Un article repris du magazine The Conversation, une publication sous licence CC by nd
L’appel à déserter d’étudiants d’AgroParisTech ou la récente tribune d’étudiants des Écoles Normales supérieures le démontrent avec force : les nouvelles générations se satisfont de moins en moins des cursus scientifiques actuels. Elles ne les trouvent pas forcément à la hauteur des enjeux.
Les jeunes ont besoin de comprendre pourquoi apprendre les sciences peut les aider à véritablement affronter les crises à venir, à commencer par la crise écologique. Il ne suffit plus de leur enseigner l’art des équations, même si cela reste nécessaire. Il faut aussi leur apprendre à travailler en groupe, à créer, à remettre en contexte des savoirs formels et, plus difficile encore, à se sentir acteurs des changements à venir, pas juste observateurs.
De nombreux collègues développent déjà des enseignements en ce sens. Mais les initiatives individuelles ne suffisent plus, il faut repenser l’ensemble de nos cursus, s’inspirer des innovations déjà testées, des résultats des recherches en science de l’éducation, réfléchir au niveau des établissements et des départements disciplinaires, bref, faire communauté pour se saisir de cet enjeu crucial, et vite.
L’anti-conférence
Reste cependant un problème technique. Quand nous nous réunissons entre collègues pour discuter d’innovation pédagogique, nous privilégions paradoxalement des formats classiques. Combien de fois ai-je donné des exposés sur l’art d’enseigner de façon innovante et active, alors que j’étais moi-même devant un PowerPoint sur estrade face à une salle silencieuse ?
A combien de groupes de travail appelés à innover ai-je participé, où nous étions tous assis autour d’une grande table, en format réunion, chacun consultant discrètement ses mails ? Quand la forme s’oppose à ce point au fond, ces grand-messes de l’innovation ne débouchent en général pas sur grand-chose de neuf.
Voilà le dilemme auquel nous avons dû faire face quand nous avons voulu, avec des collègues de l’Université Paris-Saclay, organiser un workshop pour repenser notre enseignement de la physique. Quel cadre offrir à nos participants pour qu’ils imaginent ensemble d’autres pédagogies ?
Pour construire un dispositif qui échappe aux défauts des colloques habituels, nous avons choisi de collaborer avec des designers, comme nous le faisons déjà pour nos activités de vulgarisation et d’enseignement. Le design ne sert pas juste à embellir. Il permet de penser la construction même d’un évènement dans toutes ses dimensions. Pour ce workshop, deux designers nous ont aidé à construire le programme et imaginer les activités. Elles ont également conçu tout un univers graphique cohérent pour les visuels. Puis elles nous ont aidé à animer et filmer l’évènement, qu’elles ont ensuite transformé en un site web pour en assurer la durabilité.
Pour trouver le bon format, nous avons pris le contre-pied des conférences classiques. La conférence annuelle de l’American Physical Society est un bon exemple de ce à quoi nous voulions échapper. Elle réunit chaque année pendant cinq jours près de dix mille physiciens dans un grand centre de congrès. Les sessions s’y enchaînent à un rythme militaire, 12 minutes par intervention, dix interventions par session, soixante sessions en parallèle. Elle s’est adaptée ces dernières années à des modalités hybrides. Mais ce format va à l’encontre de ce que nous cherchions à promouvoir. Nous avons donc construit son opposé, point par point.
Au lieu d’ouvrir la participation à un grand nombre de participants, nous nous sommes limités à trente conférenciers. Au lieu d’enchaîner oraux ou posters toute la journée, nous nous sommes restreint à une seule présentation par jour. Au lieu de choisir un grand centre de conférence, nous avons eu la chance de bénéficier des locaux de l’Institut Pascal, un lieu spécialement conçu pour accueillir des chercheurs en mode collaboratif, avec des espaces de travail et de discussion, plutôt qu’une simple série de salles de classe et d’amphithéâtres.
Au lieu de convier les grands noms de la pédagogie pour inspirer les participants lors de « keynotes » charismatiques, nous avons invité des collègues de terrain qui innovent à leur échelle sans forcément viser à changer le monde. Denis Terwagne, un chercheur bruxellois, imagine par exemple des enseignements inspirés des fab labs, en réunissant des étudiants en physique et en architecture. Claire Marrache, une chercheuse de l’Université Paris-Saclay, propose un cours sur les enjeux climatiques où elle fait faire à ses étudiants des mesures concrètes directement sur le bâtiment. Giovanni Organtini, de l’Université de Rome, utilise des outils très bas coût comme les smartphones ou les cartes Arduino, pour enseigner la physique expérimentale. Fun-Man Fung, un chimiste singapourien, n’hésite pas à se filmer avec une caméra 360° pour montrer en direct de la paillasse à ses élèves comment mener une expérience. Rebecca Vieyra aide à diffuses des simulations interactives dans le monde entier.
Au lieu d’une conférence de quelques jours en mode hybride, nous avons demandé aux participants de venir deux semaines entières en présentiel. Cette durée peut décourager et poser des problèmes pratiques. Mais elle permet un engagement actif sur la durée de tout le workshop. De plus, à l’heure de la crise climatique, il devient de plus en plus difficile de justifier des aller-retours express en avion pour un ou deux jours seulement. Enfin, une telle durée nous a permis d’imaginer un programme en deux temps.
Créer un collectif
Pendant la première semaine, une série d’activités créatives et intenses a été proposée. Nous voulions ainsi aider les participants à se connaître, leur montrer qu’ils pouvaient travailler et construire ensemble dans la bonne humeur.
Pour cela, nous leur avons fait vivre des expériences ludiques et immersives liées à la physique. Par exemple, ils ont été plongés dans une fiction dans un monde d’espions où ils devaient inventer un dispositif qui protège un œuf et fasse le plus de bruit en tombant de 5 mètres de haut. Nous souhaitions aussi que les collègues discutent de leurs pratiques. Au lieu d’une série d’exposés, nous leur avons proposé de nouvelles modalités d’échange.
Par exemple, dans l’atelier « boule de neige », chacun raconte à un autre son innovation, qui prend des notes sur une fiche dédiée. Puis chaque binôme se réunit avec un autre binôme pour résumer leurs échanges. Puis ils se réunissent avec deux autres binômes, et ainsi de suite. Enfin, toutes les fiches sont affichées sous forme d’une petite expo thématique, qu’on peut visiter librement. In fine, tout le monde a entendu parler de toutes les innovations, et les fiches servent de matière première à d’autres ateliers plus prospectifs. Nous avons aussi testé du théatre/mime, des brainstormings qui finissaient sur une vidéo prospective, etc.
Cette première partie très dense a permis de construire une forme de petite communauté humaine et professionnelle en confiance, prête à innover dans la suite du workshop.
Construire et inventer ensemble
La suite, justement, nous avions volontairement décidé de ne pas la prévoir. Au début de la deuxième semaine, les participants ont construit eux-mêmes le programme. Les idées ont fusé. « Imaginons ensemble un enseignement dans la forêt d’à-côté ». « Organisons une session à la façon alcooliques anonymes où chacun, chacune, partage ses problèmes d’enseignants et demande aux autres de l’aider ». « Prévoyons une matinée “apprends-moi quelque chose” où chacun peut enseigner aux autres une pratique ». « Imaginons un réseau international pour soutenir la formation et l’innovation ».
Nous avons alors tous vécu une semaine formidablement libre et créative. Désormais en confiance et désinhibés, nous avons pu construire ensemble, chercher ensemble, penser ensemble, et même s’amuser ensemble. Nous avons passé une matinée en forêt à imaginer un enseignement immersif pour nos étudiants de première année. Nous avons assisté à un concert de violoncelle reliant physique et musique. Nous avons appris à utiliser le mime pour des pauses pédagogiques en amphi. Nous avons exploré de nouvelles modalités de cours. Au total, nous avons eu le sentiment d’innover, ou au moins d’échanger de façon fertile.
En somme, nous avons réussi à faire vivre à une trentaine d’enseignants-chercheurs un workshop inspirant et fertile. Mais cela suffit-il à réinventer l’enseignement ? Certainement pas, car il manque les autres collègues, il manque le temps pour tester, évaluer, consolider, il manque les institutions et un point de vue plus politique.
Au final, cette petite conférence a plutôt été l’occasion de tester un nouveau format de workshop plus participatif. Voilà pourquoi le site web associé à l’évènement regroupe non seulement les productions mais surtout toutes les recettes pour animer un tel format. Même sur des temps plus courts, certaines idées ou certains ateliers peuvent être repris et adaptés à des contextes variés. En résumé, si vous attendez d’un collectif qu’il innove en matière pédagogique, ne vous contentez pas d’une réunion ou d’un brainstorming avec post-its.
Prenez le temps de construire le bon format. Offrez un cadre créatif à vos collègues, et ils seront plus créatifs. Derrière cette lapalissade se cache peut-être un des enjeux clés des transformations à venir.
L’auteur tient à remercier les autres organisateurs et organisatrices du workshop décrit ci-dessus : Frédéric Bouquet (Faculté des Sciences, Univ. Paris-Saclay), Jeanne Parmentier (Institut Villebon-Georges Charpak), Fabienne Bernard (Institut d’Optique Graduate School) et les designers Lou-Andreas Etienne et Adèle Nyitrai.
Julien Bobroff a reçu des financements publics de l’Université Paris-Saclay, de sa Fondation et de son IDEX, du CNRS et de l’ANR.
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