Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

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Quels outils pour une réflexivité en temps réel sur les transformations activités / sujet ?

Thomas Marshall
Docteur en sciences de l’information et de la communication (Université de Bourgogne)
thomas . marshall at free . fr

La Biennale nous invite à examiner collectivement les formes diverses d’apprentissage et de transformations des sujets par et dans l’action. L’existence de ce phénomène est reconnu : de façon empirique, des proverbes en rendent compte tel que « c’est en forgeant qu’on devient forgeron » ; de façon scientifique, les recherches en sociologie et ethnologie ont depuis longtemps mis en évidence la socialisation comme étant une construction sociale de l’identité des individus [1]. La socialisation d’un individu a lieu par sa participation active à la vie de son milieu social, et se traduit par l’incorporation d’un habitus, d’une manière d’être et de faire. A travers des méthodologies compréhensives, les recherches en sciences sociales ont permis d’investiguer les résultats de la socialisation, décrits comme des représentations, systèmes de valeurs, normes et croyances, qui donnent à l’individu un sentiment d’identité personnelle et collective.

C’est par cette entrée que j’ai commencé un projet de recherche, à l’occasion de ma participation à un groupe de réflexion du Réseau Artisanat Université. Les échanges avec les dirigeants d’entreprises artisanales ayant soulevé leurs préoccupations concernant la pérennité de leurs métiers, nous avons commencé par une enquête sur les valeurs de l’artisanat qu’ils souhaitaient transmettre à la génération suivante. Puis est venu le questionnement sur la façon dont ces valeurs pouvaient être transmises. Lors des entretiens, les artisans pouvaient parler d’exemples de relations avec des apprentis et jeunes salariés qu’ils vivaient comme des échecs de la transmission. En revanche, concernant les cas où ils avaient le sentiment d’avoir réussi, ils ne pouvaient pas décrire ce qui s’était passé : « cela se fait tout seul ». Ce n’est pas surprenant dans la mesure où la socialisation est un processus qui a lieu à l’insu des sujets. Toutefois, dans une perspective de recherche visant l’amélioration des dispositifs d’apprentissage de métiers artisanaux, je ne pouvais pas en rester là. J’ai donc voulu approfondir ma réflexion, d’abord dans le cadre d’un mémoire de recherche en Master 2 de sciences de la communication, suivi par une année d’apprentissage en alternance de CAP cuisine dans un restaurant gastronomique, puis par une thèse de doctorat soutenue en 2012. Depuis, je n’ai pas eu l’opportunité de poursuivre ce travail sur l’artisanat, dont j’avais pu partager un aperçu dans la revue Socio-anthropologie n°35 (2017) sur le thème « Matières à former ».

Cet article me donne l’occasion de rouvrir une piste de recherche que je n’ai pas pu explorer lors de mon enquête de terrain doctorale. Cette dernière avait abouti à deux études de cas basées sur des récits de vie, nourris par la technique de l’entretien d’explicitation, suite aux obstacles rencontrés à réaliser mon projet d’immersion au sein d’une entreprise artisanale employant des apprentis. Dans ces deux cas, j’avais pu faire rétrospectivement le lien entre des éléments marquants du vécu de leur période d’apprentissage professionnel et des effets sur la construction de leur identité. La démarche de recherche tentait de reconstituer a posteriori un processus achevé. Mais quid d’une approche d’enquête permettant de saisir le processus en train de se faire ? Après tout, c’est au moment où cela se passe que les personnes accompagnant les apprenants peuvent avoir besoin d’outils de réflexivité, leur donnant le pouvoir d’améliorer si besoin les conditions de l’apprentissage. Cet article propose une contribution au sujet de l’élaboration des outils conceptuels et méthodologiques de cette réflexivité. Toutefois, mon intérêt dans cette problématique est également pragmatique : j’exerce depuis 2013 des activités de formation et d’accompagnement d’adultes, et durant 6 années j’ai pris part à la coordination d’une école alternative. Cela incluait le management d’une équipe de bénévoles et salariés, ou encore la relation avec des élèves et leurs parents, souvent inquiets de ce que leur enfant allait devenir à la suite d’une période de scolarité « hors normes ». Comment ce qu’il vivait et faisait dans cette école contribuait-il à son développement vers la vie adulte et le monde du travail ? Sans que le concept ne soit employé, il y avait un réel questionnement autour du processus de socialisation de l’enfant.

Dans un premier temps, j’identifie quelques défis à relever par les chercheurs et praticiens se donnant comme objectif d’observer les transformations conjointes des activités et des sujets en activité. Dans un second temps, je propose de développer une piste de réponse à cet objectif en m’appuyant sur les recherches de Marcel Jousse au sujet de « l’anthropologie du mimisme ».

1. Des défis méthodologiques et épistémologiques importants

En conclusion de l’article cité, je faisais une mise en perspective des résultats d’enquête présentés :

« Revenir ainsi au plus près de l’expérience d’apprentissages manuels permet de mettre en question certaines explications de la socialisation, de la construction de l’identité personnelle, et de leurs processus socio-cognitifs sous-jacents. La perspective structuraliste laissait les objets dans l’ombre de leur valeur symbolique. Une approche phénoménologique aide à les réintégrer avec leur dimension sensible dans les sciences sociales (Blandin, 2002). Les normes sociales et culturelles ne viennent pas s’imprimer dans les « représentations mentales » d’individus passifs, comme le postulait le fonctionnalisme (Darmon, 2010). Elles influent plutôt sur les conditions de l’expérience des activités d’êtres humains singuliers, plongés et engagés dans les interactions autorisées par leur milieu. Le cas de l’apprentissage professionnel de la menuiserie met en exergue que les interactions sont non seulement verbales et relationnelles mais aussi chosales (avec les matériaux, les outils, les productions), et qu’elles mobilisent l’être totalement (tant corporellement que subjectivement). » [2]

Ce résumé met en exergue que ce qu’on peut observer des processus d’apprentissage et de socialisation (ici professionnelle) dépend des présupposés (explicites ou non) avec lesquels on les approche, et des choix méthodologiques qui en découlent. Je voudrais dans cette partie attirer l’attention sur quelques défis qui me semblent déterminants vis-à-vis des résultats de nos observations. L’importance de chacun de ces défis est sans doute variable en fonction du contexte et des objectifs poursuivis par vos observations.

L’observation des transformations conjointes des activités et des sujets en activité suppose de saisir des processus vivants et donc par définition mouvants, non prévisibles.

En tant que directeur d’une école où l’apprentissage était centré sur l’enfant et ne suivait donc pas de programme pré-établi, j’ai pu constater les inquiétudes soulevées chez les adultes par cette attitude qui renonce humblement à standardiser et à contrôler ce qui en réalité nous échappe : Quelle trajectoire de développement prend forme en chacun de ces enfants ? Qu’est-ce qui se construit en lui lorsqu’un garçon de 12 ans entreprend de construire une cabane ? Le développement de leur personnalité, qui fait partie du droit à l’instruction des enfants, ne se résume pas à une liste de compétences et connaissances à acquérir. Toutefois, les structures institutionnelles auxquelles les éducateurs doivent rendre des comptes ne sont bien souvent pas préparées à travailler sur du vivant. Dès lors, la tentation est grande de ne prêter attention qu’à ce qui permet de « cocher les cases » et de considérer le reste comme négligeable.

Dans les pratiques des métiers de « l’humain », je perçois un défi à reconnaître ces attentes institutionnelles normatives, tout en gardant en priorité une attention ouverte à ce qui se passe réellement du côté des sujets et des activités : un changement continu. Les méthodes d’observation et d’analyse peuvent dans cette perspective prendre leur ancrage dans la réalité des processus à l’œuvre, parce que c’est en fonction de cette réalité que le travail d’accompagnement des personnes prend son sens ; tout en fournissant juste assez d’éléments à « traduire » dans les formes codifiées que les agents de l’institution attendent.

A titre d’illustration, j’avais ainsi conçu pour notre école un dispositif de suivi des élèves à deux versants, inspiré de l’expérience d’une école aux Pays-Bas : à la place des évaluations habituellement associées à la mise en œuvre d’un programme d’enseignement, l’équipe pédagogique prenait des notes au quotidien sur des feuilles de « relevé d’activités » avec un tableau permettant d’indiquer la date, le prénom des participants à une activité, ainsi qu’une brève description. Ces relevés étaient ensuite saisis informatiquement, ce qui permettait d’établir des documents individuels récapitulant de façon chronologique et thématique un ensemble (non exhaustif mais diversifié) d’activités réalisées pendant l’année scolaire. D’autre part, nous avions élaboré des supports explicatifs destinés aux inspecteurs de l’Éducation Nationale :

au niveau des principes généraux, pour mettre en relation le projet pédagogique de l’établissement et les exigences légales,

et au niveau de l’application pratique, pour décliner les ressources et possibilités offertes aux élèves correspondant à chaque composant du « socle commun » inscrit dans la loi.

Du côté de la recherche sur ces métiers, le même équilibre est à trouver entre les attentes institutionnelles et l’aspiration à comprendre des processus réellement existants, par-delà les intentions et les discours des professionnels « sur » cette réalité. Il y a donc une créativité méthodologique à déployer pour fabriquer des traces d’observation aptes à rendre compte, à travers des séries chronologiques, de trajectoires de transformation des personnes et de leurs activités. Ces traces ne peuvent donc être uniquement factuelles : pour leur interprétation correcte, il est aussi nécessaire d’accéder également au vécu des personnes tel que le permet l’entretien d’explicitation de l’action, développé par Pierre Vermersch. J’espère que des membres du Groupe de Recherche sur l’EXplicitation (GREX), partageront le fruit de leurs travaux lors de cette Biennale. [3]

Une autre source de difficultés peut venir de ce que ces processus de construction articulant activités / sujet ont une certaine profondeur et complexité. Les couches les plus superficielles et les mieux perceptibles dans l’immédiateté de la vie masquent en bonne partie à notre attention ce qui se passe en nous, à notre insu, sur la durée longue qui génère l’évolution de ce que nous sommes.

On peut remarquer la difficulté à prendre conscience et à décrire les identités sociales, tant la sienne que celle d’autrui, dans la mesure où elles articulent, comme le décrit Dubar [4], une identité pour soi et une identité pour autrui : d’une part, l’histoire que je me raconte sur qui je suis et sur ce qu’est la réalité et d’autre part, l’histoire que les autres se racontent sur qui je suis et sur ce qu’est la réalité. Ces deux facettes de mon identité sociale sont liées de façon inséparable et problématique : je ne peux connaître l’identité que j’ai pour autrui qu’indirectement, à travers ce qu’on m’en dit, et j’ai besoin de confirmations extérieures à l’identité que j’ai pour moi-même. Les « transactions », visant à réduire l’écart entre l’une et l’autre sont le moteur de la dynamique identitaire : par exemple se conformer à un modèle extérieur (ce que doit être un élève pour le professeur), et faire accepter par autrui une spécificité personnelle (je suis dyslexique versus tu es paresseux). [5] Nous ne sommes donc pas face à un sujet (« je ») simple et homogène, séparable de son environnement social.

Un risque est donc de prendre une image réductrice qu’on se fait d’une personne pour le tout et de s’intéresser uniquement aux transformations de cette facette perçue, voire délibérément montrée par la personne. Un enfant peut donner l’impression de stagner dans le développement de sa personnalité s’il est fortement investi dans des activités nourrissant une facette de lui-même qui nous est peu perceptible ou que nous ne valorisons pas en tant qu’adulte (par exemple l’imaginaire plutôt que le raisonnement).

De plus, les trajectoires de transformation personnelle sont influencées par des rythmes et processus biologiques, intervenant souvent à notre insu. Si on s’intéresse par exemple à des expériences professionnelles impliquant une forte tension émotionnelle, se produisent des fluctuations de l’état intérieur de l’individu, tant dans une même journée que sur plusieurs mois, qui peuvent faire alterner mobilisation et retrait, confiance et doute, avec des conséquences sur ses activités. Dans le cadre scolaire par exemple, le fait de rater un contrôle peut avoir des causes non-scolaires. Je relie ces modifications de l’expérience à ce que Peter Levine [6] décrit comme un processus physiologique normal, permettant le rétablissement de la régulation du système nerveux suite à un stress, et qu’il nomme pendulation : soit un cycle qui alterne des phases d’expansion et des phases de contraction.

En dépit de la délimitation du champ des recherches en sciences humaines et sociales, que l’on a voulu émanciper à raison d’un déterminisme biologique rudimentaire, il ne me semble plus guère possible de laisser de côté l’influence sur les sujets en activité de mécanismes biologiques de survie intervenant hors du contrôle du néo-cortex. [7] En effet, ces réactions instinctives à l’origine de trois types de conduites (l’attaque, la fuite, et le figement), sont susceptibles de se manifester dans des situations objectivement dénuées de danger, si elles sont stimulées par un élément extérieur qui réactive le traumatisme. Outre ces réactions immédiates, les conséquences d’un traumatisme intervenu pendant les premières années de la vie peuvent être décrites comme des « modes de survie » qui s’intègrent à la construction de l’identité, et perdurent dans la vie adulte alors que la menace a disparu. Dès lors, « ce que nous considérons comme notre identité est en réalité une identification à des stratégies adaptatives de survie, identification résultant du fait que ces stratégies sont vécues dans la polarité honte-fierté. » [8] Je partage ici quelques exemples de « contre-identifications fondées sur la fierté » nommées par ces auteurs, correspondant à 5 modes de survie distincts : fier de n’avoir pas besoin d’autrui ; se rend indispensable et nécessaire ; performant ; gentil et doux ; parfait, sans faille. A l’origine de ces attitudes très courantes, on ne soupçonne pas a priori un processus traumatique. Mon propos n’est pas ici de préconiser un diagnostic sauvage des individus, mais d’inviter les chercheurs et professionnels de l’éducation et de la formation à intégrer dans leurs grilles de lecture des travaux récents portant sur le traumatisme et ses conséquences. [9]

La dernière difficulté importante que je repère dérive de l’utilisation du langage verbal en tant qu’outil lorsqu’il s’agit de « donner à voir » des processus d’activité et de construction identitaire dont la nature n’est pas verbale (mêlant des actions, des perceptions, des affects, ainsi que des processus physiologiques imperceptibles). On peut développer des outils d’observation très fins mais perdre cette finesse au moment de l’interprétation et de la communication des résultats, si le medium utilisé n’est pas adéquat. Si un astronome doté d’un télescope très perfectionné se limitait à décrire par des mots le fruit de ses observations, on y perdrait toute la précision et la clarté que ses instruments avaient enregistrés. Pourtant, en sciences humaines et sociales, le format standard de communication scientifique reste le texte écrit, parfois illustré par des images fixes. La mise en forme finale des recherches n’incite donc pas à explorer les possibilités d’instruments d’enquête non-verbaux. Ce ne sont pourtant plus des contraintes techniques qui nous empêchent de mettre en forme des présentations multimédia. Et je fais le constat pour moi-même que ma formation scolaire et universitaire m’a entraîné de façon intensive à manier le langage verbal écrit, à produire des textes. J’ai aussi été évalué et reconnu tout au long de mon parcours de formation en fonction de cette compétence centrale. Dans notre culture, un savant est quelqu’un qui écrit. En conséquence, je n’ai pas développé du tout d’autres modes de communication et donc de saisie du réel tels que le dessin ou le cinéma, qui pourraient être plus adéquats pour donner à voir certaines dimensions de l’expérience humaine, mais que nous écartons a priori comme « artistiques » et donc non scientifiques. Je pourrais ajouter qu’il y avait probablement, parmi mes camarades de lycée souffrant dans la rédaction de leurs dissertations, des talents cachés correspondant à ce que Howard Gardner a décrit comme d’autres intelligences (kinesthésique, naturaliste, …) tout aussi valables que l’intelligence linguistique. Toutefois, il y a peu de chances qu’on les retrouve nombreux parmi les chercheurs en sciences humaines et sociales, et de surcroît en ayant développé ces talents jusqu’à les maîtriser. Pour surmonter cet écueil produit par la socialisation scolaire, une collaboration étroite entre des chercheurs universitaires et des artistes me paraît nécessaire, dans une perspective de transformation mutuelle. Cette démarche suppose de surcroît de trouver un « langage » commun qui permette de relier différentes formes d’expression, verbales et non-verbales, et de dissiper l’illusion que les mots en eux-mêmes puissent être porteurs de la réalité qu’ils désignent – sans quoi il n’y a aucune raison de ne pas continuer à simplement écrire des articles comme je suis en train de le faire.

Selon le type d’activités et de trajectoires individuelles que nous voulons observer conjointement, nous sommes donc susceptibles de faire face à un ou plusieurs défis parmi ceux que j’ai rapidement évoqué ici :

 Comment observer des processus non-prévisibles plutôt que ce qui est attendu ?

 Comment s’assurer que l’on perçoit bien leur complexité découlant des liens soi / autrui ?

 Comment repérer les manifestations de l’activité des structures de notre système nerveux dédiées à la survie ?

 Comment communiquer les résultats de nos observations avec des modes d’expression donnant vraiment à voir les phénomènes qui nous intéressent, plutôt que se contenter de les nommer ?

2. Une piste d’exploration appuyée sur l’anthropologie du mimisme

Je voudrais commencer en clarifiant ce que je m’efforce de faire, par une analogie simple.

C’est comme s’il existait un dispositif avec plusieurs scènes. Sur la scène 1, des gens ont l’air de simplement « faire leur travail ». Sur la scène 2, d’autres personnes s’occupent de former ou d’accompagner ceux qui vont sur la scène 1 ou en viennent. Sur la scène 3, on fait des recherches, on réfléchit pour essayer de mieux comprendre ce qui se passe sur les 2 autres scènes et entre elles. Sur la scène 4, on communique sur le travail fait par les uns et les autres en scène 3 et on s’intéresse aux outils et aux méthodes employés, aux questions que cela soulève. C’est depuis cet endroit qu’une association lance un appel à communication pour 4 jours sur le thème « Faire et se faire ».

Ayant moi-même circulé entre les 3 premières scènes et en dehors, je rentre sur la scène 4 avec une interrogation et une invitation à échanger : Comment s’y prendre pour observer et montrer des processus de transformation en train de se faire ? Mes intuitions méthodologiques à ce sujet résonnent-elles avec votre expérience ?

Ces intuitions s’inscrivent dans la perspective que Marcel Jousse (1886-1961) a décrite sous le terme de « laboratoire de prise de conscience anthropologique ». Elle rejoint probablement ce qui a été nommé depuis sous le terme de « psychophénoménologie », visant « l’accès à la part non observable de l’expérience d’un sujet, dans toute sa subjectivité ; ce qu’il perçoit, sent, pense, dans son rapport au monde qui l’entoure et à lui-même » [10].

Mais il y a aussi dans la perspective de Jousse une approche ethnographique, voire auto-ethnographique, dans laquelle celui qui cherche reconnaît ne pas être extérieur à ce qu’il observe : « Toutes les Interactions de l’Univers viennent se condenser, se réverbérer, jouer et se rejouer dans le centre que nous sommes, CHACUN de nous. C’est cela qui est important. CHACUN DE NOUS. / Certains m’écoutant parler, ont dit : ‘Mais il ne fait que parler de lui toujours !’ De quoi voulez-vous que je parle ? De quoi pouvez-vous parler ? Pouvez-vous échapper hors de ce sac de peau dans lequel vous êtes enfermé ? » Dès lors, son enseignement s’adresse à des auditeurs « qui sont véritablement EUX, pas des gens banals, mais des PERSONNES qui puissent chacune prendre conscience de soi. » [11]

Ce positionnement a quelque chose de déstabilisant pour les êtres sociaux que nous sommes, dont le besoin d’appartenance est vital. En tant que professionnels comme en tant que chercheurs, la norme sociale n’est pas l’authenticité, la congruence dont témoigne Rogers [12], mais la « neutralité », la « distance », qui irait de pair avec « l’objectivité ». Or, accepter de parler depuis mon propre point de vue, c’est reconnaître que je suis une personne, une individualité singulière, et c’est donc prendre le risque de m’exposer au jugement, au rejet.

Pour revenir à notre question de l’observation du « faire / se faire », je crois que la posture de l’observateur détermine dans une grande mesure ce qui peut être observé. Voici mon hypothèse : Si dans ma relation avec autrui, je n’assume pas d’être une personne et que je me cache derrière mon rôle professionnel, alors je ne pourrai pas percevoir comment l’autre « se fait » en tant qu’individualité singulière. Je verrai plutôt comment il ou elle se fait en tant qu’ « acteur, actrice » qui joue avec plus ou moins de conviction un « rôle » pris ou attribué dans le « film » de la société. C’est déjà intéressant, mais réducteur par rapport à l’expérience humaine.

Le terme de « mimisme » est un néologisme de Jousse, dérivé du terme grec « mimesis », et qu’il veut distinguer de « mimétisme ». Le mimisme désigne pour lui le processus fondamental par lequel l’être humain est capable de connaître et d’exprimer les réalités intérieures et extérieures qui parviennent à ses sens. Dit en une formule : « L’anthropos mime l’univers » [13]. Le mimisme est proposé comme fondement commun du langage verbal, et de toute autre forme d’expression, y compris par le corps ou la fabrication d’objets. Le fait de choisir un nouveau terme participe pour Jousse à la didactique de sa découverte : s’il utilisait un mot existant, chacun pourrait avoir l’impression de comprendre, et y mettrait ce qu’il sait déjà au lieu de regarder plus en profondeur ce qu’il veut nous montrer. [14] C’est d’ailleurs la difficulté avec le terme de « geste » qu’il reprend au langage commun mais auquel il donne une signification élargie. Pour Le Petit Robert, le geste est : « Mouvement du corps (principalement des bras, des mains, de la tête) volontaire ou involontaire, révélant un état psychologique, ou visant à exprimer, à exécuter quelque chose ». Le terme dans son usage commun repère que ces comportements directement visibles sont en quelque sorte la pointe émergée de l’iceberg, qu’ils manifestent ce qui vient de l’intérieur de l’individu. Pour en faire un usage scientifique, Jousse propose que nous ne limitions pas l’application de ce terme à notre échelle de visibilité, car il n’y a pas de différence de nature, seulement d’amplitude, entre les gestes extériorisés et les gestes intérieurs. Mais aussi que nous élargissions cette catégorie de mouvements à la globalité de l’organisme humain, y compris dans nos organes sensoriels et nos organes expressifs. De façon concrète, la parole elle-même est faite de gestes qui mobilisent notre appareil phonatoire et auditif. Le concept joussien de geste et toute la terminologie qui s’y articule a une fonction d’unification de notre compréhension de l’être humain, habituellement morcelée par notre vocabulaire : entre la perception et l’action, l’impression et l’expression, le corps et la pensée, le mouvement et l’esprit, le signe et le sens, le sujet et l’objet… [15] Il bouleverse nos catégories de pensée, mais je crois que cela peut être au service d’une plus grande clarté dans l’observation et la compréhension de l’humain en activité.

En faisant un pas de plus dans cette direction, je voudrais ouvrir une piste de réponse à l’une des questions de l’appel à communication : « Existe-t-il des concepts qui permettent de parler à la fois des sujets et de leurs activités ? » [16]

Développons brièvement ce qu’est le geste, dans le sens joussien [17] : pour nous, êtres humains, le monde est un « complexus d’interactions  ». Rien n’y existe sous forme séparée, toute chose agit sur d’autres choses et est agi par d’autres choses. Notre vie et nos activités elles-mêmes sont façonnées par des actions dont nous sommes les agents, et par des actions qui agissent sur nous, en général sans qu’on en ait une conscience claire. La formulation la plus générale de cette unité minimale d’interaction, c’est « l’agent agissant l’agi ».

Contrairement à ce que capte une caméra (des images composées de pixels juxtaposés), l’être humain reçoit en lui, par tous ses organes sensoriels, des gestes interactionnels : ‘les nuages cachent le soleil’, ‘le fauteuil soutient mon corps’, ‘mes doigts tapent sur les touches du clavier’… Ces gestes interactionnels ne sont pas simplement des images, des sons, et des sensations kinesthésiques, ils forment une synthèse multisensorielle dynamique. Et du fait du mimisme, ces gestes perçus rejouent en moi de façon articulée et imbriquée, ils deviennent ainsi des gestes propositionnels. Pour passer de la perception à l’expression, c’est le geste interactionnel, activant nos organes sensoriels, qui est transposé en geste propositionnel, soit une activité motrice permettant une expression.

Je fais l’expérience par exemple de la difficulté à faire cette transposition lorsque j’ai un souvenir auditif d’une chanson que je voudrais partager, mais que ma voix ne parvient pas à restituer le rythme et la mélodie qui accompagnent les paroles. Si on considère cette perception, où est donc l’interaction ? La chanson est l’action, le chanteur que j’avais entendu chanter est l’agent, et au moment où je l’entends je suis l’agi.

La perception initiale et son souvenir sensoriel

La ligne représente, comme le fait Jousse, le rythme du geste avec trois phases imbriquées.

Dans l’exemple où je chantonne d’après un souvenir vague, l’action est la seule phase que j’exprime de façon manifeste : le reste existe encore à l’état latent et n’est pas exprimé. Par exemple ce que j’avais perçu de l’énergie personnelle du chanteur, via sa voix, ainsi que la remémoration de ce que cela m’avais fait d’entendre cette chanson, dans un contexte défini. Je représente ici ces implicites avec une inversion de la courbe rythmique.

Sa transposition dans une expression

Ce mécanisme de transposition entre perception et expression des gestes offre de nombreuses possibilités de développement si on l’utilise de façon intentionnelle. Dans la perspective d’une observation et d’une réflexivité sur ses activités et sur soi, on peut répéter en étant attentif à la boucle qui s’établit entre les gestes perçus et les gestes exprimés : je peux être attentif à percevoir ce que j’exprime et comment je l’exprime, ce qui me permet ensuite de le ré-exprimer d’une manière un peu différente. Mes gestes expressifs peuvent être ralentis ou accélérés, amplifiés ou diminués. Ce travail de répétition, qui, chez les comédiens ou les musiciens, est orienté vers une performance (le moment de la représentation pour le public), peut être orienté vers la compréhension, la prise de conscience de soi. Comment suis-je agi par ce que je fais ? Comment est-ce que je m’y prends pour le faire ? Comment suis-je agent ? (posture, émotions, tensions et détente de différentes parties du corps…)

Lors de la Biennale, j’ai pu illustrer la puissance descriptive de cette formule “agent - agissant - agi” en m’appuyant sur les observations de Jean-Michel Espinas, professeur technique menuiserie à la Protection Judiciaire de la Jeunesse [18] : il relate une situation d’atelier avec un jeune surnommé Tic : voyant ce dernier taper compulsivement avec tout outil qui lui tombe sous la main, il l’accompagne dans l’expérimentation du geste d’enfoncer un clou avec un marteau et relate la transformation d’attitude que cette simple expérience a induit.

Cette approche gestuelle utilisée à des fins d’observation peut également permettre de réfléchir à de nouvelles possibilités de communication, afin d’en restituer les résultats d’une façon plus incarnée que dans un texte seul. Pour cela, je vous invite à explorer la complémentarité à établir entre 3 types de formes gestuelles expressives identifiées par Jousse :

Le geste significatif concret, ou mimème, qui est la trace directe laissée dans mon organisme mimeur par la perception sensible d’une interaction.

Le geste significatif analogique, ou analogème, qui est un essai de simplification du mimème dans une forme qui paraît ressemblante.

Le geste significatif algébrique, ou algébrème, qui est une évocation indirecte du mimème, grâce à un système de signes conventionnels, en particulier le langage verbal et les nombres. [19]

Ainsi, dans l’exemple précédent, le récit écrit de M. Espinas est une série de gestes algébrique. Il ne “parle” qu’aux personnes ayant elles-mêmes vécu cet apprentissage avec un marteau et des clous et qui en portent donc des mimèmes similaires. Cet écart pourrait être restreint par une vidéo montrant directement ces interactions, ce qui serait une communication dans une forme gestuelle concrète ; ou encore, si l’on parle d’un support écrit, d’une bande dessinée permettant de saisir certains aspects significatifs de la situation, ce qui serait une forme gestuelle analogique.

Prendre méthodologiquement le parti du geste humain, ce n’est donc pas se positionner contre le langage ou en dehors de lui : c’est le réintégrer dans un continuum de l’expression humaine, dont chaque forme a sa richesse et ses limitations, sans hiérarchie de valeur.

Ouverture à une appropriation personnelle

Pour terminer cet article, je vous propose de faire une expérience pour vous-même, en étant simplement curieux, curieuse, de remarquer ce qui, dans ce texte exploratoire, vous a fait le plus réagir, quelle que soit le contenu de cette réaction, d’attraction ou de répulsion.

Ce qui me paraît intéressant, c’est de reconnaître que cette réaction est une expression personnelle, et qu’en y prêtant attention, vous pourriez apprendre quelque chose de vous-même, qui est peut-être en lien avec ce que vous faites dans votre activité professionnelle.

Pour cela, vous pouvez vous donner un temps limité, dans un endroit tranquille, et mettre une alarme si cela vous aide à rassembler toute votre attention sur cette expérience.
Ensuite, permettez-vous d’improviser, d’explorer librement ce qui vient sur le moment, tout en veillant à la réversibilité de votre expérience (c’est-à-dire en gardant un contrôle suffisant pour pouvoir en sortir facilement quand vous le souhaitez) :
 soit par l’observation de la manifestation de cette réaction en vous, à travers un flux où apparaissent et disparaissent des pensées, des souvenirs, des affects, des sensations internes diffuses ou plus ciblées…
 soit par l’extériorisation de ces micro-gestes, en vous autorisant - si vous en sentez l’élan - à bouger des parties de votre corps, à marcher, à mimer spontanément comme le fait un enfant qui joue à faire semblant, ou encore à parler à haute voix, à griffonner sur une feuille, etc.

Si cette expérience est significative pour vous, je serais intéressé d’en avoir un écho de votre part !

Bibliographie

Balas-Chanel Armelle (2013), La pratique réflexive – Un outil de développement des compétences infirmières, Elsevier Masson, Issy-les-Moulineaux.

Barbier Jean-Marie (2020), Penser ensemble l’activité et la construction des sujets en activité, article à consulter sur : https://www.innovation-pedagogique.fr/article7251.html

Dubar Claude (2002), La socialisation, Armand Colin, Paris.

Heller Laurence et LaPierre Aline (2020), Guérir les traumatismes du développement, InterÉditions, Malakoff.

Jousse Marcel (2018), L’intégrale des transcriptions des cours oraux du Professeur Marcel Jousse, version numérisée téléchargeable sur www.marceljousse.com, Association Marcel Jousse, Paris.

Levine Peter (2014), Guérir par-delà les mots, InterÉditions, Malakoff.

Marshall Thomas (2012), La fabrication des artisans - Socialisation et processus de médiation dans l’apprentissage de la menuiserie. Thèse téléchargeable sur http://theses.fr/2012DIJOL010

Marshall Thomas (2017), « La fabrication de soi par la transformation matérielle – L’expérience du devenir menuisier » in Socio-anthropologie n°35, Publications de la Sorbonne, Paris.
Article consultable en ligne : https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.2542

Riquier Camille, dir. (2021), dossier « Marcel Jousse », revue Transversalités n° 157, Institut Catholique de Paris. A consulter sur https://www.cairn.info/revue-transversalites-2021-2.htm

Rogers Carl R. (1972), Liberté pour apprendre, Dunod, Paris.

Sienaert Edgard (2013), Au commencement était le Mimisme – Essai de lecture globale des cours de Marcel Jousse, Association Marcel Jousse / La Procure, Paris.

Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)

Notes

[1A ne pas confondre avec la sociabilisation, qui est l’apprentissage par l’enfant des relations avec les autres.

[2Marshall (2017), in Socio-anthropologie n°35.

[3On peut aussi se référer à un manuel publié par A. Balas-Chanel en 2013 sur la pratique réflexive comme outil de développement des compétences professionnelles en soins infirmiers.

[4C. Dubar, La socialisation

[5Dubar les nomme « transaction subjective » et « transaction objective ».

[6P. Levine (2014), Guérir par-delà les mots, p. 85-88.

[7Le système nerveux central est relié à l’ensemble du corps via le système nerveux périphérique. Ce dernier comporte une voie motrice assurant d’une part le contrôle volontaire du corps, et d’autre part des fonctions involontaires. Ce système nerveux autonome supervise des fonctions comme le rythme cardiaque et la respiration. « Il gère, par le biais du système vagal, notre capacité à nous engager socialement, à faire confiance et à établir des relations d’intimité avec autrui.  » Il « évalue les événements et les personnes en fonction de ce qu’ils signifient pour la survie et prépare le corps à agir de façon appropriée. » (Heller et LaPierre, Guérir les traumatismes du développement, p. 79)

[8Heller et LaPierre, p. 6.

[9Pour une première approche de la question, je recommande le livre de Peter Levine, Réveiller le tigre, rédigé de façon très accessible. Pour une approche historique et clinique du stress post-traumatique, lire B. van der Kolk, Le corps n’oublie rien.

[10A. Balas-Chanel (2013), p. 15-16, faisant référence au travail de Pierre Vermersch.

[11M. Jousse, cours à la Sorbonne du 31/01/1952, cité dans Sienaert (2013), p. 101.

[12Carl R. Rogers, Liberté pour apprendre, notamment le chapitre 11 « Être en relation ».

[13M. Jousse, in Sienaert, Au commencement était le Mimisme, p. 15.

[14« Le seul moyen de penser frais, c’est de penser en face des choses, et après seulement, de nommer les choses par des termes qui ne seront pas contaminés par les anciennes erreurs de notre milieu ethnique » Jousse, cours à l’École d’Anthropologie du 20/03/1939, in Sienaert, p. 95.

[15Jousse avait présenté l’ébauche de ce travail de synthèse et de conception d’une terminologie cohérente dans Le Style oral, texte publié initialement en 1924. Ce travail s’est poursuivi dans le cadre de son enseignement oral. Nous disposons d’un corpus d’environ 1000 cours et conférences pris en sténotypie, puis dactylographiés, et désormais exploitables sous forme numérisée (www.marceljousse.com). Dans l’actualité de cette œuvre, notons la publication récente d’un dossier de la revue Transversalités de l’Institut Catholique de Paris.

[16Dans un article du 15/10/2020, Jean-Marie Barbier note “le maintien d’une distinction de fait entre disciplines de la subjectivité et disciplines de l’activité” et il invite à “postuler la continuité de l’expérience humaine, qu’elle soit vécue, élaborée ou communiquée” dans l’intention d’“humaniser les sciences humaines”.

[17Pour approfondir votre exploration, je recommande l’ouvrage d’Edgard Sienaert déjà cité, composé à partir d’extraits de cours de Jousse, ordonnés autour du thème central du mimisme.

[18Son projet de communication : C122 – Pour un renouveau du faire. Place et sens de l’activité dans l’accompagnement d’adolescents sous main de justice. Le texte de son intervention peut lui être demandé par e-mail.

[19Ce terme “algébrique” permet une clarification intéressante par rapport à celui d’ “abstrait”. Ainsi, on peut aussi s’intéresser par exemple à l’abstraction concrète, par exemple celle d’un geste d’art martial répété en entraînement.

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