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Comprendre/être compris dans une interaction en acte : Adrian et son grand-père

13 février 2024 par Martine Dutoit Biennale de l’éducation 121 visites 0 commentaire

Comprendre/être compris dans une interaction en acte : Adrian et son grand-père

Dutoit Martine

martine.dutoit0 at gmail.com




Que se passe-t-il lorsque deux personnes semblent se comprendre si bien dans une interaction qu’ils n’ont pas besoin précisément de mots pour communiquer ?

A l’occasion d’une recherche sur l’expérience des acteurs du ‘handicap rare’, j’ai été amenée à interviewer ensemble un jeune homme et son grand père. La question de départ de cet entretien était : « Est-ce que vous pouvez raconter des situations de compréhension mutuelle qui vous ont marqué. A n’importe quel âge de la vie, et pourquoi c’est important pour vous ?

Cette rencontre m’a profondément impressionnée par le bonheur contagieux de ces deux-là, tant ils semblaient profondément engagés dans une relation où la compréhension de soi et de l’autre se tissaient à travers des actes concrets et des prises de risques intuitives, difficilement mis en mots, simplement justifiés en termes d’amour : « entre Adrian et moi, comme un coup de foudre qui a duré ».

Adrian a vingt ans, il est atteint d’une maladie rare : le syndrome de Charge, c’est-à-dire qu’il présente, entre autres difficultés, un trouble du vestibule, organe de l’équilibre, et des atteintes importantes de la vision et de l’audition. Comme le raconte sa maman : « Adrian était un bébé qui ‘plafonnait‘ : il regardait essentiellement le plafond. On avait beaucoup de mal à accrocher son regard. Il ne souriait à personne (…) Adrian découvrait son environnement proche exclusivement par le toucher ». (Interview, in Dutoit, 2018, 200-201).

Dans cette communication, je propose une présentation de cet interview sous forme de vignettes. Chacune d’elles fera l’objet d’un commentaire et d’une hypothèse quant à la compréhension possible de ce qui s’est joué entre Adrian et son grand- père. Ce qui m’intéresse au regard du thème de la biennale 2023, c’est le caractère conjoint de la construction de soi dans cette relation. Cet abord singulier peut-il permettre d’accéder à l’universalité de ce processus ?

« Pour devenir soi-même, » écrit Boris Cyrulnik, « il faut avoir été imprégné par un autre (…) il faut lui avoir tenu la main ; pour penser par soi-même il faut avoir été avec les autres » (Cyrulnik, 2022, p169)

Les moments de compréhension réciproque

La vie quotidienne, le vivre en commun dans une famille par exemple, est un espace-temps de partage d’activités, où, au jour le jour, dans des relations d’intimité, les personnes se positionnent les unes par rapport aux autres en fonction de la répartition des rôles sociaux vécus, interprétés et, enfin, endossés (Dutoit, 2008). Dans le cas d’Adrian et de son grand-père, les rôles sont bien distribués entre adulte et enfant, pourtant là où un grand-père n’a traditionnellement, dans l’éducation, qu’une deuxième place par rapport aux parents, on peut penser que la maladie d’Adrian vient perturber ces rôles et places de parents/grands-parents, d’où l’image du coup de foudre, employée par le grand-père.

A tel point que lorsque je propose une rencontre avec Adrian à sa maman, elle suggère plutôt de le voir avec son grand-père. Cette relation singulière est donc tout à fait repérée et respectée au sein de la famille. Comment ce grand-père explique-t-il le rôle et la position singulière qu’il a pris auprès de son petit-fils :

Miracle en Alabama !
Ce qui m’a influencé là -dedans c’est un film le Miracle en Alabama, la vie de Marthe Keller, il y a de l’éducatif là-dedans, c’n’est pas tendre. Tous les deux, tous les deux on a fait exactement la même chose. C’est ce qui s’est fait inconsciemment ou consciemment.

Vers 2 ou 3 ans on avait une assistante sociale d’office. (…) Enfin ma fille dit à l’assistante sociale j’ai l’impression qu’il veut dire grand-père alors l’assistante sociale commence à engueuler ma fille qu’est-ce que vous croyez, je vous avertis : il ne parlera jamais ce gosse. Alors Je te l’ai viré (…) voilà Il a dit grand père – ascenseur-aspirateur et il a fallu 5 ans pour maman…une histoire de grave ? le premier mot de sa vie, parfaitement, pas à moitié : grand père !

Grand père !
C’est le moment inaugural de cette rencontre qui intronise les deux participants dans leur rôle et leur donne une place réciproque où la position de l’un induit celle de l’autre. La compréhension est alors tacite et mise en acte, se renforçant dans les habitudes de vie quotidiennement partagées. Lorsque Adrian et son grand-père mettent en mots cette compréhension réciproque : au refus du handicap de l’un, répond la volonté d’arriver à faire des choses de l’autre :

GP On a sûrement un moment de compréhension lorsqu’il a compris qu’avec moi le handicap ça n’existe pas. Je lui dis encore aujourd’hui en permanence son handicap emmerde tout le monde ça explique mais ça n’excuse rien, c’est à lui de s’adapter et il a compris ça assez vite.

A Il y a eu un jour où je me suis posé et que j’ai réfléchi dans ma tête hein… va jusqu’au bout tu peux faire des choses et à surmonter la difficulté que t’n’arrives pas à franchir... à force de se bagarrer ça donne aussi une force, juste pour arriver à la chose qu’on veut.

Arriver à la chose qu’on veut
Adrian est tout à fait capable de raconter ce qu’il a appris et comment. L’intuition et les prises de risques de son grand-père ne sont pas vues autrement que comme des évidences pour Adrian : son grand père a senti que son petit-fils pouvait le faire. Aux propositions d’apparence naturelle du grand-père répond l’engagement en confiance du petit-fils.

A J’avais des problèmes d’équilibre. On avait un bateau, là j’allais souvent à la pêche avec lui, parce que c’était un bateau de pêche. Je restais toute la journée sur le bateau. Ça a commencé genre que 7 ans, 8 ans. Au départ lui il m’a attaché avec une corde pour s’assurer que je n’tombe pas à l’eau. Là avec le gilet de sauvetage et la ceinture de sécurité. Alors à un moment donné il n’voulait peut-être pas que je reste, toute la journée, attaché. Il s’est dit il m’a laissé marcher et c’est là que j’ai appris à marcher correctement sur le bateau. Il me disait bon aller n’aies pas peur. Quand on s’arrêtait en bord de plage il m’a appris à nager, j’ai appris à sauter du bateau et tout. Parce que lui il voyait bien que j’étais quelqu’un qui était attiré par l’eau, il a senti il a l’air capable et il s’est dit je vais lui apprendre à nager.

Le coup de folie
Dans les anecdotes rapportées, tout semblait ainsi se passer de façon la plus harmonieuse possible entre ce grand-père et son petit-fils, mais l’entretien prend soudain une tournure inattendue avec l’évocation d’un coup de folie, devenu mythique dans la famille. Les faits qui ont eu pour cadre un repas de famille sont restés, pour une grande part, mystérieux quant à leur compréhension tant pour les témoins, que pour les protagonistes. Cette difficulté à expliquer a semble-t-il d’autant plus lié le grand-père et le petit-fils. Ici, « L’imitation est plus qu’une copie, c’est un moyen de communication qui établit une relation » (Nadel, 1986)

A : c’est un coup de folie. C’était important – ça peut faire peur, peut-être dire que ce garçon peut être maltraité ça peut choquer d’autres personnes.

En fait on était à table. Je fais le con, on me dit de me calmer. Voilà je ne voulais pas me calmer. Je me suis mis à casser des assiettes sur ma tête. Ça fait comportement mental.

GP : alors je me suis dit qu’est-ce que je fais ? Quand ça part en crise le seau d’eau ça aide. Donc J’ai pris mon assiette je l’ai cassé, maintenant à toi ! Et il en a cassé 2 ou 3 sur sa tête. Il saignait et au bout de trois c’était fini, il n’l’a jamais refait. C’était quelque chose qui n’allait pas, on n’sait pas quoi, on était tous à table.

Dans l’évocation de cet événement Adrian exprime sa peur d’être pris pour un fou : ce garçon on va l’enfermer à l’hôpital. Si on lui demande si cela lui a fait du bien de casser ces assiettes il répond : non, ça ne m’a pas fait du bien j’ai vu que ça n’servait à rien et qu’on pouvait parler. L’explication est recherchée dans la difficulté d’Adrian à exprimer son malaise : je me demande pourquoi il faisait ça aussi. C’était l’âge vers 10/12 ans où ça s’est terminé car peut-être il s’est mieux exprimé. Il n’y a pas eu beaucoup de crise comme ça. (GP).

Je suis très passionné par les bateaux :
Adrian s’exprime sur ce qu’il aime et sur la genèse de cet intérêt pour les bateaux : Je vais vous expliquer cette naissance. Il redonne à son grand-père sa place dans l’initiative de la visite au salon nautique.

A : je suis très passionné par les bateaux. Je suis même allé visiter là un atelier où on les construit et un jour j’aimerai y retourner et d’ailleurs dans cette entreprise il y a beaucoup de gens qui m’ont vu grandir. Je vais vous expliquer cette naissance. En fait il y a plus de 12 ans en arrière, avec mon grand-père on est allé au salon nautique des bateaux qu’il y a tous les ans porte de Versailles. Cette année-là mon grand-père a acheté un bateau. Je me promenais sur le stand. J’étais curieux. J’étais attiré par les engins, par les choses. C’est mon grand-père qui m’a emmené sur le chantier de construction à La Rochelle.

Tout autant, Adrian a pris conscience que son grand-père a manifesté une confiance en lui, Adrian, qui a permis à leur tour aux personnes de ce chantier naval de l’accepter sans discriminations.

A : Mon grand-père. Bien sûr que le chef d’entreprise il a dû demander à mon grand-père. La toute première fois, Bertrand il t’a dit quoi ? Si j’avais le droit de rentrer dans l’atelier ?

GP : Tu ne trébuchais sur rien. Il a dû dire fais attention à ton gamin. J’ai répondu laisse faire s’il tombe il se relèvera tout seul.

A : oui après ces gens-là de cette entreprise, ils ont vu comment je me déplaçais, je m’exprimais, ils ont vu ma curiosité c’est pour cela que maintenant quand j’y vais encore j’y vais tout seul.

La philosophie de vie d’Adrian a donc beaucoup à voir avec les positions et choix de son grand-père notamment concernant la manière de considérer le handicap, mais aussi avec les initiatives que ce dernier a prises, lui permettant de faire des choses nouvelles et d’être ce qu’il est aujourd’hui : « c’est possible pour la personne handicapée de faire beaucoup de choses », c’est ce qu’il a fait au regard de son histoire partagée avec son grand-père. Il reconnaît la chance de ce soutien car dit-il « il n’y a pas beaucoup d’enfants qui ont cette chance -là ».

A : Moi je trouve qu’il y a beaucoup de personnes handicapées qui n’ont pas cette famille comme ça, pour moi cette chance-là, pourquoi d’autres n’pourraient pas l’avoir. Je pense à quelque chose à faire un discours par rapport à cette chose-là : que c’est possible pour la personne handicapée de faire beaucoup de choses. Ils n’sont pas encouragés à faire. Trop les protéger, les empêcher de faire des choses. La personne elle se dit je n’peux pas, elle va se décourager. Elle reste dans son handicap elle arrive plus à en sortir elle reste dedans. Je trouve qu’il n’y a pas beaucoup d’enfants qui ont cette chance -là.

Retour pour l’analyse

La place de la réciprocité dans la construction de soi
Parler, raconter c’est donner une forme au monde ; se parler, se raconter c’est se donner une place/ un rôle dans le monde (Bruner, 2006) ; parler avec quelqu’un c’est produire un récit partagé en construisant sens pour soi dans et à partir de l’offre de signification proposée par l’interlocuteur. Être humain n’est-ce pas entré dans une chaîne symbolique de partage de significations pour construire du sens ? (Giust-Desprairies, 2009) Ces trois composantes narratives de notre identité sont consubstantielles et indissociables. On pourrait ajouter que cette narration se produit par/dans des actes, autant que par des mots. L’ajustement constaté des corps, des rythmes et des interactivités sont autant de façon de produire des récits de soi avec l’autre.

La place des intuitions et des hypothè̀ses-en-acte
Dans la vie quotidienne, pour ajuster avec pertinence leur comportement et pour agir, les sujets-en-activité prennent en compte par eux-mêmes et pour eux-mêmes la situation dans laquelle ils estiment se trouver. Ce grand-père, confronté aux difficultés de son petit-fils, s’est trouvé dans une double nécessité : partir des activités qu’il maitrisait par expérience (les bateaux) et imaginer la manière dont ce petit-fils pourrait en tirer parti. On peut faire l’hypothèse que cette intuition est issue de son expérience et qu’elle nourrit les propositions d’activité inédites qu’il fait à son petit-fils. C’est dans l’interaction que se répondent la proposition d’activité de l’un et l’engagement en confiance dans l’activité proposée de l’autre. On peut donc aussi parler d’influences réciproques et plus encore de transformations conjointes. Leur interactivité complice se renforce par la réussite des objectifs communs.

La place des interactions
Les influences multiples et réciproques peuvent être analysées par le concept d’interaction « Les interactions peuvent être définies comme des actions ordonnées autour d’intentions d’influence entre sujets. Ce sont des actions réciproques, des actions et réactions, et les transformations produites par/dans ces actions réciproques. Ces interactions fonctionnent comme des communications, analysables en termes d’offres de significations à intention et/ou à effet de transformation des constructions de sens chez les sujets à qui elles sont adressées » (Barbier, 2022).

Le concept de couplage d’activité est un outil permettant de comprendre le fonctionnement de ces interactions. « Le couplage est un mode d’interaction entre sujets dont la combinaison d’activités réciproques est caractéristique de l’action concerné (…) par intégration de l’activité de plusieurs acteurs dans cette même action. Le couplage est une même fonction distribuée entre plusieurs acteurs ; il a pour objet la combinaison de leurs activités autour des actions qui les organisent et les définissent » (Barbier, 2021) https://www.innovation-pedagogique.fr/article10734.html

Une rencontre basée sur une transaction.
Comme beaucoup de transactions (Barbier, 2021) https://www.innovation-pedagogique.fr/article10734.html, notamment au sein des familles, elle est tacite et n’est perceptible que par ses effets. Ici l’épisode du coup de folie nous permet de faire une hypothèse sur cette transaction entre les deux protagonistes : même si je ne comprends pas, je ne te lâche pas, on est ensemble. Quelque chose entre l’amour inconditionnel des parents qui n’aurait pas été objet de transaction et la reconnaissance de l’humanité/mêmeté de l’autre, transaction entre la personne dite handicapée et les membres valides d’une société ?
Le grand-père d’Adrian a mis en place les conditions pour qu’adviennent pour son petit-fils un possible, ici, maintenant et ailleurs.

Barbier, J-M (2021) Analyser les interactions entre sujets : les couplages d’activités https://www.innovation-pedagogique.fr/article10734.html
Barbier, J-M, (2022) engagement des interactions et concept de transaction, Innovation-pédagogique. https://www.innovation-pedagogique.fr/article12105.html
Bruner, J, (2006/2) La culture, l’esprit, les récits, Enfance, (Vol. 58), p. 118-125. https://www.cairn.info/revue-enfance1-2006-2-page-118.htm
Dutoit, M (2011) être vu, se voir, se donner à voir Paris : l’Harmattan
Dutoit, M. (Dir), Barbier, J-M., Rémery V., Arciniegas, M. (2018) Apprendre d’une expérience rare, Paris : l’Harmattan
Cyrulnik, B. (2022) le laboureur et les mangeurs de vent, Paris : Odile Jacob
Goffman, E. l’arrangement des sexes, PUF
Giust-Desprairies, F., (2009) L’intrication du psychique et du social : de la réalité empirique à sa conceptualisation, in Entre social et psychique : questions épistémologiques, Coordonné par F. Giust-Desprairies, Changement social N° 14, Paris, L’Harmattan, pp 53-69.
Nadel, J(1986) Imitation et communication entre jeunes enfants, Paris : PUF

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