Résultat d’une étude auprès des acteurs de Riposte Créative Territoriale durant le confinement et la crise du Covid
La notion de communs est définie par trois caractéristiques interdépendantes : «
(1) une ressource en accès partagé ;
(2) un système de droits et d’obligations (un faisceau de droits) qui précise les modalités de l’accès et du partage des bénéfices associés entre les ayants-droit et enfin
(3) l’existence d’une structure de gouvernance qui veille au respect des droits et à la garantie de la reproduction à long terme de la ressource » (Coriat, 2017, p. 267). [1]
Michel Briand : Pourrais tu te présenter en quelques mots ?
ES : Je m’appelle Elzbieta Sanojca, je suis maître de conférence en sciences de l’éducation à l’université de Rennes 2. Je m’intéresse à la formation des adultes et en particulier à la manière dont les adultes apprennent. Cela concerne non seulement les formes formelles d’apprentissage (formation continue par exemple), mais aussi et surtout les formes non formelles voire informelles d’apprentissage, par l’activité de travail par exemple, l’engagement dans des collectifs professionnel ou citoyen etc...
Dans les différents contextes où l’apprentissage peut se produire, je m’intéresse en particulier à la dynamique collaborative qui conduit à la co-construction des savoirs. Mes travaux actuels s’inscrivent en continuité de ma recherche doctorale (Sanojca, 2018) qui portait sur l’analyse des compétences collaboratives et leur développement en formation des adultes. [2]
MB : Peux-tu présenter l’étude réalisée autour de Riposte Créative Territoriale Créative et de la pratique des communs à cette occasion ?
ES : C’est une étude qui porte sur le collectif qui, au sein de la direction Innovation du CNFPT (Centre National de la Formation Publique Territoriale), a ouvert un espace collaboratif nommé Riposte Créative Territoriale, en réponse à la crise du Covid-19 [3].
Si les personnes impliquées dans cette dynamique ont été auparavant sensibilisées aux pratiques de l’innovation publique, cette nouvelle expérience de Riposte a fait apparaître un éléments particulièrement intéressant : ces collectifs apprenants ad hoc ont tenu à affirmer une valeur particulière attribuée à à la dynamique d’apprentissage et aux ressources produites collectivement (les connaissances). Le terme de « communs » en référence aux travaux d’Elionor Ostrom a été choisi par les acteurs des Ripostes pour designer cette valeur.
C’est par le choix de ce terme qu’apparaît le lien avec mes précédents travaux : je rappelle rapidement que " avoir le souci des communs " est le troisième pivot [4] des compétences collaboratives que j’ai identifié dans ma thèse [5].
La notion de communs est importante dans la dynamique de collaboration. Avoir ce souci des communs peut renforcer la durabilité d’efforts collectifs pour travailler sur le projet. Cela se produit, lorsque les collectifs se questionnent sur la nature de ce qui est collectivement produit et en plus lui confèrent la valeur de communs par exemple par l’attribution d’une licence de partage telle les « Creative Commons ».
Ce qui m’a paru intéressant de questionner dans le cas de Riposte est de savoir :
en quoi cette forme de valorisation des productions issues des apprentissages en communs (les connaissances) fait naître de nouvelles pistes pour penser la formation des adultes aujourd’hui ?
MB : Quelles étaient les personnes concernées par ces entretiens ?
ES : Riposte Créative Territoriale (RCT) est un espace collaboratif créé de manière spontanée en réponse à la crise du COVID et concerne des acteurs de l’innovation territoriale proches de la direction innovation du CNFPT.
Durant les 18 mois de fonctionnement que cette enquête prend en compte, trois phases se sont succédées :
- une réaction au choc du 1er confinement avec un fonctionnement en groupes de travail (mars-juin 2020) ;
- un temps de pérennisation, avec l’élargissement à des agents de collectivités territoriales sur des problématiques identifiées par les acteurs RCT (ex : « nouveau rôle du manager public » ou « implanter le collaboratif dans nos structures ») (automne-hiver 2020) ;
- un temps de ré-institutionnalisation avec la mise en place de modalités de formation en « cercles apprenants » (au printemps 2021).
Les personnes qui ont participé à cette dynamique du dispositif « Riposte » sont des personnes qui pour beaucoup se connaissaient déjà avant puisque qu’elles ont participé aux activités de cette direction, notamment aux Universités de l’innovation publique qui existaient depuis trois à quatre ans avant la crise. Pour cette étude nous avons sélectionné les acteurs les plus impliqués dans la dynamique de « Riposte », soit treize personnes interviewées par entretien compréhensif [6].
MB Qu’est- ce que les entretiens t’ont permis de comprendre ?
ES : Pour répondre à cette question, il faut préciser le cadrage théorique auquel l’analyse des données se réfère. Il s’agit de la théorie de l’activité d’Yrjö Engeström (Engeström, 2010) qui soutient, entre autres, que la transformation de l’activité s’appuie sur un nouveau concept qui se forme dans un mouvement allant de l’abstrait vers le concret. Sous cet angle il s’agit de comprendre comment le concept de communs influence les changements de pratiques des professionnels dans leur contexte de travail, une fois l’expérience d’apprentissage collectif passée.
Au final, les entretiens m’ont permis de dégager plusieurs étapes de maturité dans la prise en compte du concept de communs dans la conscience ou/et dans les pratiques des personnes interviewées. C’est le résultat principal de cette étude : établir un cheminement des conscientisations du concept de communs qui s’effectue dans un double mouvement :
- interne, lié à une une prise de conscience progressive du sens du concept ;
- externe : un moment où les personnes commencent à agir de manière visible, au nom du concept particulier, ici, donc, les communs.
La grille de compréhension
La figure qui suit catégorise les moments signifiants de la formalisation du concept de « communs » à partir de la description des activités professionnelles réalisées par les enquêtés, avant, pendant ou après l’expérience de RCT. Chaque catégorie s’accompagne des exemples de verbes d’actions estimés les plus explicites pour comprendre le sens attribué à la catégorie choisie.
– En premier « Etre exposé à sans intention particulière » :
Les personnes sont prises dans un mouvement sans une intention personnelle clairement formulée ; elles sont en quelque sort exposées aux usages d’un concept qui ne fait pas partie de leur culture. L’expérience vécue est positive « je me sentais bien dans ce paysage des personnes ou dans cet environnement des personnes qui parlaient des communs » (comme le disent les interviewés) ; c’est probablement une condition pour que le souhait d’approfondissement apparaisse.
– En second « Agir en conscience mais sans poser les mots justes » :
C’est un autre cas de figure : on peut faire des communs sans le savoir. C’est d’ailleurs la situation de la plupart des « commoneurs », tels la grande majorité des 20 000 acteurs des jardins partagés en Bretagne qui pratiquent les communs en actes [7]. Dans le cas de RCT, quelques dizaines de personnes ont contribué occasionnellement à la dynamique sans pour autant avoir conscience de participer à un commun.
au départ du dispositif RCT, pour beaucoup de participants la notion de communs a été introduite par les deux animateurs du projet. « le terme de communs est d’emblée affiché pour rendre compte de la manière de fonctionner du collectif : “Ces communautés de pratiques ouvertes sont animées dans une logique de communs comme une modalité de fonctionnement de communs attribuée aux productions collectives. Cela se traduit par les règles de fonctionnement (« accords de groupe ») proposées et discutées par les acteurs de la communauté : (1) toute personne peut contribuer ; (2) tous les échanges, notes de réunions, sont publiés et restent accessibles y compris aux non participants ; (3) à ces productions sont attribuées une licence qui les protège comme communs (Creative Commons by sa).
Toutefois, ce terme de communs est consenti plus qu’il n’est choisi au moment de la création de RCT. Il fait consensus puisque sa compréhension est chargée d’ambiguïtés surtout pour les acteurs du service public qui l’associent avec la notion d’intérêt général et parfois même l’utilisent en synonyme de « mise en commun ».
– Les étapes suivantes, sont elles liées à une prise de conscience progressive « Prendre conscience la faire émerger » :
- en sédimentation lente :
Vivre des situations qui interpellent. Cela se produit dans un mouvement de l’inconscient vers l’intentionnel, sans pour autant que le croisement avec un concept ait eu lieu. En participant à l’espace de RCT où tout ce qui est produit est mis en ligne, donc partagé avec les autres, chacun peut contribuer et publier directement sans passer par une validation de sa hiérarchie. Beaucoup de personnes sont interpellées par ce mode de fonctionnement qui n’est pas habituel dans leur organisation.
- par interpellation, étonnement
Cela se passe par la découverte : « tiens, quelqu’un parle de communs et ça nous fascine. » Elle peut s’accompagner de l’effet « wouahou », un enchantement qui surgit lorsqu’un événement fort se produit imposant sinon une remise en cause, toit au moins un arrêt réflexif et un examen d’un fonctionnement habituel « oui, ça me parle ; c’est quelque chose auquel j’aimerais bien m’intéresser ».
A partir de ce moment du processus, l’attention d’une personne s’éveille et la formation d’un concept devient plus intentionnelle, car dorénavant dotée d’un nom.
– L’étape plus avancée de l’appropriation d’un concept (ici : les communs) serait « poser les mots pour soi » :
« Formaliser pour soi », « prendre les mots des autres » sont des expressions qui témoignent cette prise de conscience. Si, nous l’avons dit, au début de RCT seuls les concepteurs de l’espace faisaient clairement référence au terme de communs, les entretiens montrent qu’avec l’expérience de RCT, la compréhension de ce concept s’affine et s’harmonise. Elle rentre dans le vocabulaire des participants : neuf interviewés sur treize emploient ce mot pour définir RCT.
– Puis « fertiliser le terreau » :
Vient ensuite cette étape d’enrichissement ou comme l’exprime certains de « cultiver le terreau » de ce nouveau concept. Cela peut prendre des formes très diverses, par exemple lire des textes sur les communs, échanger avec des personnes actrices des communs, etc...
Les verbes associés à ses formes d’activités sont : « cultiver la passion », « maintenir le questionnement », « aller butiner », « observer ». Il reste à noter que cette phase de fertilisation du terrain peut être extrêmement longue.
– « Vouloir changer », « vouloir externaliser » :
C’est un moment décisif pour passer à l’action. Il est comparable à ce que l’on désigne par la conversion des opportunités vers les choix effectifs (Sen 1984/2008). Les expressions collectés dans nos données qui illustrent cette phase sont : « changer ses représentations, « être intimement convaincu », « avoir un concept à disposition », « vouloir accompagner son changement », « vouloir intéresser les autres parce ce que sa vision a changé ». A partir de ce moment, et si des conditions externes convergent, un passage à l’action peut avoir lieu.
– « Effet bascule » :
C’est la prise de conscience mise en actes qui fait bascule. J’appelle ça « un point bascule » puisqu’il existe clairement un « avant » et un « après » dans la manière d’agir des acteurs concernés. Cela s’exprime par une phrase telle que : « Non, là, je ne peux plus faire comme avant. ».
Cet effet de bascule, dans le cas des Ripostes, était assez facile à identifier, puisque qu’il s’est produit dans un moment de crise entendu au sens large comme étant une période difficile, traversée par un individu, par un groupe et qui entraîne une recomposition et transformation du système qui n’est plus opérant. La crise peut donc faire basculer l’intention vers l’action mais la forme de l’action choisie dépend d mate la maturité du concept qui oriente la structuration d’un nouveau système de l’activité.
– « Construire son nouveau système d’activité » :
A ce stade, la personne commence à justifier l’envie de faire autrement son métier : « depuis toujours, j’ai considéré qu’il faut que je fasse mon métier de telle manière ; là, je ne peux pas faire autrement. » Cette volonté de changement - s’exprime de différentes manières : s’investir, expliciter aux autres, faire converger le « déjà-là ».
Le changement implique la construction d’un nouveau système d’activité. Dans les données collectées, les expressions sont nombreuses pour décrire ce changement : « se donner un espace d’autorisation », « faire des petites touches », « se connecter au concret » ou « structurer le nouveau processus », « formaliser », « expliciter le sens »...
C’est une première étape d’ancrage dans la réalité. Dans le cas de RCT, le nouveau systéme d’apprentissage que les personnes ont commencé à concevoir correspond à un nouveau dispositif de formation, les cercles d’apprentissage [8].
– « Légitimer dans son environnement de travail » :
C’est une forme plus implantée de la transformation. Elle se traduit par les verbes d’action tels que : « légitimer l’action », « se connecter aux autres semblables », « modéliser, connecter la recherche », « expliciter la démarche aux autres ». Non seulement on produit des transformations par petites touches de ses activités, mais on commence à diffuser ces comportements dans la culture de sa structure. Dans cette étape, la constitution d’alliances est nécessaire pour établir un rapport de force favorable et pour garantir une durabilité du système d’activité naissant.
– Et la dernière étape, « connecter aux enjeux de société »
est la plus mature de l’appropriation d’un concept de communs que nous avons identifié dans les données collectées (présente seulement pour une personne interviewée). A ce niveau, il s’agit d’un élargissement du périmètre d’actions possibles : le désir de transformation s’ancre dans l’environnement de vie, au-delà de l’espace d’’activité professionnelle. L’engagement dans cette logique de communs s’exprime en connexion aux enjeux de société et s’illustre par la construction d’un réseau de partenaires et associatif, l’implication dans une dynamique de territoire.
MB Merci de cette présentation de la grille d’appropriation du concept de communs. Quelle suite pour ce champ d’études de la transformation professionnelle et personnelle ?
ES : Cette étude a mis en exergue le processus de transformation à partir d’une appropriation d’un concept de communs : nécessairement long et en partie invisible. La linéarité de l’échelle est indicative car, en réalité la progression dépend de nombreux facteurs externes ou internes (les aléas de la vie quotidienne ou bien les conditions du contexte professionnel plus ou moins favorables, ou encore les dispositions des personnes à percevoir et intégrer ce qui s’offre à elles comme une ressource utile).
C’est un outil d’appréciation d’un cheminement d’une transformation des pratiques à partir d’un concept de communs, évalué sur la base de ce qui est, ou pas « déjà-là » dans la conscience des personnes.
Pour la suite nous voudrions approfondir la compréhension des transformations des pratiques dans des environnements professionnels qui découlent d’une pratique de productions de communs. Ce faisant, nous voudrions vérifier la thèse de Pharo (2022), qui considère que le désir de rétablir une part de communs dans la vie sociale équivaut à une forme renouvelée d’émancipation. Selon lui, agir au nom des communs permet de créer des espaces intermédiaires d’équilibre ; cela en contrepoids des logiques marchandes et de la recherche de performance.
Il pourrait être intéressant de questionner la robustesse des transformations prenant appui sur les communs : en quoi les communs produisent de manière effective des changements dans les organisations ? Mais aussi, quelle est la force émancipatrice des communs au sein de collectifs de travail ? C’est d’ailleurs l’axe de travaux conduits actuellement avec un spécialiste du sujet d’émancipation Jérome Eneau.
Cette nouvelle étude s’effectue à partir du projet Utilo [9], décrite par des personnes qui y sont engagées au sein d’une communauté d’acteurs de l’innovation publique territoriale. Ces acteurs se rencontrent dans un espace de tiers-lieu de l’innovation territoriale le « Tilab » qui est un laboratoire d’innovation publique porté par la Région et les services de l’état en région Bretagne. Nous souhaitons décrire ce processus d’émancipation qui prend appui sur la participation aux communs : de quoi on se libère ? pour aller vers où ?
Bibliographie
Coriat, B. (2017). Communs, l’approche économique. Dans, M. Cornue, F. Orsi, J. Rochfeld (dir.) Dictionnaire des biens communs (p. 266- 269). PUF
Engeström, Y. (2010). Activity Theory And Learning At Work. Dans M. Malloch, L. Cairns, K. Evans, & B. O’Connor, The SAGE Handbook of Workplace Learning (p. 86-104). Sage publications.
Pharo, P. (2020). Éloge des communs. Presses Universitaires de France.
Sanojca, E. (2018). Les compétences collaboratives et leur développement en formation d’adultes. Le cas d’une formation hybride. Thèse de doctorat en Sciences de l’éducation. Rennes, Université Rennes 2. (en ligne sur : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01709910)
Sanojca, E. Briand, M. (2022). The ‘commons’ as a new value in adult learning. Proceedings of the 10th ESREA Triennial European Research Conference. University of Milano Bicocca, September 29 – October 2 2022, Milano, Italy (sous presse).
Sen , A (1984/2008) Capability and Well-Being. Dans D. M. Hausman (ed.) Phe philosophy of economics : an anthology (pp. 270-293). Cambridge University Press
Vos commentaires
# Le 4 janvier à 14:35, par Aubin Hugues En réponse à : Une grille de compréhension de la pratique des communs
Merci pour ce travail. Nous avons parcouru toutes les étapes sauf la dernière dans le projet forgeCC (https://forgecc.org). Mais la réalité c’est qu’il faut aussi assumer lr prix personnel et social de "l’alignement" ce qui est plus facile à dire qu’à vivre.
Un grand merci pour cette nouvelle contribution permettant de mieux comprendre et théoriser les possibles bascules positives vers le partage de solutions non exclusives.
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