Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

Le rapport du Cnesco : intérêt et limites, une approche critique.

Un article repris de http://www.brunodevauchelle.com/blo...

Le rapport du CNESCO « Numérique et apprentissages scolaires » http://www.cnesco.fr/fr/numerique-et-apprentissages-scolaires/ publié ce 15 octobre va alimenter dans les prochains jours et jusqu’aux EGN le débat public sur le numérique en éducation. C’est un excellent document que nous invitons à lire attentivement. Malheureusement, ce rapport est partiellement incomplet et limité. Et pourtant son intérêt est grand, tant il souligne et met en évidence des éléments que nous analysons depuis de nombreuses années sur ce blog et dans nos chroniques du Café Pédagogique. Les dix remarques présentées dès l’introduction du rapport de synthèses, bien que trop peu explicitées et étayées (ils renvoient tous aux sous-rapports qui méritent tous d’être lus : http://www.cnesco.fr/fr/contributions-thematiques-du-dossier-numerique/), devront être présentes désormais dans la tête de tous les décideurs qui s’interrogent sur les limites de l’utilisation du numérique en classe. Les auteurs de ce rapport sont nuancés (comme ils le sont dans d’autres écrits) et renvoient souvent dos à dos les tenants et les opposants au numérique dans l’enseignement, ce qui, au-delà du bon sens, invite à la réflexion à propos de chaque projet et de sa pertinence. Sur un plan conceptuel, les auteurs confondent/réduisent souvent dans leur texte éducation et enseignement scolaire. Rien que cette assimilation/réduction suffit à nous interroger sur « d’où ça parle ? » (comme pourrait le dire Jacques Lacan). Car le rapport ne fait référence qu’à la seule salle de classe (ce qui semble cohérent avec le titre du rapport), sans prendre en compte, ou rarement ni même évoquer clairement l’écosystème dans lequel se développe le numérique dans les établissements scolaires (ce qui semble une importante limitation). C’est d’autant plus dommage qu’en complétant le travail par une approche plus socio-critique, et d’analyse des politiques publiques dans le domaine cela aurait permis de mieux comprendre les conclusions présentées.

En effet la seconde hypothèse proposée dès l’introduction du rapport révèle que le prisme par lequel la question est abordée est limité et que les conclusions qu’il propose demandent à être mises en question. On lit dès l’introduction la phrase suivante qui présente le deuxième objectif, la deuxième hypothèse : « s’il n’y a pas eu de révolution numérique à l’école, c’est parce que les outils numériques n’améliorent pas les apprentissages » (ainsi formulée cette phrase relève pour les spécialistes de la sociologie des usages d’une évidence). Ce que le rapport ne précise pas ici (mais deux lignes plus bas) c’est qu’il s’agit des apprentissages scolaires, en classe. Même si en fin de rapport deux paragraphes évoquent d’une par le lien avec les familles et, d’autre part les usages du numérique hors de la classe, on reste très largement en-dessous de ce que cela a comme importance. Or en ne le précisant pas les auteurs du rapport oublient deux dimensions essentielles de l’effet du développement du numérique dans la société, c’est qu’il est influent en dehors de la sphère scolaire d’une part et que, d’autre part, l’organisation et l’institution scolaire pose des cadres tels que le numérique ne pourrait absolument pas avoir d’effet sur ces apprentissages scolaires (cf. la non-mise en place effective du B2i entre 2000 et 2015, ou encore les préconisations du Conseil des programmes, en 1993). On peut s’en rendre compte en utilisant des comparaisons internationales. Même si le rapport nuance ensuite cette affirmation, « ça dépend », est-il écrit, une analyse un peu différente montre que ce « ça dépend » est justement lié, en partie à ces deux points qui ne sont pas analysés. Peut-être faut-il imputer ce prisme au champ de recherche des auteurs du rapport, la psychologie cognitive et la non-référence aux autres champs de recherche qui étudient aussi cela : l’anthropologie, la sociologie, les sciences de l’information et de la communication, et bien sûr les sciences de l’éducation.

Avant de revenir au rapport lui-même et d’en signaler les qualités « hic et nunc », il me semble nécessaire d’élargir le cadre d’analyse de la question du numérique dans le développement de nos sociétés et donc dans la place qu’il prend dans les « systèmes de transmission » dont l’école semble trop souvent être l’unique modèle possible, tant il semble évident à tous. On confirme d’ailleurs que le prisme du rapport est bien celui-là par cette autre phrase : « L’efficacité d’un outil en classe dépend fortement de ce qui accompagne une politique d’équipement, la formation des enseignants en premier lieu ». On a l’impression de relire quarante années de discours politiques et d’inefficacité constatée, ce que d’ailleurs fait en partie le rapport. Pour ceux qui lisent mes propos depuis longtemps, il va de soi qu’on ne peut considérer l’école comme le seul espace de transmission et que si l’on pense avenir de la transmission sous l’effet du numérique il faut donc remettre en question le « dogme » de l’école et de la forme scolaire (cf. les maisons de la connaissance). On peut d’ailleurs émettre l’hypothèse que le numérique est en train de développer une sorte de « tiers lieu virtuel » de la transmission. Mais alors quid de l’école ? Certes ce n’est pas l’objet et le cadre de ce rapport mais comment parler d’un objet aussi complexe que le numérique sans le situer plus largement, le contextualiser. Et surtout pouvait-il ignorer ou passer si rapidement sur la manière dont l’informatique, Internet puis le numérique ont pris place dans le système éducatif ?

Se pose donc aussi la question du cadre institutionnel et du poids de la machine étatique sur les réalités du numérique scolaire. Nous avons observé depuis 1980 l’évolution des préconisations et injonctions institutionnelles dans le domaine. À de nombreuses reprises, Michael Hubermann l’avait signalé dès 1973, les textes qui imposent des modifications de pratiques de manière réglementaire ne sont pas suivis d’effet cohérents avec les intentions. La transformation des pratiques quotidiennes des enseignants est un réel problème pour ceux qui prétendent piloter le système et qui surtout le font de manière descendante. On peut suivre ainsi l’itinéraire des « options » informatiques dans les années 1980, puis des propositions de type B2i, C2i et C2i2e au cours des années 2000 pour comprendre que les politiques n’ont pas réussi à transformer les pratiques. Il a fallu l’obligation d’un enseignement en seconde (SNT) pour entériner une volonté dont on sait qu’elle n’est pas sans poser problème à ceux qui ont en charge de le mener. De même au collège l’évolution des programmes d’enseignement de technologie et celle de la place de ses enseignants a subi suffisamment de transformations de tous ordres pour mettre en évidence les « hésitations » des pilotes et donc l’attentisme des enseignants eux-mêmes. On peut aussi évoquer la question des équipements et de leur qualité de fonctionnement. Entre la période avant Internet et celle après, les caractéristiques techniques ont fortement évolué et se sont complexifiées. Quand des enquêtes montrent que nombre d’enseignants déplorent encore aujourd’hui les dysfonctionnements trop nombreux des équipements installés, on ne peut que constater que les raisons de ne pas les utiliser sont acceptables (cf. l’allusion du rapport aux notions d’utilité, d’utilisabilité et d’acceptabilité bien connues en ergonomie – Bastien et Scapin 1999). On pourrait poursuivre nos analyses en discutant aussi de la manière dont les programmes d’enseignement sont élaborés, rédigés, diffusés et promus. En effet, nous avons pu observer que dans plusieurs situations des corps intermédiaires (inspection, direction en particulier) n’ont pas porté la mise en oeuvre réelle de certaines obligations, amenant les enseignants à élargir le champ de la liberté pédagogique jusqu’au refus de mettre en oeuvre des textes réglementaires.

Reste que ce rapport est important à la veille des États Généraux du Numérique et qu’en quelque sorte il les désavoue en grande partie. Même s’il n’est pas écrit en relation avec le fait du confinement et de ses conséquences, il éclaire la période d’une façon encore plus crue : comment une si modeste implication des enseignants dans les usages du numérique en classe a-t-il pu avoir un retentissement sur les « manières de faire pendant ce même confinement ? On a pu constater et on continue de le faire, que les usages principaux pendant ce confinement sont basés sur le travail antérieur en présentiel. Avec justesse il est écrit, page 45 : « si les résultats ne sont pas aussi positifs qu’on le voudrait, c’est dans doute parce que concevoir un outil numérique pour l’apprentissage est très exigeant. Nos compétences dans la conception de documents papiers sont souvent d’un faible secours. » Or pendant le confinement, il était trop tard pour concevoir, il a d’abord fallu transposer…. On peut d’ailleurs renvoyer le lecteur au livre de Manuel Musial et André Tricot (et coll) »Précis d’ingénierie pédagogique » (de Boeck 2020) pour comprendre justement que c’est en amont même de l’utilisation du numérique qu’il faut réfléchir. C’est d’ailleurs la principale critique que nous faisons à ces États Généraux du Numérique que de ne pas aller dans le sens d’une analyse bien plus large de la question éducative pour se limiter au seul numérique….

Le problème que pose la publication d’un rapport quel qu’il soit c’est le contexte dans lequel il émerge : moment de la parution bien sûr, mais aussi origine des paroles tenues (il est précisé que les propos n’engagent que leurs auteurs), et surtout limites de l’exercice qui s’impose de lui-même par la commande faite aux auteurs. Souhaitons qu’il soit, comme nous essayons de le faire ici, le début d’une réflexion plus large sur l’évolution du monde scolaire sous l’effet des changements de nos sociétés, comme les récents évènements semblent le confirmer, en bien comme en mal.

En complément, quelques remarques plus éparses à propos de ce document (uniquement le rapport de synthèse) :

Il est écrit p. 19 « Les deux processus de base de transmission de la culture sont l’imitation et l’enseignement ». On est étonné de constater cette affirmation non sourcée (alors que ce serait faisable) et surtout qu’elle ignore l’histoire même de la transmission avant l’institutionnalisation de l’enseignement… a moins que l’enseignement ne soit une catégorie générique, mais alors l’imitation en fait partie… On remarque l’absence, ici du rôle des interactions humaines connue par de nombreux travaux de recherche parfois anciens. Alors que quelques lignes plus loin est évoqué l’importance des pratiques sociales…ou encore p.36 en allusion à l’imitation en présence de l’imité….
Il est écrit p.33 « Les outils ne suffisent pas, à eux seuls,à améliorer les apprentissages de façon notable ». Alors que cette assertion est proposée plus tôt dans le rapport à propos du milieu du travail en entreprise, on ressent ici une impression d’allant de soi qui vise davantage à alimenter les critiques de certains discours marchands ou politiques (ou geek) que de faire avancer la connaissance fine du problème (cf. les travaux de Pierre Rabardel et à la suite tous ceux de la didactique professionnelle)
On peut s’étonner d’une absence de référence aux CDI et aux professeurs documentalistes (en particulier page 34 35) que ce soit comme repère ou comme champ d’étude. C’est ignorer ce qui a été mis en place depuis 1974 dans les établissements scolaires et qui pose toujours problème aujourd’hui dans cette approche de la question de l’EMI et de la recherche d’informations. Cela est d’autant plus dommage que la liste des difficultés énoncées page 35 amène justement à réfléchir sur ces questions.On peut se demander pourquoi les travaux menés par Anne Cordier dans les rapports complémentaires n’abordent pas réellement cette question.
Il faut aussi se pencher sur la question des âges et de la maturité des élèves/étudiants en matière d’effets du numérique sur les apprentissages scolaires en particulier. Le rapport à ce sujet semble ne pas faire assez cas de cela, ce qui peut prêter à confusion dans certaines interprétations possibles.

A suivre et à débattre
BD

Related posts :

  1. Questionner la classe inversée, émergence d’une polémique ? Charles Hadji, professeur émérite en Sciences de l’Éducation, publie en...
  2. Questions quant aux limites de l’informatisation, même en milieu scolaire… Plusieurs évènements récents interrogent sur la compétence des informaticiens :...
  3. Miracles en éducation ? Et le numérique ? Parler d’éducation, ce n’est pas seulement parler de l’école. La...

Powered by YARPP.

Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)

Répondre à cet article

Qui êtes-vous ?
[Se connecter]
Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom