Thérèse Perez-Roux,
LIRDEF EA3749
Université Paul-Valéry Montpellier 3
1. Contexte
Sur le plan institutionnel, l’Institut Français du Cheval et de l’Equitation (IFCE) [1] assure une mission d’appui à la filière équine. Dans ce secteur, les artistes équestres (AE), bien implanté.e.s dans certaines régions françaises, ne se retrouvent pas sur la base d’un métier clairement défini et tentent de développer leur activité dans un environnement très concurrentiel.
Dès 2017, l’IFCE impulse une dynamique de professionnalisation des AE, en sollicitant une équipe de chercheur.e.s du LIRDEF [2]. Le projet FARTEQ (Formation pour les ARTistes EQuestres), financé par l’Europe [3] , a pour but de s’appuyer sur les résultats de la recherche pour mettre en place une formation professionnalisante ; celle-ci doit être adaptée au public des AE [4] , perçu par la direction de l’IFCE comme atypique, contrasté en son sein et peu réceptif à des modalités de formation traditionnelles.
Dans un premier temps, les chercheurs se sont mobilisés pour comprendre ce groupe d’acteurs et ses problématiques : parcours pour devenir AE et modes d’apprentissage, rapport à l’activité, formes de structuration du secteur et auto-définition des AE dans l’univers du spectacle vivant (Perez-Roux et Maleyrot, 2021).
Dans le cadre de cette recherche technologique (2017-2021), une « formation prototypique » a été proposée en février 2019, sur la base des premiers résultats. Mise en place sur une semaine, la formation avait pour but : a) d’expérimenter un certain nombre de contenus ; b) de constituer une équipe de formateurs ; c) de développer une démarche de formation articulée autour d’un projet de spectacle. La contribution se centre sur le rapport à l’activité de formation de deux AE (au plus près de l’expérience vécue) et, un an plus tard, sur les effets d’un tel dispositif en termes de développement professionnel.
La partie suivante présente les ancrages théoriques mobilisés pour l’étude, ainsi que les choix méthodologiques opérés.
2. Cadre théorique
Dans notre approche, le terme « activité » est mobilisé dans deux acceptions (Perez-Roux, Perez, Gabriel, Papet & Cassignol, 2019). Tout d’abord pour parler du travail et englober un ensemble d’éléments le structurant : représentions, valeurs, pratiques, modes d’engagement, etc. Ensuite, dans le contexte de notre étude, pour parler de l’activité de formation. Celle-ci n’est pas investie à travers l’analyse des réalisations des individus en situation réelle mais dans ce qu’en disent les AE, au plus près de l’expérience vécue.
Par ailleurs, le rapport à l’activité de formation est envisagé à partir d’une transposition partielle des travaux de Charlot (1997). Pour ce chercheur, le rapport au savoir engage un rapport à soi-même, mettant en jeu la construction de soi, à travers l’image que renvoie l’activité, notamment en termes de légitimation. Si la réussite dans l’activité crée de l’assurance, tout changement (lié à la formation) nécessite de se repositionner pour maintenir/retrouver un sentiment de compétence professionnelle. Le rapport à l’activité de formation suppose aussi un rapport à l’autre. Dans notre étude il s’agit des relations avec les formateurs, les autres stagiaires et les chercheurs, des jeux de positions, notamment vis-à-vis de l’IFCE et plus largement de la communauté des AE. A travers des retours plus ou moins valorisés et valorisants, ce rapport à l’autre vient soutenir/questionner/confirmer un désir de reconnaissance.
Ainsi, l’activité de formation est indissociable de la manière dont se construisent les sujets (Barbier, 2017). S’intéresser aux processus de transformation, à la construction de savoirs et savoir-faire abordés en formation, en lien avec les autres, permet de comprendre les modes d’appropriation mobilisés par le sujet (Bourgeois 2018). En ce sens, le développement professionnel suppose des « transformations individuelles et collectives des compétences et de composantes identitaires mobilisées ou susceptibles d’être mobilisées dans des situations professionnelles » (Barbier, Chaix et Demailly, 1994, p.7).
Enfin, Wittorski (2007) présente un outil d’analyse de l’offre de professionnalisation et des dynamiques de développement professionnel des sujets. Cet outil lui permet d’étudier l’évolution des formes d’organisation du travail qui conduit les sujets à transformer un certain nombre d’activités professionnelles, et donc les amène à construire de nouvelles compétences et/ou de nouveaux savoirs. De ce point de vue, « le développement professionnel relève du vécu du sujet ainsi que de son activité en contexte. […] la professionnalisation relève de l’organisation, de l’institution, du tiers qui prescrit et évalue et ainsi « fabrique » les compétences. » (Jorro & Wittorski 2013, p. 16). Le développement professionnel est donc envisagé dans une perspective interactionniste (transactions acteur-environnement) ; il repose sur la capacité du sujet à se reconnaître capable de se développer et responsable de son propre développement professionnel (Donnay & Charlier, 2006).
La contribution s’intéresse au rapport à l’activité de formation de deux AE et aux possibles transformations motrices, cognitives, affectives et sociales. Elle cherche à comprendre « ce qui se joue », dans le temps, en termes de développement professionnel.
3. Méthodologie
Au plan méthodologique, l’approche choisie est plurielle et s’appuie sur un collectif de chercheur.e.s. Des entretiens semi-directifs (n=31) ont été réalisés (en 2017 et 2018) avec des AE aux profils contrastés (Perez-Roux et Maleyrot, 2021). L’activité « ordinaire » de 5 AE a été observée/partagée/discutée en les rencontrant sur leur lieu de travail. Enfin, la formation prototypique (février 2019) a permis de recueillir des données, au plus près de l’expérience de formation. Notons que les chercheur.e.s ont participé à la semaine de formation, en immersion complète, et ont pu partager des moments de formation proprement dite (contenus proposés par les intervenants, démarche, interactions au sein du groupe) et des moments plus informels (partage des espaces de vie avec les stagiaires : soins aux chevaux, repas, temps de repos, soirées, etc.).
Dans cette approche ethnographique, deux types de recueil ont été réalisés avec les stagiaires : un entretien de remise en situation dynamique, réalisé en cours de formation sur la base de traces de l’activité (vidéo, photos, notes écrites) ; un entretien à visée compréhensive, réalisé un an après la formation (janvier 2020), orienté sur les effets de la formation dans la durée et sur le processus de transformation engagé (ou pas). Dans cette contribution, nous mobilisons les entretiens de Manon (28 ans) et Lola (27 ans), qui ont un parcours différent, y compris en ce qui concerne leur expérience de formation et leur rapport à l’activité d’AE.
4. Résultats
4.1. Présentation des deux AE : niveau de reconnaissance et contexte de travail
Si Manon estime ne pas avoir « la technique de base par rapport à ce qu’on peut voir sur des AE au Gala ou au Cabaret équestre [de Cheval Passion] [5] », Lola a déjà une expérience du Gala des Crinières d’or où elle a été intégrée, à 17 ans, dans un spectacle équestre avec une compagnie de renom. Lors de l’édition de Cheval Passion 2020, elle est programmée au MISEC [6] . Manon est retenue pour le Cabaret équestre, qui réunit des AE en devenir, sélectionnés pour présenter leur numéro à un large public et se faire (re)connaître.
Par ailleurs, Lola est installée dans un département axé sur le tourisme, qui compte peu d’AE, ce qui suppose une faible concurrence. Depuis quelques années, elle vit de son activité (pension pour chevaux, cours, stages, animations) et organise des spectacles chez elle pour un public local et/ou saisonnier, ce qui la rassure, notamment sur le plan économique : « de toute façon, maintenant, au pire, j’ai mes spectacles à la maison, ça marche bien ».
De son côté, Manon vit une période de transition. Titulaire d’un master en « Développement territorial », chargée de communication numérique pendant 3 ans, elle a été licenciée. Cet évènement l’a amenée vers une reconversion professionnelle : « Ça a fait le déclic pour que j’arrête et que je revienne vraiment aux chevaux ».
C’est donc dans ces conditions que Manon et Lola ont investi la formation prototypique, se déroulant sur une semaine, en février 2019.
4.2. Vivre une expérience de formation inédite
Ce niveau d’analyse s’appuie sur des verbatim d’entretiens de remise en situation dynamique. Deux séquences (sur les huit proposées) sont retenues dans le cadre de cet article.
4.2.1. Séquence 1 : travail avec le cheval (mardi matin)
Cette séquence est assurée par Simon, écuyer du Cadre Noir de Saumur et formateur.
Séquence portant sur les fondamentaux locomoteurs des chevaux pour servir au mieux l’interaction homme /cheval, dans la durée. Descriptif :
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Entretien avec Manon juste après la séquence |
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J’étais angoissée avant, mais déjà avec les 5 minutes de détente, à sa façon de dire les choses, déjà ça rassure… il y a des vrais outils, des aides qui ont été donnés. Il m’a mise clairement en confiance et ça me manquait… ma technique équestre est pas au niveau des autres. Mais déjà j’ai vu que le travail que j’ai pu faire, j’étais pas dans le faux… Le fait d’allonger le cheval, on me l’avait pas dit de cette façon-là… Sur le travail au galop, ça m’a énormément aidée… Faut que je travaille mon fonctionnement à moi, j’étais consciente de mon problème de position, mais j’avais pas l’élément… sur mon bassin qui fonctionne pas du tout dans le bon sens. Avant de partir au galop, je sens qu’il y a un souci, j’ai 2-3 foulées bonnes et après je le perds… pour moi c’était un problème de dégradation du galop de mon cheval et de mon haut de corps, plutôt que du bassin. Et puis j’ai pas ma jambe interne à sa place. Et avec ces quelques conseils, effectivement j’ai un résultat tout de suite. Là sur une séquence comme ça, c’est 100% gagnant… Simon pour moi, c’est génial. Je l’ai trouvé très positif, il est allé chercher les points positifs. |
Pour Manon, l’entrée en formation est anxiogène car elle a conscience de son faible niveau technique. Si le fait de travailler avec un écuyer du Cadre Noir est impressionnant, rapidement la stagiaire se sent rassurée par des retours encourageants et constructifs. Simon propose des repères ajustés aux compétences de Manon et qui semblent l’aider à comprendre, à rectifier d’éventuels problèmes. La stagiaire apprécie cette pédagogie qui lui ouvre des perspectives de progrès et l’aide à se projeter sur de futurs spectacles.
Entretien avec Lola en fin de formation |
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Moi j’ai pas du tout aimé parce qu’il est, enfin pour moi, je le trouve plus dans le jugement que vraiment dans le but d’apprendre. Après, il juge vraiment l’instant présent et pas forcément à nous donner des clés pour travailler chez nous. Et en plus moi, enfin, moi j’ai dressé mon cheval toute seule, j’ai fait comme je pouvais avec les difficultés qu’il avait et heu, et il prend pas en compte du passé du cheval... Il est très dur et moi il m’a humiliée devant tout le monde en me disant : tu tortures ton cheval… Toute la semaine, j’ai baissé les yeux devant tout le monde, j’osais même plus… Pour moi, il y avait d’autres personnes dans la formation qui, à ce moment-là, même après, torturaient autant voire plus, d’une autre façon, enfin. [Alors] pourquoi moi et pas les autres ?J’en ai pris pour mon grade devant tout le monde... Après, il a de très bons conseils et tout, il n’y a pas de souci, c’est pour ça que le lendemain je suis revenue. Parce que je me suis dit, c’est quand même un écuyer du Cadre. Mais dans sa pédagogie, il est pas juste… Enfin, pour moi, le but d’un enseignant, c’est qu’il donne des conseils. Tu les prends, tu les prends pas, tu fais à ta sauce, mais t’imposes pas une façon de faire. Moi, j’essaie de comprendre, j’essaie de faire, mais dès le début en fait, il me rentre dedans et il me casse. À chaque fois, tout ce que je fais, c’est pas bien… Et ça, ça marche pas. Du coup, je me suis braquée d’entrée dès le premier jour... Je me suis fermée. |
Lola a très mal vécu les retours critiques du formateur. Elle se sent remise en cause et délégitimée aux yeux des autres, dans son approche des chevaux et dans son identité d’AE. Revendiquant des contraintes à gérer au quotidien, elle renvoie à Simon un manque de prise en compte du contexte, une pédagogie inadaptée et l’absence d’une approche constructive pour soutenir le travail de création. Lola a envisagé de quitter la formation mais ne l’a pas fait car d’une part, elle reconnaît à Simon des compétences techniques qui pourraient l’aider à progresser ; d’autre part la séquence suivante, avec Pierre, va l’aider à construire de nouveaux repères.
4.2.2. Séquence 2 : le jeu d’acteur (mardi après-midi)
La séquence porte sur le travail d’acteur. Elle est assurée par Pierre, artiste de scène, ancien élève du conservatoire national du cirque et du mime.
Séquence portant sur le jeu d’acteur. Apports (en salle) à partir des questionnements des participants, puis exercices de « mise en situation de jeu ». Points abordés :
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Entretien avec Manon en fin de formation |
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Rencontre de Pierre, pour moi aussi très positif. Après, j’ai un cursus plutôt scolaire, donc passer du temps en salle j’ai l’habitude…mais ça reste long. Enfin, y avait besoin de tout… de toutes ces heures-là, par contre il faut couper max au bout d’une heure et demie. Mon cerveau a besoin aussi de son espace de création… Ça finit tard, on nous annonce qu’on va faire un numéro le mercredi soir… on n’a pas pu du tout [le] travailler, du tout, du tout… Pour moi, ça manquait… peut-être que la demi-journée du lundi… le mardi après-midi on aurait dû avoir un temps de préparation pour le mercredi. |
Manon, peu habituée à se produire devant des spectateurs et préoccupée par le numéro à présenter devant un public le mercredi soir, n’évoque pas les contenus abordés dans cette séquence. Elle revient sur le temps en salle, jugé trop long, durant lequel Pierre répond aux questions des stagiaires et donne des repères sur le jeu d’acteur. Rien de concret ne semble émerger du temps de mise en situation, occulté par le stress que représente le spectacle à venir. Accaparée par son « manque de technique » (avec le cheval), Manon s’intéresse peu aux règles de construction et d’interprétation d’un numéro.
Entretien avec Lola en fin de formation |
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Moi j’ai encore les nerfs, j’ai encore les nerfs du matin. Là, je me retiens de ne pas craquer. Parce qu’en plus, lui [Pierre] il en remet une couche à dire : faut que tu joues ton rôle, il faut que tu te serves de la critique. En gros, tu t’en fous de ce qu’ils disent mais justement. Alors du coup, moi ça me remet dedans… c’est tombé pile ! Mais par contre, du coup, il détourne et c’est peut-être grâce à lui, surtout, que je suis retournée le lendemain faire le cours parce que sinon, je me serais fermée… Même si c’est long et que des fois il parle beaucoup, il est un peu trop philosophique… Mais par contre, il est, il a toujours un regard joyeux et il tourne toujours tout dans le positif et du coup, il redonne confiance. Surtout en plus dans cette période de l’année où on vient de passer Cheval passion, enfin il y a plein de trucs qui se sont passés. Ça fout les boules et lui, il arrive à détourner le truc… Ce qu‘il propose, c’est compliqué. En fait, c’est là qu’on se rend compte qu’on n’a pas du tout le jeu d’acteur… Tu te rends compte qu’en fait les chevaux, c’est une barrière et que ça te permet, c’est comme si tu avais une cape d’invisibilité avec tes chevaux. Du coup, tu peux passer tous les jugements, enfin tout ce que tu te mets dans la tête tout seul… Quand j’ai vu tout le monde et qu’on m’a dit traverse la pièce, mais j’étais incapable. Pour moi, il y avait un ravin. C’était impossible de passer. |
Habituée des spectacles, Lola est intéressée par l’approche de Pierre. Elle constate pour elle-même comme pour les autres stagiaires, des difficultés à assumer un rôle d’acteur, lorsque les AE ne sont plus « protégés » par le travail du/avec le cheval. Lola dit « mal assumer [son] corps » et craint les jugements des spectateurs (Perez-Roux, soumis). En ce sens, la posture de l’intervenant au « regard joyeux… dans le positif » redonne confiance et aide à la prise de distance vis-à-vis de situations difficiles.
Au-delà d’un rapport à la formation documenté au plus près de l’expérience vécue (et partagée avec les chercheurs) durant une semaine, quelles transformations dans la durée ? Comment et dans quelle mesure les effets de la formation s’inscrivent-ils dans une dynamique plus globale de développement professionnel ?
4.3. Le rapport à la formation : effets sur le temps long et appropriations/transformations
Les entretiens réalisés en janvier 2020, soit un an plus tard, mettent en relief un processus d’appropriation de certains contenus de la formation prototypique et une inscription de cette expérience dans le projet de vie des AE.
4.3.1. Un processus d’appropriation singulier
Au terme d’une année, Manon revient sur la formation qui lui a permis de clarifier l’écriture de son numéro :
Moi, ça a été très très formateur cette formation, notamment sur ce numéro où j’avais des idées très très vagues en arrivant en formation, où j’ai fait des essais sur la piste, et où du coup j’avais eu les retours positifs, notamment à un moment donné sur un déplacement latéral qui allait avec la musique… On avait travaillé là-dessus, et c’est vraiment un point que j’ai gardé sur ce numéro… j’ai développé autour de ça.
Elle rappelle ses craintes initiales concernant son manque de technique qui limitait, selon elle, les possibilités d’amélioration et sa légitimité d’AE. Si la formation a été vécue comme une ouverture et a pu améliorer la confiance en soi, elle a permis une prise de conscience que Manon explicite un an plus tard :
En fait, je me souviens qu’on avait eu un atelier où on présentait notre numéro et où j’avais dit que c’était un numéro sur le lâcher-prise. Effectivement, c’est ce que je disais, mais dans mon numéro j’avais tendance à vouloir tout cadrer, à telle minute, à telle seconde : j’ai un pas espagnol, à tel moment, j’ai ça. Du coup, maintenant j’adapte en fonction de comment est mon poney à ce moment-là. Et du coup, quand ça m’arrive de le perdre, j’arrive un peu plus à l’intégrer dans le numéro… La différence, c’est que maintenant, j’arrive à montrer ce numéro à des gens, chose que je n’étais pas du tout capable de faire parce que j’étais bloquée sur le : « j’ai zéro technique, je ne suis pas artiste équestre, donc je ne peux pas construire autour du numéro si je n’ai pas la technique de base ».
Derrière cela, se joue la reconnaissance d’une spécificité, l’accompagnement d’un projet qui s’appuie sur les ressources de l’AE, sur son univers, sur ce qu’il souhaite communiquer aux spectateurs :
Il y a eu les retours des spectateurs avec des choses intéressantes que j’ai gardées mais ce qui m’a aidée, c’est les discussions que j’ai pu avoir avec les différents encadrants… ça aussi, sur le fait d’accepter les numéros tels qu’ils viennent, et sur la façon de construire les numéros en fonction de ce que je fais, moi. Je n’ai pas ce côté technique, mais j’ai un univers peut-être un peu différent, c’est peut-être ça qu’il faut que j’essaie de montrer.
Le retour sur les contenus proposés par tel ou tel intervenant ne sont pas évoquées de façon spécifique. Manon aborde davantage le processus, la prise de conscience d’un fonctionnement et d’une possibilité de travailler autrement, d’améliorer certains points, tout en gardant l’orientation souhaitée :
Ce qui m’a intéressée, c’est la diversité qui a été apportée. Après, je ne me souviens plus du nom des personnes, mais cet atelier où on venait devant les autres présenter ce numéro. Ça, ça a fait un déclic sur le côté psychologique où j’ai très mal vécu la partie licenciement économique et j’ai très mal vécu la partie installation où j’essayais de me lancer… Ça m’a fait un déclic sur le côté émotionnel : je vivais mon numéro émotionnellement, mais je n’avais aucun recul dessus. Je ne faisais pas le jouer, je le vivais. Et ça, ça a fait un vrai déclic sur le fait d’accepter ce qui se passait vraiment, cette acceptation qui a été très importante pour moi, et les autres discussions qu’on a pu avoir ensemble [avec la chercheure] là-dessus, ça a été très intéressant.
Lola, AE déjà reconnue pour son parcours (programmée au MISEC en 2020) et habituée à se produire en spectacle, est très mobilisée lors de l’entretien qui a lieu après sa prestation au MISEC, à laquelle la chercheure a assisté. Après un temps d’échange sur le numéro, Lola entre dans l’entretien proprement dit en mentionnant les nombreuses ouvertures que la formation prototypique a produit dans son travail d’AE : « il y a plein de choses qui bougent depuis ». Elle revient avec précision sur certains apports jugés féconds.
Le premier élément concerne « la mise en scène » qu’elle réfère au travail proposé par Julie, la chorégraphe :
Ça m’a beaucoup servi. Je m’attachais vraiment trop à vraiment retranscrire l’histoire, et elle m’a vraiment donné des idées : ce n’est pas parce qu’on veut imager une histoire qu’on est obligé vraiment de suivre au pied de la lettre tout ce qui est écrit, et on peut un peu moduler. Au final, c’est ce qu’on a fait. On n’a pas du tout fait chronologiquement comme on devait le faire, ce qui était compliqué, on s’est arrangé, et tout le monde a bien compris l’histoire. Cet été, ça nous a fait faire un grand bond en avant.
Par ailleurs, Lola rend compte des effets de l’expérience vécue avec Simon (écuyer du cadre noir), formateur vis-à-vis duquel elle s’était montrée très critique. Si les remarques de ce formateur concernant le travail avec le cheval l’ont blessée, elles ont permis certaines prises de conscience et une manière différente d’envisager la performance et la durabilité des chevaux :
Ce que m’avait dit Simon ? Oui je l’ai réinterrogé, pas par rapport à ce qu’il a dit, mais plus [dans l’idée que] tous mes chevaux travaillent… Comme je l’avais dit en fin de formation, il faut rentabiliser parce que, à la maison, je sais combien me coûtent les sept [chevaux] par an… Maintenant, je reprends tout à l’envers en fait. [Les juments] qui ont douze, treize ans, je vois qu’elles fatiguent, c’est normal. Il y a des figures que je fais moins parce que je vois que ça leur tire dessus. Mais par contre j’ai tout repris avec des ostéos et des masseurs pour remettre le cheval musculairement, enlever toutes les tensions possibles, parce que maintenant qu’ils ont la technique, j’ai remis tout leur corps à zéro, et j’ai retravaillé pendant cinq, six mois, juste à faire des étirements, des flexions, et après j’ai réattaqué la technique qu’ils connaissaient déjà. Mon cheval, le gris, Santos, ça n’a plus rien à voir… Il a gagné au moins 30 % en locomotion.
Enfin, la formation sur le jeu d’acteur que Lola nomme « le jeu de scène » reste une préoccupation. Consciente de son importance, elle défend une vision artistique où la relation entre les chevaux est essentielle, sans trop mettre en avant la corporéïté et la présence de l’AE :
Après, il y a toujours le jeu de scène. C’est compliqué… Moi, je ne sais pas parler, je ne sais pas bouger mes bras, si on pouvait me les couper, c’est… Je suis trop fermée avec mes chevaux. Une fois que je suis dans ma bulle, je… Toute seule, j’aime bien justement que le spectacle soit juste une image de relation entre les chevaux. La liberté, c’est vraiment jouer sur des tableaux, des enchaînements de tableaux.
4.3.2. Les imbrications de la formation avec un projet de vie
La reconversion de Manon donne lieu à un remaniement tant personnel que professionnel. Après s’être formée pour développer sa nouvelle activité, elle doit désormais construire des repères dans le milieu qu’elle investit et se donner les moyens de réussir. Ainsi, le projet d’évolution professionnelle intègre un travail diversifié avec les chevaux :
J’avais déjà mon élevage de Shetlands en parallèle. Là, je viens d’acheter mes terrains… après cinq ans à me battre pour avoir des terrains, j’ai trouvé. Je vais faire mes pensions, mes cours. J’ai fait ma formation pour enseigner et pour être organisateur de randonnées équestres. Du coup, je me lance vraiment dans les chevaux maintenant ! C’est mon activité principale… mais je sais très bien que je ne vais pas gagner un SMIC les dix prochaines années.
Cette nouvelle orientation professionnelle, reliée au fait que Manon ne se sent pas véritablement légitime dans le monde des AE, ne donne pas la priorité au développement de l’activité spectacle. Pour elle, « l’objectif sur les prochaines années serait de monter trois numéros sur trois émotions différentes à présenter ». Par ailleurs, Manon a conscience que son activité au sein de la structure équestre va être couteuse en temps : pensions pour chevaux, cours adultes, cours enfants mais aussi élevage de Shetlands (poulinage, dressage, vente) risquent de prendre le pas sur la préparation de spectacles. Ceci étant, dans ses futurs numéros, elle souhaite privilégier « une relation proche avec le cheval ». En ce sens, le travail d’AE, et ce qui a été révélé lors de la formation prototypique, ouvre d’autres perspectives qui semblent en cohérence avec les valeurs que défend Manon : « le relationnel comme miroir des émotions, le cheval soignant aussi, qui nous amène à appréhender le monde de manière différente, parce qu’on ne peut pas mentir avec les chevaux ». Dans la continuité, elle pense travailler auprès de personnes en situation de handicap, utilisant le cheval comme « médiateur de la relation » :
J’ai monté aussi une association en parallèle où on met en place des animations avec des enfants en situation de handicap. Je ne suis pas médiateur, je ne suis pas dans le domaine médical, mais à mon sens, c’est la même chose. Le cheval ne fait pas cas de la personne qu’il a en face de lui. Il la prend telle qu’elle est.
L’installation de Manon dans une région fortement investie par les AE nécessite une diversification de l’activité et une ouverture sur de nouveaux publics. Consciente des enjeux, notamment économiques, elle estime (avec ses deux sœurs) avoir de la chance sur le plan familial : « Mes parents soutiennent nos projets quels qu’ils soient. Ils prennent le temps de discuter avec nous et de nous accompagner. Et ça, c’est très précieux. »
Pour Lola, chaque expérience traversée, y compris celle de la formation prototypique, est source d’apprentissage et vient nourrir le projet professionnel et artistique. En utilisant diverses techniques, Lola construit des spectacles à géométrie variable (de quelques minutes à une heure), pour qu’ils soient ajustés à la demande : « Oui, et j’ai même la sono, les lumières… Le but, c’est de vendre un spectacle clé en main… si possible dans toute la France, mais principalement dans les petits villages ». L’ancrage dans le local reste pour elle une sécurité.
Pour créer de la diversité au niveau du spectacle, elle mobilise un réseau de proximité : amis qui interviennent bénévolement, cavalières aux caractéristiques différentes : « une petite qui jouait un numéro de liberté, une danseuse qui est voltigeuse aussi, ma nièce qui est voltigeuse, et après on avait un artiste de kung-fu et mon collègue acrobate. C’est vraiment le but de mélanger tous les arts ».
La reconnaissance professionnelle du milieu vis-à-vis de cette AE, son engagement en formation, a conduit l’IFCE à proposer une résidence d’artiste au Haras du Pin pour deux saisons de neuf mois, ce qui est vécu comme une réelle opportunité pour former ses chevaux afin de développer un projet plus ambitieux :
Maintenant que mes spectacles d’été tournent bien, qu’on s’est fait un petit nom, que les gens savent qu’il y a un rendez-vous tout l’été à la maison, le but, avec ce que je vais gagner sur les spectacles et mes deux saisons au Haras du Pin, c’est d’investir dans des installations à la maison pour pouvoir accueillir les personnes handicapées, travailler en sécurité avec les chevaux, et qu’ils présentent un spectacle.
Car Lola a déjà engagé et souhaite développer un travail plus conséquent avec des personnes en situation de handicap moteur ou mental. Elle apprécie ce public qui fonctionne différemment :
J’y arrive mieux parce que ça fonctionne comme les chevaux, c’est soit blanc, soit noir. Il y a plein de choses où je n’ai jamais les bons termes pour le dire, et du coup les gens se vexent… Là, tu es obligé d’expliquer différemment, et pour moi, c’est plus simple.
Cette perspective constitue un axe fort du projet professionnel car elle vient soutenir une dimension plus personnelle et un projet familial :
Le spectacle, si j’en fais quatre, cinq ans, après c’est le bout du monde. Je ne veux pas être une artiste qui a les enfants, qui les fait garder par Pierre, Paul, Jacques, ou par les parents… Le jour où j’ai des enfants et une vie de famille, je veux vraiment être présente pour ma famille, et je ne veux plus être en train de partir à droite, à gauche. Donc là, j’en profite encore. Du moment où je voudrai m’installer, j’aurai acquis tous les bagages nécessaires avec mes chevaux, et ma technique personnelle et mon expérience pour pouvoir enseigner aux personnes handicapées et aux personnes lambda.
Enfin, en termes de formation, les représentations de Lola semblent avoir évolué. Assez réservée sur les perspectives de formation liées à la recherche FARTEQ lors des premiers entretiens (2017 et 2018), elle revient sur l’intervention de formateurs qui ne sont pas des AE mais peuvent ouvrir, par leurs apports et leur regard sur le travail, le champ des possibles : « Eux, c’est des vrais formateurs. Ils nous donnent toutes les clés parce que leur parcours est déjà accompli, fait et refait, et il n’y a pas du tout de concurrence ».
Pour autant, elle continue à se former auprès d’un AE avec lequel elle a pu vivre le Gala des Crinières d’or, en prenant ce qui l’intéresse :
J’y suis allée deux jours, et sur ces deux jours, il y a vraiment une demi-heure qui m’intéresse… Là, du coup, il m’a trouvé deux, trois petites subtilités, des trucs tout bêtes [Elle prend un exemple]. Du coup, ça m’a appris à être encore plus fine dans le regard sur le comportement du cheval…
Ainsi, chez les deux AE étudiées, la formation est investie dans des espace-temps différents et participe d’un projet de vie à la fois professionnel et personnel.
5. Discussion conclusive
Les résultats ouvrent des perspectives intéressantes pour comprendre le rapport à l’activité de formation et ses enjeux en termes de développement professionnel. Ils éclairent ce qui se joue, à la fois dans l’activité de formation, au plus près de l’expérience vécue, et les effets dans le temps, au cœur de transactions plurielles : avec soi-même, avec les autres (dont les chevaux), avec l’environnement. Le processus auto-réflexif met en relief des combinaisons, des ouvertures possibles, en contexte, qui relient intimement développement professionnel et enjeux identitaires.
Par ailleurs, l’étude permet de documenter les transformations des sujets dans le temps, en rapport avec leurs activités (« ordinaire » et de formation). Elle rend compte du couplage entre apprentissages informels et apports de la formation, en privilégiant ce qui fait sens et ce qui fait question, et la manière dont le sujet revisite l’expérience dans une dimension réflexive. On repère des dynamiques identitaires orientées par un projet (Kaddouri, 2006) et intégrant des enjeux de reconnaissance au sein et en dehors de la communauté des AE. Derrière les discours, apparaissent des questions de légitimité et de reconnaissance dans un espace professionnel aux contours faiblement définis et soumis à des logiques concurrentes (Perez-Roux et Maleyrot, 2021). En ce sens, les résultats montrent une forme d’appropriation singulière/contextualisée de la formation en lien avec la nécessité, pour les sujets, de toujours se renouveler (aux plans technique, artistique, relationnel, gestionnaire) pour développer leur activité dans un monde professionnel aux équilibres fragiles.
Enfin, au-delà du rapport entre construction des sujets en activité et construction de leurs activités, ce travail éclaire les enjeux de développement professionnel mais aussi personnel. En effet, la formation et ses effets sur les AE suivis dans l’étude semble contribuer à l’amélioration de la connaissance de soi, à la valorisation des talents et potentiels, et, in fine, à la réalisation de ses aspirations et de ses rêves.
Pour ne pas conclure, interrogeons la situation de recherche elle-même, inhabituelle pour la chercheure. L’immersion sur le terrain de la formation, l’accompagnement des AE dans leur processus de transformation, l’intérêt pour les formes d’apprentissage privilégiées, l’attention portée aux moments de déstabilisation, l’écoute attentive, a permis d’accéder sans doute un peu mieux à ce qui se joue pour chacun.e., entre turbulences, (re)mise en question et acquisitions. Au-delà des transformations silencieuses que vivent les AE dans un processus de professionnalisation qui, en partie, leur échappe, leur parole peut ainsi advenir, parfois balbutiante, décalée ou maladroite. Le chercheur devient alors le témoin d’une (re)construction orientée par un projet, d’une appropriation à la fois singulière et en partie partagée au sein du groupe se formant. Inscrire la recherche dans le partage d’expérience, comme dans la durée, c’est ainsi s’intéresser aux transformations du sujet, dans une perspective dynamique et ouverte sur l’avenir.
Bibliographie
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Barbier, J-M., Chaix, M-L. & Demailly, L. (1994). Editorial. Recherche et développement professionnel. Recherche et formation, 17, 5-8.
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Donnay, J. & Charlier, E. (2006). Apprendre par l’analyse des pratiques : initiation au compagnonnage réflexif, Namur : Presses universitaires de Namur.
Kaddouri, M. (2006). Dynamiques identitaires et rapports à la formation. In J-M. Barbier., E. Bourgeois., G. de Villers., & M. Kaddouri (Eds.). Constructions identitaires et mobilisation des sujets en formation (pp. 121-145). Paris : L’harmattan.
Charlot, B. (1997). Du rapport au savoir. Paris : Anthropos.
Jorro, A. & Wittorski, R. (2013). De la professionnalisation à la reconnaissance professionnelle. Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, 46 (4), 11 -22.
Perez-Roux, T., Perez, S., Gabriel, P., Papet, J. & Cassignol, F. (2019). Rapport au travail des enseignants de judo en France : entre valeurs défendues et tensions inhérentes à l’activité. Activités, 16 (1). https://journals.openedition.org/activites/3741
Perez-Roux, T & Maleyrot, E. (2021). Les artistes équestres en France : un monde composite en voie de professionnalisation ? La recherche en éducation (AFIRSE), 22. En ligne https://periodicos.ufam.edu.br/index.php/larecherche/article/view/8630/6209
Wittorski, R. (2007). Professionnalisation et développement professionnel. Paris : L’Harmattan.
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