Un article de
Benjamin Coriat, Fabienne Orsi, Jean-François Alesandrini, Pascale Boulet & Sauman Singh repris de la revue en communs ; une publication sous licence CC by nc
Avec la pandémie de covid-19, la notion de « bien public mondial » a retrouvé l’aura qui l’avait propulsée sur le devant de la scène lors de la pandémie de vih/sida
D’innombrables appels à faire des vaccins et des médicaments des « biens publics mondiaux » ou des « biens communs mondiaux » ont alors été lancés par divers acteurs aux points de vue parfois diamétralement opposés. C’est ainsi que parmi les signataires de ces appels, on relève notamment le président de la République française, des hommes politiques de droite comme de gauche, des militants réclamant un accès universel aux vaccins contre le covid-19, des organisations internationales et de nombreux groupes d’experts. Au sein comme autour de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), dans les discussions et les documents publiés, ces notions ont été le plus souvent utilisées et présentées comme des synonymes. Utilisées de manière interchangeable, leur signification ont été amalgamées sans que leurs contenus spécifiques soient précisés et différenciés. Ces notions sont d’ailleurs aujourd’hui encore souvent utilisées comme synonymes conduisant à une confusion extrême sur leur contenu respectif. Le sens et les implications de l’utilisation d’une notion plutôt qu’une autre n’ont jamais été sérieusement examinés.
Nous pensons qu’il est urgent de mettre fin à cette confusion, qui n’est pas seulement d’ordre sémantique. Nous pensons que la confusion qui règne entre ces deux notions empêche de saisir les enjeux conceptuels et politiques majeurs qui sont sous-tendus par l’usage de l’une ou l’autre approche.
Dans ce contexte, cet article vise à expliciter la différence entre les notions de biens publics mondiaux d’une part, de communs et de biens communs d’autre part, et donc les enjeux qui en découlent. La notion de bien public mondial est une notion stabilisée. Elle trouve son origine dans le courant dominant de l’économie néoclassique et repose sur la nature intrinsèque des biens, tout en postulant la nécessité de soumettre leur production et leur circulation aux règles du marché. À l’opposé, penser en termes de communs et de biens communs fait entrer dans un univers d’objets qui ne sont pas donnés mais à construire, et conduit à s’écarter de toute logique de soumission au marché. Cela afin d’ouvrir une autre voie pour aborder la gestion des pandémies et ainsi contribuer à faire des produits de santé des biens communs, dont l’accès est garanti pour toutes et tous.
Dans cet article, nous commençons par rappeler ce qui constitue la notion de bien public mondial (BPM) et par extension le contenu de ce que l’on peut appeler « l’approche par les BPM » (section 1). Puis, par différence, nous proposons une approche par les « communs » (section 2). Enfin, dans une section finale, nous présentons quelques-unes des initiatives les plus significatives prises pendant la pandémie de covid-19, conçues et déployées pour produire et distribuer des produits de santé comme biens communs (section 3). Notre ambition ultime est de souligner que le déploiement d’une approche fondée sur les communs, que nous appelons de nos vœux, n’est pas une utopie, qu’elle est déjà en marche, et compte déjà à son crédit quelques réalisations importantes.
L’approche par les biens publics mondiaux et ses apories
Pour bien comprendre le contenu conceptuel et le statut de la notion de BPM et de l’approche par les BPM, il faut d’abord rappeler comment cette notion est née et s’est constituée, par dérivation du concept qui l’a précédé, celui de « bien public ». La notion de bien public mondial a en effet été élaborée et conçue comme une extension de celle de « bien public », développée par la théorie économique néoclassique
Selon cette théorie, les biens publics sont ceux qui combinent, par leur nature même, « intrinsèque » pourrait-on dire, la double propriété d’être « non rivaux » et « non excluables ». Un exemple typique de bien public est le phare à l’entrée d’un port. Une fois installé, le signal est visible par tous, ce qui affirme la propriété de non-excluabilité de ce bien. De plus, la « consommation » du signal par une personne ou un acteur donné ne prive aucun autre de l’accès au même signal : c’est ce que désigne la propriété de non-rivalité. Il en va de même pour la connaissance scientifique, qui est elle aussi non rivale et non excluable, pour donner ici un exemple de bien public non tangible.
Selon la théorie économique néoclassique, ces situations sont considérées comme exceptionnelles et sont caractérisées comme des « défaillances de marché », car il n’y a pas d’incitation à produire ces biens de manière privée – par le truchement des mécanismes de marché - alors que leur utilité pour la société est certaine. En effet, dans ces situations (de non-rivalité et de non-exclusion), chacun attendra que son voisin « commence » à produire le bien pour pouvoir en bénéficier gratuitement. Par conséquent, ce type de biens est sujet à des comportements opportunistes, dits de « passager clandestin » (free rider). Il en découle que ces biens n’existeront que s’ils sont produits avec des fonds publics. Au minimum, une réglementation publique est nécessaire pour rendre possible leur production et garantir leur accès.
C’est sur la base de ce concept que la notion de bien public mondial (BPM) a été développée et proposée par la suite. La notion de BPM repose en effet sur les mêmes piliers que le concept de bien public, avec deux caractéristiques distinctes supplémentaires. Un BPM doit avoir : i) une dimension « mondiale » ; ii) une dimension « transgénérationnelle ». En pratique, la notion de BPM est apparue au début des années 1990. Elle est liée à l’extension de la mondialisation qui a conduit à l’émergence de questions qui dépassent les frontières nationales (telles que l’atteinte à la biodiversité, le réchauffement climatique ou encore les pandémies avec le vih/sida), et qui ne peuvent donc être traitées efficacement que si une coopération transnationale est mise en œuvre.
Charles Kindleberger en a proposé une première définition, caractérisant les BPM comme « tous les biens accessibles à tous les États, mais dont la production ne présente pas nécessairement un intérêt pour un individu ». Cette notion a ensuite été approfondie et développée par Kaul, Grunberg et Stern qui lui ont alors donné une grande visibilité et un statut canonique. Les travaux publiés par ces auteurs ont suscité un vaste débat, tant dans les milieux universitaires que dans les grandes organisations internationales autour de la question de savoir comment produire des biens publics à l’échelle mondiale puisque ni le marché, ni les organisations internationales existantes n’en étaient capables.
De fait cependant la réitération de la nécessité de procéder à la production et à la mise en place de BPM n’a jamais consisté en autre chose qu’en souhaits ou en injonctions à favoriser la formation de ce type de biens, sans jamais s’accompagner de l’énoncé des changements institutionnels à promouvoir dans les modes de production et d’administration, permettant leur constitution effective
En pratique, les BPM ont principalement servi de base à l’élaboration d’un « discours » concernant l’aide au développement, masquant la soumission des grands acteurs de l’économie aux règles du marché et à une gouvernance mondiale défaillante. Comme l’ont souligné à juste titre certains experts en politique du développement, la notion de BPM a ainsi offert l’opportunité de promouvoir un nouveau « grand récit ». Selon Stéphanie Leyronas, le pouvoir de celui-ci est triple : "En important le langage et les concepts clés de la théorie économique néoclassique dominante (indivisibilité, non-rivalité et non-exclusion, sources d’externalités positives ou négatives, etc), il n’apparaît pas totalement alternatif et reste audible pour les acteurs de l’aide. En introduisant l’idée de défaillances de marché de toutes sortes dans un système mondialisé, qui rend indissociables les destins des pays de l’OCDE et des pays en développement, il lie la question du dialogue Nord-Sud à la résolution de problèmes humains communs. En insérant implicitement la question de l’équité dans le débat traditionnel de la théorie économique, [ce récit] ouvre la voie à des interrogations sur les systèmes de droits de propriété les mieux à même d’assurer la production ou la gestion la plus efficace des biens".
Ainsi, « en faisant voler en éclats les efforts conceptuels et la rigueur scientifique, le discours sur les BPM devient un ‘méta récit’ ». Cela « permet à tous les intérêts de s’en emparer, de peser dessus et, au final, d’en affaiblir la force initiale. Le sens métaphorique et le discours rhétorique l’emportent alors sur le sens analytique et l’analyse théorique », conclut l’autrice.
C’est ainsi que dans les années 1990 (lorsque le vih/sida commençait à se propager dans le monde) comme aujourd’hui, on peut déclarer que « la santé est un bien public mondial », tout en laissant le marché et les firmes pharmaceutiques imposer leur prix. Proclamer haut et fort que tel ou tel bien est ou doit être considéré comme un BPM (comme cela a été répété tant de fois pour les vaccins contre le covid-19) en pratique n’implique rien en termes d’obligations et de contraintes pour les firmes productrices, les agences et les États en charge de veiller à la santé publique. Fondamentalement, la notion de BPM est conçue de telle sorte qu’elle laisse aux États-nations le pouvoir de décider des mesures à prendre (ou non) pour donner naissance aux BPM jugés nécessaires. En outre, dans tous les cas, il est présumé que les mesures prises (si elles le sont), doivent entièrement être soumises et conformes aux règles du marché, comme cela a été le cas pour le Fonds Mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose, qui s’est procuré médicaments et produits de santé aux prix du marché, sans aucunement mettre en question des règles de l’Organisation Mondiale du Commerce et de son annexe sur les aspects du droit de propriété intellectuelle touchant au commerce (ADPIC), imposant depuis 1994 des standards universels en matière de propriété intellectuelle, notamment sur les molécules thérapeutiques (cf. note 5 supra).
Ainsi, dans le meilleur des cas, la revendication de BPM implique pour les acteurs concernés d’introduire – s’ils en font le choix -, des incitations et des dispositifs susceptibles de contribuer à atténuer certains de ses effets les plus discriminants. Ce dans le respect des règles du marché et dans ses seuls « interstices ». La manière dont la pandémie de covid-19 a été gérée au niveau mondial (au cours des années 2020-2022) atteste une nouvelle fois de la grande « tragicomédie » que constitue l’invocation des BPM : la production des produits de santé nécessaires au niveau mondial à la lutte contre le virus dans le monde entier — masques, tests de dépistage, oxygène, médicaments essentiels et surtout vaccins — ont été massivement soutenus par de l’argent public, alors que l’accès à ces biens est resté très discriminant pour les pays à bas et moyens revenus (low and middle income countries dans le langage de la Banque Mondiale et de l’OMS). En effet, les pays à hauts revenus (high income countries) ont empilé trois ou quatre fois les quantités de vaccins nécessaires pour protéger leurs populations, cependant que les pays à bas et moyens revenus (low and middle income countries), notamment en Afrique, n’ont eu accès qu’à moins de 10 % des vaccins correspondant à leurs besoins.
Pour les vaccins, des conditions de leur conception à celles de leur distribution, la quasi-totalité du processus a été garantie par des fonds et des marchés publics. Dans de nombreux cas, la responsabilité du risque encouru par la distribution de produits nouveaux a même été transférée aux États, déchargeant ainsi les firmes pharmaceutiques de leurs responsabilités au cas où des effets secondaires se révèleraient dans les pays où les personnes étaient vaccinées. Rien n’a réellement été entrepris pour empêcher que ces produits soient soumis aux règles et à la toute-puissance du marché et au pouvoir monopolistique exercé par les entreprises pharmaceutiques. Cela a permis que les entreprises pharmaceutiques détentrices des brevets réalisent un niveau de profit qui a atteint des records historiques, tandis que l’ampleur de l’inégalité d’accès aux produits de santé entre les pays riches et les pays pauvres a atteint de nouveaux sommets. Conformément à l’idéologie véhiculée par l’approche en termes de BPM, la principale initiative prise a été de mettre en place une institution dénommée Covax, dont les lacunes et l’incapacité à faire face aux objectifs annoncés sont rapidement apparues au grand jour (v. encadré 1).
Encadré 1 - La "Facilité" Covax : un modèle de charité mis en place dans le respect des mécanismes du marché
Sans considération pour les institutions mises en place par l’OMS autour de l’ACT-A, mais en pleine résonance avec les recommandations issues de la notion de BPM, les grands acteurs de la santé publique mondiale et les États (majoritairement ceux du monde occidental) se sont consacrés à favoriser la constitution et la promotion d’une réputée « facilité » qui, sous le nom de Covax, était officiellement destinée à permettre l’accès aux vaccins et autres produits de santé, en particulier pour les pays à faibles et moyens revenus. Conçue et installée à l’initiative de grandes fondations privées (comme la Bill et Melinda Gates Foundation ou le Wellcome Trust) avec le soutien d’un grand nombre d’États, et dans les faits, un très faible pouvoir de contrôle de l’OMS sur les dispositifs mis en place, Covax est emblématique de ce que la référence à la notion de BPM est en mesure de générer. Covax repose principalement sur des dons des pays à hauts revenus, et sur des mécanismes de crédit accordés aux pays à moyens et faibles revenus pour accéder aux produits acquis dans le cadre du dispositif. Concernant les dons de doses de vaccins (pour ne prendre que cet exemple), à aucun moment, aucune règle ni aucun accord ne sont venus contraindre la logique du marché. En réalité, c’est une logique de charité, dans la tradition du XIXe siècle, qui a présidé à l’organisation et à la gouvernance de Covax, les « dons » étant faits selon des critères non transparents à des pays dont l’éligibilité a obéi à des critères opaques.
Surtout, conformément à l’idéologie véhiculée par la notion de BPM, Covax ne contrevient en rien aux lois du marché, notamment pour ce qui est de la reconnaissance de droits de propriété intellectuelle exclusifs sur les produits de santé. Covax est conçu comme un ensemble de dispositions institutionnelles visant, au sein du marché et de ses lois, à mettre en place des mécanismes palliatifs pour tenter d’en atténuer les effets les plus excluants. Il ne contrevient en rien à l’ordre des choses et au cadre de marché mis en place par l’accord ADPIC.
Les grandes multinationales de la pharmacie comme les acteurs « globaux » opérant dans le domaine de la santé publique se sont fort bien accommodés de ce modèle fondé sur la charité, n’interférant en rien avec la haute lucrativité du marché des biens nécessaires pour protéger la vie de milliards de personnes. Le refus des pays riches de soutenir la proposition de l’Inde et de l’Afrique du Sud devant l’OMC consistant à suspendre tous les droits de propriété intellectuelle sur les produits de santé essentiels à la lutte contre le covid-19 pendant la durée de la pandémie (proposition dite du waiver) est sans doute la meilleure et la plus visible expression de la duplicité à laquelle conduit le discours sur les BPM.
Finalement, la crise ouverte par la pandémie de covid-19 confirme, concernant la notion de BPM, ce que toutes les crises précédentes avaient déjà mis en évidence. La notion est née orpheline dans la mesure où sa mise en œuvre n’implique nullement la mise en place d’institutions capables de déployer les mécanismes appropriés pour assurer un accès effectif global aux personnes concernées. Désigner un bien comme BPM est vide d’implications et d’effets. Dans le cas de la crise covid-19, comme dans tous les autres cas où elle a été invoquée, la désignation comme « bien public mondial » n’implique en rien la mise en place de mécanismes visant à entraver les forces du marché pour garantir et protéger l’accès aux biens considérés. Au mieux, comme indiqué plus haut, cela contribue à installer certaines réglementations ou dispositifs institutionnels (Covax, le Fond Mondial…), visant à atténuer les effets les plus délétères des mécanismes de marché, sans jamais aller jusqu’à la mise en place de mécanismes capables de garantir l’accès des populations aux biens pourtant déclarés constituer des « biens publics mondiaux ».
L’approche basée sur les communs : une inversion radicale des fondements de l’approche par les BPM
Dans cette section, nous invitons le lecteur désireux de comprendre comment et pourquoi l’approche par les communs ouvre une voie très différente en matière de gestion collective des pandémies, à opérer un renversement radical de la logique et du raisonnement.
La réflexion que nous proposons s’inscrit dans la continuité des travaux fondateurs d’Elinor Ostrom sur les communs et de ceux, complémentaires, initiés en Italie dans le cadre de la Commission Rodotàsur la notion de biens communs (beni comuni). La méthodologie générale qui prévaut dans ces travaux est celle que nous qualifions d’ « approche par les communs » Elle permet de traiter tant des communs au sens strict que des biens communs. Le trait central de cette approche – quel que soit l’objet sur lequel elle porte — est de s’attacher à penser les conditions permettant un accès à des ensembles de biens pour et par des communautés organisées, avec la particularité que cet accès et les prélèvements auxquels il peut donner lieu, sont fixés et définis de manière à préserver l’intérêt des générations futures.
Notre conviction est que les fondements conceptuels posés par ces auteurs permettent de construire « une approche par les communs » qui se distingue radicalement de l’approche basée sur les BPM. La différence essentielle tient dans le fait que l’approche par les communs se concentre sur l’analyse des conditions dans lesquelles un « bien », qui a pour vocation à être « ouvert » et accessible au plus grand nombre acquiert le statut de bien commun, en étant institué comme tel afin que son accès et sa préservation soient garantis.
En cela, l’approche par les communs se distingue radicalement de l’approche par les BPM, cette dernière ne s’accompagnant d’aucune réflexion et recommandations spécifiques pour permettre l’accès aux biens considérés. Les principales caractéristiques d’une approche par les communs peuvent être présentées comme suit : tout d’abord, les notions de commun ou de bien commun rompent avec celles de bien public, dans la mesure où il ne s’agit plus de définir un bien à partir de sa nature « intrinsèque » (comme c’est le cas pour la notion de bien public qui les définit à partir des propriétés de « non-rivalité » et de « non-exclusion » attachées à la nature même du bien), mais de le faire à partir des attributs de caractère social qui lui sont associés. Ainsi, selon les définitions proposées par Ostrom et Rodotà, un commun ou un bien commun ne sont tels que si leur conception est le résultat de décisions et d’élaborations de règles partagées par une ou plusieurs communautés concernant leur production et leur gestion. En d’autres termes, communs et biens communs ne sont ou ne deviennent tels que si un système de droits de propriété et un ensemble d’arrangements institutionnels construits autour d’eux, permettent d’assurer leur production et de garantir leurs conditions d’accès. Ces règles sont pour l’essentiel auto-générées par les communautés d’acteurs à l’origine des communs. Dans certains cas, chez Rodotà notamment, la construction des biens communs implique que le système des règles partagées s’appuie aussi sur des dispositifs légaux et institutionnels d’origine gouvernementale ou inter-gouvernementale s’il s’agit de biens communs mondiaux.
Dans cette vision des choses, un vaccin ou un médicament n’est par « nature » ni public ni privé. Tout dépend particulièrement du régime juridique attaché à sa production et à sa distribution. Ainsi, les vaccins contre le covid-19 (nous faisons ici référence aux deux vaccins de Pfizer et de Moderna, qui ont occupé le devant de la scène pendant la pandémie) sont des biens privés exclusifs. Ils font l’objet d’une propriété exclusive couverte et garantie par un ensemble de droits de propriété intellectuelle dont l’exploitation a généré, par le biais de transactions marchandes, d’immenses rentes pour les détenteurs de ces droits.
Suivant cette ligne d’analyse un vaccin ne peut devenir un bien commun que s’il est établi comme tel sur la base de règles formulées par la communauté à laquelle il est destiné. La première des conditions à remplir, comme l’affirme Rodotà, est que tout bien (c’est le cas du vaccin comme d’autres produits de santé) pour acquérir le statut de bien commun doit commencer par être placé "hors commerce"
Précisons ici que « hors commerce » ne signifie pas ipso facto gratuité et absence de prix. Hors commerce signifie ici que le bien n’est pas distribué suivant les logiques de marché d’offre et de la demande. Ce n’est, en effet, qu’à cette condition que l’accès à ce bien pourra être garanti pour le plus grand nombre et notamment pour les plus démunis. Il en résulte en particulier qu’un bien commun ne peut reposer sur de la propriété privée exclusive, ce qui est la condition première pour qu’il puisse être distribué selon un cadre de gouvernance qui en assurera l’accès de manière équitable à tous ceux qui doivent y avoir accès.
Il ne s’agit donc plus, dans l’approche fondée sur les communs, de concevoir des dispositifs qui permettent seulement de « compenser » certaines défaillances du marché. Il ne s’agit pas non plus d’ « incitations » introduites dans les mécanismes du marché pour tenter d’influencer certains des acteurs opérant à l’intérieur de ses règles. Il s’agit de créer les conditions permettant de placer le bien considéré « hors marché » et « hors commerce », au sein d’un ensemble de dispositions institutionnelles qui garantissent qu’il ne sera pas produit et distribué suivant des « signaux de prix », mais suivant règles conçues pour assurer l’accès à ce bien.
Plus concrètement, l’opposition entre l’approche par les BPM et celle basée sur les communs peut être formalisée à partir des trois caractéristiques présentées dans l’encadré 2. Les caractéristiques de l’approche par les communs présentées ci-dessous concernent tant les communs au strict tels que définis par Ostrom
que les biens communs entendus au sens de Rodotà
.
Encadré 2 - Principales oppositions entre l’approche fondée sur les BPM et l’approche basée sur les communs
On peut distinguer les deux approches à partir des trois oppositions suivantes.
– Droits de propriété : dans l’approche construite autour de la notion de BPM, le régime de propriété est basé avant tout sur la propriété privée dans sa forme exclusive, alors que le principe de propriété exclusive est contraire à celui du monde des communs ; celui-ci implique la mise en place et l’institutionnalisation de diverses formes de propriété partagée ; pour le dire plus techniquement, l’approche basée sur les communs est fondée sur un concept de droits de propriété conçu comme un "faisceau de droits"
– Accès : dans le monde des BPM, l’accès est dicté par les mécanismes du marché et soumis à ses exigences, même si dans certaines situations on admet que des réglementations ad hoc peuvent être introduites pour tempérer les lois du marché ; au contraire dans l’approche basée sur les communs l’accès aux biens communs est maintenu « hors marché » et « hors commerce », il obéit à des règles fixées par les communautés concernées elles-mêmes et conçues pour assurer la diffusion la plus large possible des biens produits.
– Gouvernance : dans le cas des BPM, la gouvernance est placée sous la domination des États-nations (et/ou des organisations inter-gouvernementales) et assurée par eux, alors que dans l’approche par les communs, elle est assurée par des communautés de producteurs et d’utilisateurs, élaborant leurs propres règles de gouvernance. Dans certains cas (notamment s’il s’agit de construire des biens communs mondiaux mais non exclusivement), tout en s’appuyant sur des collectifs organisés comme des communs, des dispositifs institutionnels et légaux sont nécessaires pour assurer la protection, le déploiement et l’extension des initiatives locale. C’est ainsi que le projet de texte de loi proposé par la Commission Rodotà visant à proposer la création d’une catégorie juridique pour les biens communs précise : « Les biens communs doivent être protégés et sauvegardés par le système juridique en vue du bénéfice des générations futures » (souligné par nous).
Pour aller plus loin, nous pouvons ajouter qu’une approche basée sur les communs doit partir de la praxis, en saisissant les faits et les initiatives qui permettent de concevoir et de mettre en place les dispositifs assurant la production et l’accès du plus grand nombre aux biens nécessaires. Plus précisément, concernant les questions abordées dans le présent article, l’accent doit être mis sur la manière dont l’accès pour tous est obtenu et garanti pour les médicaments et produits nécessaires à la lutte contre les pandémies.
Dans ces conditions prennent tout leur sens les débats et les controverses suscités par la proposition de l’Inde et de l’Afrique du Sud de lever temporairement, le temps de la pandémie, la propriété intellectuelle sur tous les outils nécessaires à la lutte contre le covid-19. Cette proposition a eté soutenue par plus de 100 gouvernements de pays à revenu faible ou intermédiaire. En dépit du fort soutien dont elle a bénéficié, cette proposition, a reçu un avis très défavorable des pays à haut revenu (ceux de l’Union européenne en tête…). La proposition de l’Inde et de l’Afrique du Sud a été débattue et examinée au sein de l’OMC. La décision rendue, tout en marquant une faible ouverture sous la pression, a rejeté l’essentiel de la demande.
Cette décision – conforme aux demandes des compagnies pharmaceutiques et des pays à hauts revenus depuis lesquels elles opèrent, a été lourde de conséquences. La levée, même temporaire, des restrictions imposées par la propriété intellectuelle aurait autorisé la production de versions génériques et à prix abaissés de vaccins et autres produits de santé nécessaires pour lutter contre la pandémie et ainsi accroitre leur accès à un très large éventail de pays et à des populations nombreuses de par le monde. Cette disposition (largement majoritaire au plan mondial) et qui n’a été rejetée que par la minorité des pays à hauts revenus, sièges des grandes multinationales de la pharmacie, si elle avait été acceptée aurait créé une base légale institutionnelle solide pour s’engager dans la voie de faire des produits de santé de véritables biens communs, tels que définis par Ostrom ou Rodotà.
Premières réalisations et avancées pour promouvoir les biens de santé en tant que biens communs
Pour conclure, nous aimerions brièvement montrer à partir de la présentation de certaines initiatives déployées pendant la pandémie, que, en dépit de l’absence des bases institutionnelles et légales pour assurer leur déploiement, l’idée de faire des biens de santé des biens communs n’est pas une perspective utopique, un « vœu pieux », mais bien une réalité en marche déjà riche de réalisations remarquables.
À l’occasion de la pandémie de covid-19 (alors que les pays à haut revenu étaient engagés dans une course marquée du sceau du « nationalisme vaccinal ») un ensemble d’initiatives, émanant le plus souvent d’acteurs de la société civile et/ou d’institutions et d’ONG centrées sur les questions de santé et d’équité, ont été déployées pour lutter contre la pandémie avec l’objectif d’assurer l’accès le plus large possible aux produits de santé. Bien que ces initiatives n’aient suscité jusqu’à présentqu’un intérêt relativement limité, elles méritent qu’on s’y attarde. Au-delà de leurs différences et de leurs spécificités, elles partagent toutes les mêmes objectifs : œuvrer pour permettre la découverte et la production de traitements efficaces et les rendre accessibles sans entrave au plus grand nombre. Considérées dans leur ensemble, elles fournissent une bonne illustration de ce en quoi peut consister une approche par les communs et des réalisations auxquelles elle peut conduire.
Parmi les initiatives prises, citons tout d’abord celles du Consortium ANTICOV
une plateforme de recherche clinique collaborative promue par DNDi (Drugs for Neglected Diseases initiative) et ses partenaires. Elle réunissait treize pays africains et un réseau international d’institutions de recherche, associées à partir d’avril 2020 pour mener des études cliniques en Afrique sur les traitements contre le covid-19 et destinés à être proposés à des prix abordables pour les populations touchées par des formes légères ou modérées de covid (voir encadré 3).
Encadré 3- Le consortium ANTICOV : une illustration typique des principes de gouvernance partagée mis au cœur d’une collaboration internationale
Le consortium coordonné par DNDi s’inscrit dans la lignée des plateformes cliniques créées pour la maladie du sommeil, la leishmaniose, la maladie de Chagas et la filariose. Il regroupait 26 entités avec une forte présence des pays menant l’étude et ayant une forte expérience dans la conduite d’essais cliniques en Afrique. Sa gouvernance était assurée par un Comité Stratégique Conjoint (CSC) qui se réunissait tous les 15 jours autour d’un ordre du jour coordonné par la DNDi. Les règles adoptées par les institutions dans le cadre d’un accord-cadre reposaient sur les principes suivants :
Mode de gouvernance
– Le JSC (Joint Scientific Committee) coordonné par le DNDi était l’organe de décision ultime du projet dans lequel chaque institution était représentée par au moins un membre. Le JSC avait autorité pour prendre les décisions majeures sur le projet ANTICOV (durée, suspension, sélection des médicaments testés sur proposition de l’INSERM, de DNDi et de MMV, gestion du consortium, etc.) Un représentant des communautés de patients était également impliqué dans les discussions du JSC ;
– Les décisions étaient prises par consensus, mais si nécessaire, elles étaient prises à la majorité avec un quorum minimum de 75 % du comité. Chaque entité dirigeait une partie du projet, sachant que certaines institutions pouvaient être impliquées dans toutes les parties de l’essai clinique. Des votes ont eu lieu sur le choix scientifique à affecter concernant la nature des essais cliniques à effectuer lorsque l’unanimité n’a pu être obtenue.
– Une approche collaborative et coordonnée de la collecte de fonds
– Une approche inclusive d’autres membres partenaires.
Mise en œuvre de la recherche et accès aux résultats
– Alignement sur les principes de la Coalition pour la recherche clinique sur le COVID-19 : accélérer la R&D dans les pays à revenu faible et intermédiaire
– Enrichir l’expertise des membres du consortium pour accélérer la recherche
– Les connaissances et les données de recherche générées par ANTICOV seraient intégrées et partagées de manière ouverte et transparente, afin d’éclairer les politiques de santé publique. Les publications scientifiques résultant des travaux du consortium seraient soumises « au nom du consortium » par les auteurs de la publication
– Veiller à ce que les traitements sûrs et efficaces soient abordables, disponibles et accessibles à tous
Dans le même esprit, le projet Covid Moonshot lancé par un consortium de scientifiques sur Twitter a fonctionné de manière transparente comme une initiative open source visant à identifier un traitement antiviral abordable et facile à utiliser contre le covid-19. Le partage public des informations est au cœur du projet dès les premières étapes, lequel repose sur les principes de la science ouverte. Les chercheurs et les participants au projet s’appuient sur les connaissances acquises sur les coronavirus précédents. C’est ainsi qu’en collaboration avec l’Université d’Oxford et l’Institut des sciences Weizmann de Rehovot en Israël, les installations de Diamond Light (ouvertes au projet Moonshot) ont été utilisées pour mettre au point des cribles de fragments utilisant la cristallographie et la spectrométrie de masse pour cibler les protéines. Les chercheurs ont examiné des milliers de fragments provenant de diverses bibliothèques de criblage et ont identifié des dizaines de fragments chimiques susceptibles d’entrer dans la composition des vaccins ou des traitements contre la maladie. Ces résultats ont été immédiatement mis en ligne.
COVID Moonshot étant fondé sur les principes de la science ouverte et du partage de données ouvertes, toute molécule générée par le consortium peut être fabriquée et vendue par quiconque le souhaite, dans le monde entier. C’est pourquoi le modèle de découverte de médicaments promu par le projet Moonshot constitue un instrument clé, de portée stratégique, pour lutter contre les pandémies tant actuelles que futures.
Ces deux initiatives (ANTICOV et Moonshot) sont complémentaires dans la mesure où ANTICOV n’a travaillé que sur des molécules disponibles dans le domaine public (les droits attachés à ces molécules ayant expiré) tandis que Moonshot a créé de nouvelles molécules et les a divulguées sur internet, les rendant ainsi non brevetables comme telles. Les traitements qui pourront être conçus à partir des recherches scientifiques menées sont libres de tout droit de propriété intellectuelle du consortium Moonshot et sont destinés en priorité aux populations du sud. Ils devront obéir à des conditions de stockage et d’administration simplifiées.
Dans la lignée de ces initiatives, le Texas Children’s Hospital et le Baylor College of Medicine ont annoncé en pleine pandémie (le 28 décembre 2021) le développement d’un nouveau vaccin et l’obtention d’une autorisation d’utilisation d’urgence auprès des autorités sanitaires indiennes afin que sa production puisse être lancée à grande échelle par des fabricants indiens, puis en Indonésie, au Bangladesh et au Botswana. Le vaccin est sans brevet, adapté aux contraintes logistiques des pays à revenu faible ou intermédiaire et l’accord prévoit une collaboration étroite avec un transfert de technologie et de savoir-faire.
L’approche par les communs a pénétré jusqu’aux principaux modèles de production de masse. On l’a très insuffisamment noté, mais le modèle économique et organisationnel du vaccin Oxford/AstraZeneca mérite ici une attention particulière
S’agissant du modèle qui lui sert de support, ce vaccin présente plusieurs particularités. Tout d’abord, il a été essentiellement conçu par la recherche académique conduite au sein de l’Université d’Oxford. Pour son développement final et sa commercialisation, un accord a été passé avec la firme AstraZeneca, qui repose sur deux piliers. Le premier est que le vaccin est proposé à un prix dit « cost+ » (prix coûtant + une faible marge bénéficiaire), au moins pour la durée de la pandémie. Second pilier : la firme a accepté de céder les droits d’exploitation et de transférer la technologie à des producteurs installés sur tous les continents, assurant ainsi une distribution internationale de vaccins produits localement à bas prix (voir la figure 1, qui montre la répartition mondiale des installations dans lesquelles le vaccin Oxford-AstraZeneca a été produit pendant la pandémie et, dans la majorité des cas, a continué de l’être tant qu’il était nécessaire de le faire).
Figure 1 - Carte des pays où le vaccin Oxford-AstraZeneca a été fabriqué.
source : https://launchandscalefaster.org/covid-19/vaccinemanufacturing
Cependant, en cohérence avec le concept de « faisceau de droits » même si un grand nombre de producteurs ont reçu les droits de produire le vaccin, les droits de propriété intellectuelle des concepteurs initiaux du vaccin (Oxford et AstraZeneca) sont préservés. Ainsi, le modèle économique choisi est très proche de ceux qui sont à la base des communs. Il en revêt au moins deux caractéristiques essentielles : la non exclusivité du droit de propriété attaché au vaccin et par suite la liberté de « copie » attribuée automatiquement aux désireux d’installer sur leur sol des capacités de production, et en cas de vente du vaccin un principe de fixation des prix basé sur le cout de production et non sur l’offre et la demande.
Enfin, il convient de rappeler l’importance de la mise en place du programme de transfert de technologie pour les vaccins à ARN messager (ARNm), lancé en avril 2022 par l’OMS. Pour ses promoteurs, il s’agit de mettre en place des « hubs » collaboratifs (le premier est déjà déployé en Afrique du Sud) avec des capacités de production locales. Le projet est de répondre aux besoins de santé locaux en partageant le savoir-faire acquis dans les hubs. Comme le souligne Maurice Cassier, dans tous les cas, les connaissances et savoir-faire acquis sont mis à disposition, libres de droits. Le choix s’est porté sur la technologie de l’ARNm car, outre son efficacité vaccinale prouvée contre le covid-19, elle présente un fort potentiel pour de nombreuses autres maladies infectieuses. Les sociétés de biotechnologies sud-africaines Afrigen Biologics and Vaccines et Biovac ont constitué l’ossature principale des plateformes déployées. Enfin, notons que l’initiative semble promise à un bel avenir puisque dès mars 2022, Afrigen, en collaboration avec 15 entreprises internationales, a annoncé la fabrication en laboratoire d’un premier vaccin, semblable à celui de Moderna.-
Pour la plupart, ces initiatives sont encore émergentes et fragiles, car elles évoluent dans un environnement économique où l’innovation pharmaceutique est guidée par les forces du marché et la recherche du profit, et non par des objectifs de santé publique. Cependant, nul ne peut ignorer l’exemplarité et la fécondité des voies innovantes déjà parcourues pour promouvoir l’accès au plus grand nombre des produits de santé nécessaires à la lutte contre les pandémies. Divers modèles existent déjà et/ou se développent à partir de plateformes collaboratives et de recherche (ANTICOV, Moonshot, South African Hub), ainsi que de modèles économiques originaux de partenariat (AstraZeneca, Accord du Texas Children’s Hospital avec l’Indonésie, le Botswana et le Bangladesh) pour la production et l’expérimentation de vaccins.
Sur un plan théorique, il convient de souligner que toutes ces initiatives ont l’immense mérite de montrer la variété des solutions qu’est capable de porter une approche par les communs. Certes, en l’absence de dispositifs institutionnels et légaux rendant possible leur multiplication et diffusion sur une large échelle, les initiatives présentées restent de portée limitée et souvent encore marginales. Cependant qu’il s’agisse de plateformes collaboratives visant à promouvoir l’essor de la recherche « en communs » ou de modèles économiques originaux permettant la production en masse et à bas coûts, l’observation des faits montre, qu’appuyée sur des arrangements institutionnels multiples et novateurs inspirés des principes qui fondent les communs, une voie a été ouverte pour permettre un large accès aux produits de santé. Si, comme le recommande Rodotà, les conditions de leur extension sont établies, les vaccins comme les autres produits de santé nécessaires à la lutte contre la pandémie peuvent devenir de véritables biens communs.
Au-delà des appels vide de contenu — lorsqu’il ne s’agit pas de leurres — à constituer des « biens publics mondiaux », les initiatives que nous avons présentées bien qu’à leur début, montrent qu’il est possible de concevoir et de mettre à disposition des outils de lutte contre les pandémies à l’échelle mondiale pour un accès large et équitable aux produits de santé. Sortir de l’impuissance dans laquelle l’idéologie de l’approche des BPM a conduit, pour entrer dans l’univers des initiatives basées sur les communs, est d’ores et déjà un processus engagé en divers points du globe, fécond et porteur d’espoirs pour des millions de personnes.
Pour citer cet article : Coriat, B., Orsi, F., Alesandrini, JF., Boulet, P., Singh, S. (2024). Pourquoi il faut substituer à l’approche par les biens publics mondiaux une approche par les communs. Leçons de la pandémie de covid-19. Revue EnCommuns, mis en ligne le 03 septembre 2024
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