Aurélie Dirickx,
Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education, Université de Genève
Introduction
La présente contribution est issue d’une recherche doctorale que nous avons menée sur les expériences formatrices et transformatrices intervenant dans les parcours de reconversion professionnelle volontaire. Dans un contexte de déstandardisation et de singularisation des parcours de vie, la mobilité professionnelle constitue une réponse privilégiée à l’injonction d’être soi dans et par l’activité exercée. Elle suppose également de déployer un haut niveau d’autodétermination dans les décisions et les actions formulées par l’individu. Cette communication souhaite dès lors apporter un éclairage sur ce qui transforme l’activité et le sujet l’exerçant, de façon conjointe ou dissociée, dans le cadre spécifique d’une bifurcation. Elle propose une entrée par l’analyse d’expériences révélatrices de ces reconfigurations.
La base empirique de notre communication se fonde sur des verbatims d’entretiens biographiques conduits auprès de onze personnes ayant réalisé un changement radical de carrière (passage de postier à enseignant, de mécanicien à assureur, d’ingénieur à pilote d’avion, de journaliste à assistant social, etc.). La majorité d’entre elles témoigne d’une dizaine d’années d’expérience dans un premier métier, et s’est vue suivre une formation qualifiante de longue durée (2 à 4 ans) pour pouvoir se reconvertir. Les récits dont nous disposons rendent compte de transformations parfois radicales qui se produisent sur un empan temporel très varié et qui s’observent à trois niveaux : celui du contenu même de l’activité exercée, celui de la (re)construction identitaire du sujet-en-action et celui du rapport entretenu avec son travail.
Quatre figures de la transformation seront ici traitées. Toutes soulèvent un dialogisme entre permanences et changements. Dans certains cas, l’évolution de l’activité et du travailleur s’effectue de manière conjointe. Le sujet dit vouloir rester aligné avec ce qu’il fait, et il se reconfigure en même temps que l’activité se modifie, si bien qu’il a l’impression de changer de voie professionnelle au bon moment. A l’opposé, une polarité inversée peut être présente dès le départ avec un certain niveau de permanence. Le sujet déclare ne s’être jamais senti à sa juste place dans sa profession initiale et il part conquérir une identité plus authentique en changeant de métier. Les deux autres figures sont la résultante d’un conflit ou d’une incompatibilité survenant dans le rythme auquel s’opèrent la transformation de soi et la transformation de l’activité. Soit le sujet évolue au point de ne plus s’identifier à ce qu’il fait dans son travail (qui demeure fondamentalement inchangé), soit il assiste à des changements dans sa profession (progressifs ou provoqués par un événement contrariant) et il ne parvient plus à l’aborder avec le même état d’esprit.
Faire son travail, incarner son travail
Le travail, que nous définissons ici comme une activité professionnelle rémunérée, conserve un rôle structurant très fort au sein de nos sociétés hypermodernes pourtant marquées par une “déstructuration sociale du déroulement de la vie humaine” (Cavalli, 2007, p.64). Les repères collectifs traditionnels qui caractérisaient la modernité "organisée" (Kohli, 1986 ; Rosa, 2010) se brouillent et perdent en stabilité dans le temps. Depuis la fin du 20ème siècle, les parcours professionnels se diversifient et se déstandardisent au même rythme que les parcours biographiques (Baudouin, 2010 ; Bessin, 2009). De nombreux métiers et secteurs d’activité vivent de rapides, profondes et constantes évolutions (Hélardot, 2005). Ces mutations induisent une pluralisation et une flexibilisation des parcours professionnels, et ce faisant, une possible précarisation du statut d’emploi (Zimmermann, 2011). Se projeter durablement au sein d’un même employeur relève presque d’une utopie. Mobilité et employabilité s’érigent en valeurs cardinales dans nos sociétés. Il faut sans cesse tenir à jour ses compétences et reconstruire du sens dans une activité sujette à de fréquents changements. Activité qui, de surcroît, perd en visibilité avec la virtualisation et la dématérialisation de nombreuses tâches (Aubert, 2004). On ne voit plus le “produit d’un travail accompli, celui dont on peut être fier et qui conforte l’identité professionnelle de celui qui l’a fait” (ibid., p.97). L’identité des métiers s’affaiblit. Corollairement, l’identité professionnelle du travailleur contemporain se fracture. Elle peut être révisée en tout temps.
Le salariat, modèle souverain qui prévalait jusque dans les années 1970, a progressivement cédé sa place à de multiples autres formes “atypiques” de travail dotées d’une stabilité d’emploi et de garanties bien moindres : contrat à durée déterminée, intérim, travail en temps partagé, etc. (Zimmermann, 2011). Cette flexibilisation injecte dans le salariat certaines compétences typiques du travail indépendant. Un employé, même sous contrat fixe, est tenu de se montrer autonome, proactif, adaptable, créatif et responsable de la gestion de son parcours professionnel (Pita Castro, 2013). Le rapport qu’il entretient avec son travail et le sens qu’il attribue à ce dernier s’en voient transformés. S’il veut le conserver et y évoluer, il est appelé à s’investir, à y mettre du sien. En contrepartie de cet intense "usage de soi" (Dubar, 2007, p.110), il aspire à s’accomplir à travers son activité. Celle-ci doit lui offrir un lieu d’épanouissement et d’expression personnelle (Lalive d’Epinay, 1994). Elle doit lui donner le “sentiment d’être qualifié socialement à travers la réalisation de soi et l’estime de soi” (Nicole-Drancourt & Roulleau-Berger, 2001, p.156). Elle doit lui permettre de s’affirmer en tant qu’individu unique, d’en tirer du plaisir et de poursuivre un projet de vie qu’il aura lui-même élaboré (Ehrenberg, 1992, 1998). L’individu ne peut guère se contenter de la valeur marchande de son travail. Il veut s’y sentir valorisé et représenter une valeur ajoutée à l’entreprise (Morin & Aranha, 2008). Il veut être reconnu par autrui, et se reconnaître dans ce qu’il fait (Clot, 1995, 1999). La reconnaissance à travers l’activité pratiquée fait ici l’objet d’une quête. Ce point nous apparaît essentiel. Etre reconnu, c’est appartenir à un collectif de travail et être jugé compétent par ses pairs, tout en étant pris en considération dans sa singularité et dans son originalité (Morin & Aranha, 2008).
Le raisonnement ici adopté nous conduit droit à la thématique identitaire. Elle sera centrale dans le développement qui va suivre. Bien que l’identité soit multiple (Kaufmann, 2004) et qu’elle combine une pluralité de rôles sociaux incarnés dans différents domaines de l’existence (Zimmermann, 2011), le travail demeure une “référence identitaire prégnante” (Négroni, 2007b, p.181). Des identités s’y construisent, s’y fissurent parfois, s’y reconfigurent et s’y expriment. On “est” et on “se fait” à travers une activité que l’on “fait”. Cette relation entre “être”, “se faire” et “faire” prend un relief tout particulier dans les travaux de Kaddouri (2002). Pour l’auteur (ibid.), le projet identitaire se divise en un projet d’être et en un projet d’avoir. Le premier est orienté vers un “projet de vie également appelé projet existentiel, identitaire ou de soi” (p.33). Le second vise la “possession de quelque chose” (p.33). Bien plus encore, il provoque une “transformation du réel dans lequel [le sujet] est impliqué” (p.34) et il transforme ce dernier en retour selon un double mouvement de transaction. En agissant sur son environnement, l’individu prend conscience des “contours et [des] limites de son pouvoir” et il “saisit une part de son identité’’ (p.34) qu’il renégocie en fonction de l’orientation qu’il souhaite donner à ses actions. La formule sartrienne nous semble dès lors séduisante : “nous agissons comme nous sommes et nos actes contribuent à nous faire” (Sartre, 1943, p.529).
L’activité professionnelle, vue sous ce prisme, engagerait une part non négligeable des travailleurs dans la poursuite d’un idéal de soi. Elle serait “censée permettre une extériorisation, un épanouissement ainsi qu’une reconnaissance des vocations individuelles” (Pita Castro, 2013, p.107). La vocation, telle que nous la concevons, ne contraint guère le sujet à être prédestiné pour un métier donné. Soulignons-le. Elle ne fait ici qu’affirmer “l’activité qui convient à la personne, et donc l’identité de la personne” (Schlanger, 1997, p.27). Elle exprime ouvertement le lien entre “le faire et l’être” (ibid., p.89). Elle soulève alors de puissants enjeux en termes d’authenticité. Celle-ci repose sur un alignement entre l’activité pratiquée, le projet identitaire et les valeurs propres à l’individu. Lorsque cette connivence ne prend pas, le rapport au travail se fragilise. Le sens donné à l’activité se perd. Quand le décalage entre l’activité et les aspirations individuelles se fait trop grand, trois scénarios se laissent envisager. Soit le sujet parvient à s’accommoder de sa situation et il développe des stratégies d’adaptation en désinvestissant son travail au profit d’activités extraprofessionnelles plus signifiantes et valorisantes, pour autant qu’il en dispose (Pita Castro, 2013). Soit il procède à des modifications de certains paramètres de son travail afin d’y retrouver du sens et d’y rétablir une cohérence identitaire, dans la limite de ses possibilités. Soit il décide de complètement changer de secteur d’activité. La reconversion professionnelle volontaire lui donne alors l’opportunité de se réapproprier son parcours professionnel et de se diriger “vers la quête d’un autre soi, la recherche d’une autre identité” (Négroni, 2007b, p.189).
C’est précisément à partir de ce troisième scénario que se fonde une partie des résultats de notre recherche doctorale dont nous souhaitons ici rendre modestement compte. Ce scénario relate une transformation de l’activité en plus ou moins grande interaction avec la transformation de l’individu qui la pratique. Ces transformations se produisent sur un très large empan temporel. L’évolution de soi et du rapport entretenu avec son travail y prennent un caractère processuel. Dans l’ensemble des récits soumis à notre étude, la construction de soi passe par l’activité exercée. Celle-ci est fortement investie, et selon deux modalités assez contrastées. Dans le premier cas, le travail prend une valeur expressive : les identités s’y exaltent. Dans le second cas, il prend une valeur alimentaire pour servir d’autres causes qui sont chères à la personne. Il doit alors être compatible avec la pratique de loisirs épanouissants. S’il passe à côté de l’un ou l’autre de ces deux finalités, il perd en désirabilité aux yeux de l’individu. En changeant de métier, le sujet se crée un nouvel espace d’expression identitaire et de réalisation personnelle. Quatre figures de transformation de soi et de l’activité ont ici été recomposées : i) celle d’une évolution conjointe de l’activité et du sujet qui l’exerce ; ii) celle d’une inadéquation aussi précoce qu’affirmée entre l’individu et son métier ; iii) celle d’une transformation du travailleur dans un métier qui évolue peu dans sa substance ; iv) celle d’une altération du travail et d’un désengagement identitaire. Chacune d’entre elles sera détaillée à partir d’un récit qui nous a semblé particulièrement éclairant pour l’illustrer.
Evolution conjointe de l’activité et de l’individu qui l’exerce
Cette première figure met en lumière le caractère processuel et adaptatif de l’évolution du sujet au sein d’une activité qui, elle aussi, évolue. Dans ce scénario, les identités individuelles se reconfigurent au gré des changements impactant la profession exercée. Une congruence entre “l’être” et le “faire” semble ici toujours recherchée. L’individu estime prendre des décisions et donner une nouvelle orientation à son parcours professionnel "au bon moment", avant que son activité ne devienne une source de frustration trop importante. Le récit de Léonard en est l’emblème. Mécanicien d’origine, il se fait licencier de son atelier suite à un désaccord avec sa hiérarchie concernant sa charge de travail et la répartition de ses tâches. Après cinq mois de chômage, il se dirige de son plein gré vers la vente automobile car il y voit davantage de possibilités en termes de développement professionnel. Il se réalise pleinement dans son activité qui lui procure un intense sentiment d’efficacité et de compétence. Son salaire augmente de manière exponentielle grâce au chiffre d’affaires qu’il génère. On lui confie rapidement des responsabilités en tant que chef de vente. Il entretient un rapport presque fusionnel avec son travail. Il se pose en tant qu’expert des marques italiennes qu’il vend à une clientèle qui, en retour, lui manifeste une grande fidélité en le suivant dans les trois garages où il travaille successivement. Car en l’espace de huit ans d’activité, il change d’employeur à trois reprises. Cela se produit à chaque fois qu’il ne se reconnaît plus dans la politique d’entreprise ou qu’il n’adhère pas aux changements qui affectent son secteur. Ce point nous semble important. Il traduit le souhait de Léonard de rester intègre avec lui-même, mais également, de se sentir proche des produits qu’il vend et auxquels il s’identifie fortement.
Extrait 1
J’ai fait le premier garage, ils ont changé trois fois de directeur, pour finir, moi je m’identifiais plus parce que je ne me voyais pas d’avenir là-dedans [...] après j’ai fait Morges. Et puis là non plus, ben je ne m’identifiais pas trop avec la folie des grandeurs. Et puis, et puis...ce qui s’est passé, c’est que le garage au bout d’un moment, il a fait faillite aussi [...] Et puis la troisième, là de nouveau, donc j’ai été travailler à Lausanne, au garage [xxx]. Et j’ai été vendeur, après ben le directeur du garage est parti et puis, ben changement de directeur, mauvais placements financiers, je sentais que ça commençait aussi gentiment à péricliter [...] Donc résultat des courses, eh ben je suis parti avant. Et le garage a fait faillite [...] cette période au niveau des automobiles, des années nonante à deux mille, c’était un peu compliqué. (Léonard)
Les liens de confiance sont rompus, aussi bien avec son employeur qu’avec le secteur d’activité pris dans son entier. Un temps est révolu. En 2000, Léonard décide de quitter une branche qui ne lui semble plus suffisamment porteuse. Il se réoriente dans le conseil en prévoyance durant une période particulièrement opportune selon lui. Le monde des assurances est alors en pleine expansion. Léonard y vit un développement et une progression similaires à ce qu’il a connu précédemment dans la vente automobile. Il y tisse la même qualité de relation de proximité avec des clients qu’il fidélise sur le long terme. Il y obtient la même reconnaissance également, puisque sur un intervalle de treize ans, il passera de conseiller à agent principal. Sa hiérarchie lui reconnaît sa valeur ajoutée. Si Léonard a conscience d’évoluer dans un secteur essentiellement basé sur la rentabilité et soumis à une certaine pression économique, il tire ses sources de satisfaction ailleurs. Celles-ci sont à aller chercher dans sa capacité à faire corps avec sa profession, à se fabriquer un travail sur-mesure en disposant d’une grande latitude d’action, à créer sa propre équipe de collaborateurs en restant proche des valeurs qu’il poursuit lui-même.
Extrait 2
Et puis je voulais surtout avoir mon indépendance. Je voulais faire une agence à mon nom, que je voulais diriger avec mes idées que j’essayais de faire, disons, que j’essayais de faire adhérer. (Léonard)
Léonard s’attache à "définir" une activité qui, en retour, participe à la définition qu’il se donne à lui-même. Il l’incarne. Son engagement subjectif nous frappe par son intensité. Un constat pour terminer. Les deux bifurcations successives de notre protagoniste laissent transparaître une tendance forte. On y observe une synchronicité entre l’évolution du sujet-en-activité et l’évolution de l’activité considérée en tant que telle. Léonard éprouve autant le besoin d’être reconnu que de se reconnaître dans ce qu’il fait. Il est en permanente recherche d’authenticité. Il veut se porter en créateur de lui-même et de son activité. Evoluer au même rythme qu’elle, selon ses propres envies professionnelles.
Accord désassorti, assortiment inaccordable
Cette figure fait, en quelque sorte, contrepoids à celle que nous venons d’étudier. Le décalage entre l’individu et l’activité s’observe ici à un stade très précoce du parcours professionnel. Parfois même, il se produit à partir du premier jour de l’entrée en poste. Ce décalage n’est jamais résorbé. Il s’agrandit même avec le temps. Le sujet est contraint de s’adapter à un travail qui ne lui correspond pas, dans lequel il ne se reconnaît pas. Il doit se conformer à des prescriptions qui ne font guère sens pour lui. Pour mieux vivre sa situation et compenser le malaise lié au sentiment de ne pas être à sa place -ou pire, de s’être trompé de voie depuis le départ-, il déploie un arsenal de stratégies de coping (Lazarus & Folkman, 1984). Celles-ci prennent forme dans une tentative de se renouveler à l’interne ou dans la pratique d’activités en-dehors du temps de travail. Dans cette figure, l’individu finit cependant par se fatiguer et par s’épuiser en faisant un burn-out. Changer d’univers professionnel constitue alors la seule issue possible pour lui. Le parcours de Robin en est l’exemple type. Ingénieur de formation, il se sent comme un étranger dans l’entreprise de télécommunications où il démarre sa carrière.
Extrait 3
Je me suis dit mais c’est pas moi, c’est comme si j’avais mis une tenue de scène [...] un déguisement, mais c’est pas moi. Et dès le premier jour, même en m’habillant pour y aller, et dès le premier jour au boulot, je me disais mais qu’est-ce que je fous là, quoi. Dès le premier jour. (Robin)
Il se pense inutile au sein de son équipe. Les solutions qu’il imagine pour améliorer le fonctionnement de son entreprise ne sont guère prises en compte. Son activité souffre d’un manque de reconnaissance et de visibilité. L’inertie hante les procédures de travail en vigueur. Robin résiste trois ans, puis il décide de rejoindre une petite start-up à dimension plus humaine. Il espère avoir une prise plus concrète sur son environnement de travail. Vainement. Il ne parvient toujours pas à s’identifier à l’entreprise, ni à sa stratégie, ni à ses valeurs. Après une année, il postule dans une grande compagnie de télécommunications où il restera quatorze ans en occupant trois postes différents. Sa quête prend un caractère diffus et perpétuel : il voudrait donner du sens à son activité, s’y développer, y laisser libre cours à sa créativité, s’y montrer utile. Au lieu de cela, il sombre dans la torpeur. Il intériorise un sentiment d’impuissance et d’incompétence. Il se laisse enfermer dans sa situation. Sa capacité à explorer des alternatives et à prendre des décisions s’en trouve inhibée. Il fait un premier burn-out en 2008. Celui-ci s’accompagne d’une double découverte. Robin commence à s’intéresser aux médecines naturelles. Il se forme aux techniques de l’hypnose, du coaching et de la programmation neuro-linguistique sur son temps libre. Il se ressource à travers elles, il s’en remet à elles pour mieux vivre son travail, il s’en sert comme support de développement personnel. Dans un second temps, il réalise que son métier n’est pas fait pour lui, et qu’il n’est lui-même pas fait pour être ingénieur.
Extrait 4
[...] c’était la prise de conscience que ce que je faisais, c’était pas moi. C’était une identité extérieure à moi. Je collais à l’identité de la société, ou l’identité de ce que je pensais être bien. Mais en faisant ça, j’étais pas connecté en fait à qu’est-ce qui est bon pour moi, qu’est-ce que je veux moi, c’est quoi les endroits où je suis vraiment bon. Et où j’ai plaisir à travailler [...] (Robin)
Tout se précipite suite à cette prise de conscience. Maintenant qu’il “sait” qu’il ne pourra jamais être lui-même dans une profession qui, au demeurant, n’évolue guère dans son contenu, Robin supporte encore moins d’y rester. Tout vole en éclats lors de son second burn-out en 2013. Il se retrouve en arrêt de travail prolongé. La piste de la reconversion dans les médecines naturelles est alors sérieusement envisagée. Robin se porte volontaire pour figurer dans le plan de licenciement de son employeur. Il se détache de l’identité d’ingénieur qu’on lui a affublée depuis la fin de son adolescence. Il part conquérir son indépendance en se lançant dans les médecines naturelles à son propre compte. Un point commun relie les deux figures que nous venons de traiter jusqu’à présent : la bifurcation professionnelle vient satisfaire une envie de s’accomplir à travers une activité pourvoyeuse de sens et affranchie des forces extérieures qui la contraignent. Une identité peut s’y éclore. Des valeurs personnelles peuvent s’y déployer.
Se transformer dans un métier qui évolue peu dans sa substance
La présente figure rend compte d’une transformation identitaire qui se produit indépendamment du métier pratiqué. Autrement dit, l’individu “a changé” et n’aborde plus sa profession d’origine de la même manière. Parce que son contexte biographique a évolué. Et non pas l’activité en elle-même. Dans ce scénario, les différents domaines de l’existence entrent en interférence, et les priorités de vie se modifient. La place et le sens donné au travail sont revisités. Le récit de Jade rend ce processus particulièrement explicite. Notre interlocutrice occupe successivement sept postes dans le domaine de l’administration et des ressources humaines au sein de cinq employeurs différents durant les vingt premières années de sa carrière. Elle ne poursuit pas de projet professionnel en particulier. Ce qui lui importe, c’est de changer régulièrement pour briser la routine d’un métier qu’elle n’a, à l’origine, pas fondamentalement désiré. Elle se satisfait donc de cette versatilité. Paradoxalement, elle y trouve même son équilibre et une forme de stabilité. Ses intérêts et ses priorités s’altèrent pourtant avec le temps. Son rapport au travail également. A l’aube de ses trente-huit ans, elle se fait licencier par son agence de relocation. Une rupture de contrat ou une période de chômage ne lui ont, jusqu’alors, jamais été problématiques. Elles le sont désormais. Parce que Jade s’est mariée et qu’elle a deux enfants de bas âge à nourrir. Elle délaisse alors les postes à responsabilité dans les ressources humaines pour devenir assistante de bureau à 50% au cours des deux années qui suivent. Elle songe ensuite à reprendre des études en psychologie pour rejoindre une vocation abandonnée durant sa jeunesse, mais elle se ravise à cause de la lourdeur du dispositif. Elle postule alors comme responsable de formation dans les assurances sociales. Non seulement elle y reste près de onze ans, mais en plus, elle réalise deux formations diplômantes en cours d’emploi pour sécuriser son parcours dans le domaine de la formation des adultes. Son contexte biographique le lui impose en partie.
Extrait 5
Et à un moment donné, j’aurais pu partir, mais à ce moment-là, je m’étais mise avec quelqu’un qui avait quatre enfants. Donc mon partenaire actuel. Il avait quatre enfants, il avait pas de sous, il était au chômage, donc il fallait quelqu’un qui gagne sa vie. Parce que les enfants, ils devaient aussi manger. (Jade)
Une monotonie s’installe après trois ans en poste. Mais Jade se sent dans l’incapacité de démissionner et de prendre des risques pour sa famille. On assiste ici à un lâcher-prise de sa part. Son travail prend une valeur alimentaire. Elle s’en distancie. Elle réduit son taux d’activité à 80% pour rénover sa maison et s’occuper de son foyer. Son désintérêt pour le monde des ressources humaines est grandissant. Elle n’a plus envie de multiplier ses expériences dans ce domaine. Elle n’a plus envie de “faire carrière” et d’occuper des “postes importants”, comme elle nous le confie. Elle n’a plus envie de se perdre dans des dossiers et des procédures administratives sans fin.
Extrait 6
Ça ne me convient plus. Pis maintenant dans ces domaines-là aussi, j’ai un âge où j’ai fait beaucoup d’expériences. Si on me dit : « Mais non, regarde le Powerpoint, tu dois mettre la légende là. » Non, ça ne va pas bien. A un moment donné, non, et je dois montrer tous les mails que j’ai écrits parce qu’on n’ose pas...non, c’est difficile. (Jade)
Jade s’est construite en-dehors du cadre professionnel au cours des cinq années précédant sa reconversion dans l’architecture d’intérieur. C’est le temps qu’il faut pour que ses enfants grandissent et que son conjoint retrouve un emploi stable. Reprenons le raisonnement. Les espaces de développement de notre interlocutrice se sont progressivement déplacés vers la sphère familiale et vers celle des loisirs. La rénovation de sa maison a ravivé chez elle une autre vocation qui fut, elle aussi, délaissée durant son adolescence : celle de l’architecture, qu’elle rejoint à l’âge de cinquante-deux ans. Cette nouvelle voie lui permet de construire sa propre activité en tant qu’indépendante et de se recréer elle-même autrement.
Altération du travail et désengagement identitaire
Cette dernière figure se pose en contraste avec celle vue précédemment. Les aspirations professionnelles du sujet demeurent relativement inchangées au fil du temps. C’est l’activité en elle-même qui se transforme dans sa teneur. Alors qu’elle est lourdement investie par l’individu. Celui-ci en attend beaucoup d’elle pour se développer d’un point de vue identitaire. Or, progressivement, le travail subit une altération qui s’avère être particulièrement insupportable à vivre. Le parcours de Bruno nous projette au cœur de cet irréversible processus de perte de sens d’une activité qui, à l’origine, se voulait nourrissante et passionnante. Bruno s’oriente dans la gestion quantitative au sein d’un grand établissement bancaire après avoir réalisé des études poussées en mathématiques. Il s’identifie autant à ce qu’il fait dans son métier qu’à l’équipe qu’il a construite au fil de sa progression hiérarchique. Ses compétences, sa personnalité et son engagement obtiennent la pleine reconnaissance de ses pairs. Après douze ans en poste, un événement inattendu vient tout briser. Son employeur procède à une restructuration des équipes en place. Celle de Bruno est réduite de moitié et fusionnée avec une autre. La situation s’avère terriblement inconfortable pour notre interlocuteur. Il ne parviendra jamais à s’adapter à sa nouvelle équipe, ni à ses nouvelles fonctions.
Extrait 7
Et après, le fait d’essayer de refaire des choses, en y arrivant, hein, parce qu’en fait j’ai réussi à rebondir et tout ça, mais en n’y retrouvant plus le même plaisir. Je me suis dit : « Ouais, il y a un truc qui n’est plus là, quoi, qui n’est plus comme avant ». (Bruno)
Bruno nous parle d’un choc “hyper violent”. Son travail ne fait plus sens et ne présente plus aucun attrait. Notre interlocuteur ne peut plus l’aborder avec le même état d’esprit, il ne se reconnaît plus dans ce qu’il fait, il ne s’y réalise plus. Il demande une mutation à l’interne au sein d’une cellule dans la gestion des risques, mais son désengagement est inexorable. Une lancinante sensation de vide intérieur le gagne.
Extrait 8
[...] quand je rentrais le soir chez moi, je me sentais tellement vide [...] ça n’avait plus aucun sens pour moi, en fait, tout simplement. Et puis donc du coup, ben comme je ne voyais plus de sens, ben c’est pour ça qu’à la fin de la journée, je me sentais hyper vide. Je me rappelle, je rentrais à la maison, alors j’étais vanné, je sais que plusieurs fois je m’endormais comme ça sur le canapé et tout ça, juste parce que j’étais fatigué. (Bruno)
Bruno prend la décision de se reconvertir dans l’enseignement des mathématiques à l’occasion d’un voyage en bord de mer qui marque un temps d’arrêt, de réflexion et de retour sur son parcours. Il veut rejoindre un milieu qui valorise davantage l’humain et la transmission, deux ingrédients auxquels il tenait très précisément lorsqu’il dirigeait son ancienne équipe de gestion quantitative. Ses moteurs de développement professionnel ne semblent donc pas avoir fondamentalement changé avec le temps. Sa passion pour les mathématiques complexes et sa fibre relationnelle viennent trouver leur nouveau point de rencontre dans l’enseignement au sein d’établissements scolaires du post-obligatoire.
Conclusion
Les quatre figures de transformation de soi “dans et par” l’activité que nous venons de parcourir convergent en un point. Le travail y fait l’objet d’un intense engagement subjectif. L’individu veut se reconnaître dans ce qu’il fait. Il exprime un fort besoin d’identification : aux produits qu’il vend, à la marque ou à l’employeur pour lesquels il travaille, à l’équipe dont il fait partie, au secteur d’activité au sein duquel il évolue. Ne pas pouvoir “être soi-même” génère contrariété et souffrance. Six parmi nos onze informateurs nous confient avoir traversé une période de fatigue professionnelle ou être tombés en burn-out quelques mois avant de se décider à bifurquer. Leurs témoignages traduisent un malaise typique du travailleur contemporain qui s’épuise dans son activité et qui en perd le sens (Bertrand et al., 2010 ; de Gaulejac & Mercier, 2012 ; Ehrenberg, 1992, 1998 ; Hélardot, 2005). La tendance ne doit pas être sous-estimée. Stress et usure professionnelle affectent près de 50% des actifs en Suisse en 2017, selon l’Office fédéral de la statistique (2019). Le burn-out à lui seul toucherait un travailleur suisse sur cinq (ibid.). Nos interlocuteurs “épuisés” doivent partir se reconstruire dans un ailleurs. Nous l’avons vu à travers les exemples de Robin et de Bruno.
Soulignons qu’il n’est évidemment pas nécessaire de se retrouver en souffrance professionnelle pour vouloir se réorienter et réparer une identité fêlée. Le récit de Léonard lève ainsi le voile sur un intéressant mécanisme de préservation de soi (Denave, 2006). Notre protagoniste change d’employeur et de secteur d’activité dans le but de rester intègre avec lui-même, avec sa personnalité et avec ses valeurs. Il fait usage de sa mobilité dès que son activité s’éloigne de ce qu’il en attend. Jade également. Chez elle, deux autres puissants moteurs de la reconversion professionnelle apparaissent au grand jour. Le premier prend forme dans une interaction entre les différentes sphères de sa vie (Bidart, 2006 ; Négroni, 2005a). L’influence mutuelle entre son travail, sa famille et ses loisirs l’invite à redéfinir son activité professionnelle et à se redéfinir elle-même à travers cette dernière. Le second moteur intervenant dans sa bifurcation suggère un retour vers une vocation contrée (Négroni, 2007a). Jade se rapproche de ce qu’elle voulait être et faire lorsqu’elle était adolescente : devenir architecte d’intérieur. Idée à l’époque balayée par ses parents qui ne la jugeaient pas capable d’y arriver. Notons qu’il en est sensiblement de même pour Robin qui, de son côté, se libère d’une vocation que nous pourrions qualifier de “forcée”. Il se détache d’une identité d’ingénieur dans laquelle il ne s’est jamais reconnu. Un constat rémanent traverse les quatre récits ici étudiés. La reconversion professionnelle y concrétise une “conversion de soi” (Négroni, 2005b). L’activité nouvellement exercée permet à l’individu de se transformer, de devenir autre et de se rapprocher d’un idéal de soi.
Bibliographie
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Bertrand, F. et al. (2010). Facteurs d’insatisfaction incitant au départ et intention de quitter le travail : analyse comparative des groupes d’âge. Le travail humain, 73(3), 213-237.
Bessin, M. (2009). Parcours de vie et temporalités biographiques : quelques éléments de problématique. Informations sociales, 156(6), 12-21.
Bidart, C. (2006). Crises, décisions et temporalités : autour des bifurcations biographiques. Cahiers internationaux de sociologie, 120(1), 29-57.
Cavalli, S. (2007). Modèle de parcours de vie et individualisation. Gérontologie et société, 123(30), 55-69.
Clot, Y. (1995). Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie. Paris : La Découverte.
Clot, Y. (1999). La fonction psychologique du travail. Paris : Presse Universitaires de France.
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