimensionnées, etc.).
Enfin, un principe de réversibilité : l’ingénierie pédagogique ne peut s’enfermer dans un seul modèle ; elle ne peut plus se contenter des anciens modèles de design ; elle ne peut s’inscrire dans un modèle « à distance » définitif…Dans le contexte d’incertitude qui semble désormais le nôtre, elle doit ainsi permettre d’outiller les enseignants et les personnels d’encadrement en vue de déployer des dispositifs d’enseignement ouverts qui agencent de façon subtile « distance et présence », permettant de les combiner ou de passer de l’un à l’autre. Il faudra peut-être passer de la présence au distanciel à nouveau en très peu de temps, revenir au présentiel ou à une situation hybride dans des conditions sanitaires intenables suivant un rythme de confinement/déconfinement. Nous sommes à l’orée d’approches pédagogiques dont on ne connaît pas le nom et de modèles pédagogiques dont on ne connait pas les contours à ce jour, et qui vont nécessiter les métamodèles ou les modèles de conception de la conception que France Henri (2019) appelait de ses vœux.
Des discours et trois postures
Cette ingénierie pédagogique de transition va également s’élaborer dans des discours, des paroles, des mots, toute une sémantique des acteurs du système éducatif. Comme dans toute époque de crise et de transition, différentes figures d’orateurs s’affronteront. L’ingénierie pédagogique dans les institutions, pourra entrer dans le temps des prédicateurs et des prescripteurs (enseignant, personnel des services de soutien, direction…), « voici ce que j’ai fait, voici ce qu’ils font, voici ce qu’il faut faire », et le temps des expérimentateurs et de chercheurs sera révolu.
Elle pourra aussi entrer dans le temps des procureurs comme le dirait Deleuze (2008) à l’issue des phases d’urgence et d’ajustement : « nous aurions dû faire comme ceci, voici où sont les responsabilités », sans discernement sur cette phase d’urgence et l’acuité des enjeux qui arrivent. Elle pourra entrer dans le temps des éclaireurs qui verront loin, mais auront besoin d’accompagnement, de soutien et de confiance, notamment au niveau des institutions, pour penser la prévisibilité, la progressivité et la réversibilité.
Et dans tout cela, comment préserver le temps des explorateurs, des expérimentateurs et des innovateurs ? Leur temps est-il révolu ?
Trois voies possibles et des actions
En fait, tout dépend des voies qu’ensemble, par institution, par équipe pédagogique, nous allons prendre dans cette ingénierie en transition. Dans la phase de transition qui s’offre à nous, nous pensons que trois voies sont possibles. Elles ne sont pas les seules évidemment. Elles seront amenées à impacter les modèles de design dans tous les cas. Ces voies se dessineront au travers des discours évoqués et de la façon dont seront mis en œuvre les trois principes précédents (prévisibilité, progressivité, réversibilité) :
Voie 1 : le renforcement des modèles de design pédagogique prescriptifs, linéaires (facteurs : choix institutionnels, déploiement de masse, recherche de clarté dans les process, rassembler les acteurs autour de pratiques classiques et éprouvées, etc.).
Voie 2 : l’éclatement des modèles de design actuels et collectifs et triomphe des modèles individuels de design artisanaux, pouvant faire émerger des micro dynamiques communautaires entre enseignants experts et non-experts au sein des institutions.
Voie 3 : l’émergence de modèles de design ouverts et vivants qui soutiennent des dispositifs d’apprentissage basés sur la co-construction et l’auto-organisation déployables à distance ou en présence.
Nous développons un peu cette troisième voie qui nous semble prometteuse et nouvelle et qui fait écho aux métamodèles de design que France Henri envisageait (2019). Georges Canguilhem (1952) et d’autres penseurs actuels du vivant comme Baptiste Morizot (2020) rappellent notre interdépendance au monde et aux autres. Dans cette lignée de pensée, un dispositif d’apprentissage peut se penser comme un organisme vivant (il est constitué d’enseignants, d’étudiants, de professionnels, etc.) en relation permanente avec le monde qu’il l’entoure et avec qui les liens se nouent et se renouent pour s’alimenter.
Les recherches appliquées en ce domaine sont déjà en cours avec des expérimentations (Villiot-Leclercq et Strub, 2019), au travers de propositions de framework permettant de dessiner un premier contour de nouveaux métamodèles de design. Favoriser la co-construction en laissant l’étudiant à la manœuvre, favoriser les rythmes et les vitesses des apprenants et des autres parties prenantes, c’est emprunter la voie de la consistance proposée par Deleuze et non celle de l’organisation, de la planification, des modèles connus. C’est aussi se reposer la question vive abordée dans le cas 3 du texte de cadrage et largement exploré par Henri (2014) qui étudie comment les étudiants, malgré l’existence d’Environnements Institutionnels d’Apprentissage (EIA), recréent sans cesse des Environnements Personnels d’Apprentissage (EPA) : quel format pour les environnements d’apprentissage technologiques à déployer à l’avenir ? Instaurer un contrôle des pratiques étudiantes ? Prescrire, formaliser et imposer les EIA pour maintenir, quoiqu’il en coûte, la cohérence, de réaffirmer l’ADN d’une école ? Ou bien accepter d’emprunter la troisième voie et dépasser ce paradoxe en changeant également nos modèles de design dont nous n’avons pas les clés actuellement, mais qui pourraient reposer sur les quatre piliers suivants pour produire des dispositifs d’apprentissage hybride de type Lab Vivant ?
– Intégrer la confiance et la co-construction dans les dispositifs d’apprentissage ;
– favoriser les dynamiques d’auto-organisation des acteurs au sein des dispositifs et en faire des lieux de « rencontres » (savoir/enseignant ; enseignants/étudiants ; professionnels/étudiants, étudiants/professionnels, étudiants/enseignants/territoires, etc.) et d’événements formatifs co-construit et ouverts ;
– penser autrement l’engagement et le positionnement de chaque partie prenante dans le dispositif d’apprentissage ;
– accepter la co-existence de multi-environnements technologiques qu’il faudra mettre en constellations et en résonance malgré tout.
Les trois voies que nous avons suggérées nous présentent cependant trois risques majeurs. Le premier risque concerne l’oubli une nouvelle fois de l’expérience étudiante et de la prise en compte de ce que le champ de recherche sur les stratégies d’auto-régulation (Cosnefroy, 2012) peut apporter à l’ingénierie de la formation à distance, tout comme celui en développement sur les Learning analytics (Peraya, 2019 ; Peraya et Luengo, 2019). Un deuxième risque serait de négliger d’anticiper l’appropriation des dimensions de l’ingénierie pédagogique par les enseignants et de ne pas sous-estimer les besoins en termes de soutien humain sur toutes les dimensions (design, médiatisation, évaluation…). Actuellement beaucoup d’initiatives pédagogiques ont été mises en place par les enseignants dans l’urgence, mais avec de l’accompagnement et de la réingénierie, ces dernières peuvent donner lieu à des approches pérennes et nouvelles. Cette pérennisation passerait alors par un travail de réingénierie « accompagné » et co-construit (soit avec des pairs, soit avec des ingénieurs pédagogiques, soit avec le regard des étudiants même), qui permettrait de favoriser le déploiement des modèles de design existants ou en devenir et à terme, une meilleure appropriation de ces derniers par les parties prenantes. Un dernier risque pourrait être la difficulté institutionnelle d’aligner les moyens nécessaires, de rassembler et de faire monter en compétences les acteurs et notamment les étudiants, d’avoir le courage de bouger les infrastructures supports à la mise en place, de repenser le temps de travail de l’enseignant, etc.).
Conclusion
Dans l’urgence, une prise de conscience a eu lieu à tous les niveaux (individuel, collectif, institutionnel) du rôle de l’ingénierie de la formation à distance pour ouvrir des nouvelles voies sur des dimensions fondamentales comme la scénarisation et la place des parties prenantes dont les étudiants dans le design, mais aussi sur l’accompagnement des acteurs et de leur formation à une culture numérique et de l’apprentissage distanciel. On sent qu’une nouvelle trajectoire se dessine dans les institutions changeant le périmètre et la nature d’un dispositif d’enseignement. Penser ce dernier comme un tout interdépendant et co-construit n’est pas anodin et chose aisée, et il semble bien que l’ingénierie pédagogique sorte de cette pandémie avec de nouveaux enjeux majeurs, pédagogiques, mais également sociétaux : « La plus grande illusion est de croire connaitre le présent, car nous y sommes. […]. Mais il ne suffirait pas de penser correctement le présent pour prévoir le futur. Certes, l’état du monde présent contient en puissance les états du monde futur. Mais il contient des germes microscopiques, qui se développeront, et qui sont encore invisible à nos yeux. » (Morin, p. 66). En attendant, il va falloir à nouveau pour la énième fois sur le métier remettre l’ouvrage…
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Villiot-Leclercq, E. et Strub, L. (2019, juin). Co-construire avec des étudiants en parcours « Entrepreunariat associatif » : une communauté de pratique pour apprendre le comportement organisationnel. Questions de Pédagogies dans l’Enseignement Supérieur, ENSTA Bretagne, IMT-A, UBO, Jun 2019, Brest, France. Récupéré le 30 mai de : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02284350/document
Référence électronique
Emmanuelle Villiot-Leclercq, « L’ingénierie pédagogique au temps de la Covid-19 », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 30 | 2020, mis en ligne le 25 juin 2020, consulté le 01 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/dms/5203
Auteur
Emmanuelle Villiot-Leclercq
Grenoble École de management
Emmanuelle.VILLIOT-LECLERCQ@grenoble-em.com
Vos commentaires
# Le 1er septembre 2020 à 12:15, par THUARD GILDAS En réponse à : L’ingénierie pédagogique au temps du Covid-19
Bonjour,
Croyez-vous qu’en ce temps de crise systémique, nous ayons le temps de lire des articles sous forme de pavés !!! Article sûrement très intéressant mais l’innovation pédagogique n’appelle t-elle pas à une ingénierie pédagogique non pas inclusive ou accessible universelllement mais culturellement "diversel" (mot inventé par P. Chamoiseau et E. Glissant pour l’opposer à "universalisme" afin de l’émanciper de la tendance d’uniformisation et à l’unicité.) dans L’écologie ou la passion du vivant (G. Malsa, 2008).
Cette culture numérique d’un bloc sous forme de one-page me rend pas les yeux !!! Il en va de même pour toute une littérature française et internationale, notamment les publications scientifiques, thèses... normées à l’accessibilité d’une oligarchie pesante et avide de pouvoir.
L’objectif premier de l’innovation pédagogique ne serait-il pas celui de sa vulgarisation. La stratégie militaire selon Napoléon Bonaparte était qu’ "un schéma vaut mieux qu’un long discours".
Ne pourrions-nous pas appliquer cette stratégie simple de vulgarisation schématique à l’ingénierie pédagogique ?
L’éducation culturellement diverselle n’est t-elle pas la clé pour contrer les inégalités sociales et la paradigme de la reproduction sociale explicitée par P. BOURDIEU. Son schéma sur la notion d’habitus est toujours d’actualité....
Gildas THUARD
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