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Une expérience d’aide aux devoirs par des étudiants de sciences de l’éducation

2 décembre 2024 par Roger Monjo, Yveline Fumat Veille 204 visites 0 commentaire

Un article repris de http://journals.openedition.org/eds...

Dans le cadre d’une U.V. pré-professionnelle intitulée « Le métier d’Enseignant » de la Licence et du Diplôme d’Université de Sciences de l’Éducation de l’Université Paul Valéry, 20 étudiants ont choisi de faire leur stage de 30 heures au Collège « Les Garrigues » de Montpellier, situé dans la ZEP de La Paillade qui compte 37 % d’étrangers [1]. Leur stage n’était pas exactement un « stage d’observation » puisqu’ils se proposaient pour encadrer des élèves volontaires pendant une étude du soir, un soir par semaine, et pour les suivre de manière individuelle par des entretiens, ce que nous avons appelé « tutorat ». Ils ont pu suivre aussi certains cours et même assister à des conseils de classe.

Yveline Fumat et Roger Monjo, « Une expérience d’aide aux devoirs par des étudiants de sciences de l’éducation », Éducation et socialisation [En ligne], 16 | 2000, mis en ligne le 16 avril 2024, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/edso/26189 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12nxe

L’Aide aux devoirs était organisée par le Comité d’Environnement Social de la ZEP avec qui l’Université Paul Valéry a passé une convention. Ces comités sont des organismes émanant de l’Éducation nationale, et dont la création a été recommandée pour resserrer les liens avec le quartier et agir par tous les moyens possibles pour prévenir les conduites à risque. Pour répondre au projet d’aide aux devoirs du Comité d’Environnement Social, des associations se sont fédérées (Centre social protestant, Marocains en France, Association jeunes de la Paillade Nord. Les étudiants de L’Université se sont donc insérés dans ce dispositif et ils ont eu en charge des élèves de 4e et quelques élèves de 3e. Leur stage a donné lieu à un rapport de 10 à 15 pages rendu souvent en Mars, car les étudiants souhaitaient une attestation de stage pré-professionnel pour entrer à l’IUFM [2]. Mais il faut souligner que tous ont continué l’aide aux devoirs même après avoir rendu leur rapport.

Notre travail s’appuie donc sur 18 rapports de stages, 3 séances de supervision, et 2 visites d’enseignants universitaires au Collège pendant les études du soir.

Pour préciser les termes employés, nous donnerons quelques définitions et distinguerons les différents niveaux de l’« aide aux devoirs », ou plutôt les actions progressivement plus larges, plus englobantes, auxquelles peut conduire le projet d’aide aux devoirs :

Aide aux devoirs (au sens strict : aider à faire les devoirs de la semaine)

peut se transformer en

Soutien scolaire (aide plus large concernant le travail scolaire)

soit plutôt au plan des contenus soit plutôt au plan méthodologique
remédiation aide méthodologique
rattrapage centré sur certains contenus spécifiques : mathématiques, langues… si les lacunes sont d’ordre plus général (« ne sait pas organiser son travail », ne sait pas lire les consignes »…)

peut se transformer en

Accompagnement scolaire (soutien « scolaire » pour l’école)

soit au plan des « contenus culturels » par ses valeurs, ses pratiques culturelles le milieu de vie de l’enfant est trop éloigné de l’école. D’où l’idée de sorties, d’activités sportives, culturelles qui élargissent le champ de connaissances de l’enfant. soit au plan des « méthodes » par son mode de socialisation, le milieu de vie de l’enfant le prépare mal aux exigences d’ordre, de discipline de l’école. D’où l’idée de lui donner les pré-requis lui permettant une meilleure adaptation.

Au niveau de l’accompagnement scolaire, il s’agira avant tout de « réconcilier l’élève avec l’école ». Lorsque les difficultés scolaires sont liées à un « mal vivre » l’école, soit parce que les activités scolaires manquent de sens pour l’enfant, soit parce qu’elles sont trop difficiles à mettre en œuvre étant donné ses capacités d’attention, de contrôle moteur, sa capacité à accepter le délai et le détour… On souhaite donner à l’enfant ce qu’il n’a pas acquis suffisamment dans sa famille.

D’où le projet d’adoucir la transition ÉCOLE/FAMILLE

Et souvent en agissant avec les familles, ou auprès d’elles.

Difficultés rencontrées

Statut et formation des étudiants

Certes les étudiants arrivent au Collège des Garrigues avec le statut de « stagiaires se préparant à devenir enseignants » et sont présentés comme tels aux élèves. Mais cela ne suffit pas à bien définir leur rôle, ni aux yeux des élèves ni à ceux des professeurs, car précisément ils ne sont pas, comme les stagiaires de l’IUFM « observateurs » ou encore « à l’essai » dans le rôle de l’enseignant ; ils sont acteurs et ceci dans un temps et un lieu qui n’est pas exactement celui de la classe. Le rôle, « style de conduite lié à un statut », est ici mal défini. Et ceci non seulement parce que les étudiants ne sauraient pas bien « tenir leur rôle », mais parce qu’effectivement, réellement, le rôle n’est pas prescrit par une tradition qui en dessinerait fermement les contours. En fait, le rôle est ici à inventer.

Il faut ajouter à cela que les étudiants, bien qu’étant en « Sciences de l’Édu­cation » n’ont pourtant aucune connaissance théorique, car l’année commence, et la mise en stage, les premiers contacts auront lieu sans qu’une préparation spéciale leur soit donnée. Certains cependant ont déjà manifesté leur intérêt pour l’éducation ou l’enseignement auparavant, en cherchant à avoir des expériences pratiques (leçons particulières, centres de vacances, centres médico-pédagogiques) et les comparai­sons qu’ils ne manquent pas de faire montrent que ces expériences les ont marqués.

Au départ méprise réciproque sur les rôles

On sait que dans une institution les rôles sont toujours articulés et complémentaires et que la manière de les tenir dépend des différents partenaires En fait on a bien toujours affaire à un « jeu » de rôles, l’exercice de rôle n’est jamais solitaire et résulte d’un ajustement nécessaire. Ici, dès le départ, le malentendu est visible et immédiatement repérable

Quelles sont les attentes des étudiants ?

Ils reconnaissent eux-mêmes qu’ils arrivaient avec beaucoup de stéréotypes concernant ces jeunes « j’avais une certaine crainte du fait du stéréotype concernant les jeunes de banlieues (racket, drogue, etc.) Un ami m’avait décrit ces adolescents comme des terreurs »… Mais jusqu’ici il s’agit d’une image globale du collège, du milieu où ils vont faire leur stage. Paradoxalement ils ont, dans le même temps, une image favorable des jeunes à qui ils auront affaire. Ils savent qu’ils auront en étude des élèves bénévoles, volontaires pour travailler avec eux. Et c’est le préjugé favorable qui au départ semble créer la plus grande méprise : « Je croyais que j’aurais à faire à des jeunes un minimum responsables… » « Je pensais m’occuper d’élèves motivés, consciencieux, concentrés… quel ne fut pas mon étonnement » Les étudiants découvrent que les élèves étaient « volontaires » et pourtant que ce qui leur manque le plus est peut-être une volonté soutenue, qu’ils étaient décidés à venir à l’étude et pourtant qu’ils y viennent sans les moyens et le désir de travailler, qu’ils veulent améliorer leur résultats mais qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’est « apprendre ». Certains comprendront très vite que précisément là est leur problème mais le choc sera rude et la compréhension de ces comportements apparemment contradictoires, les feront avancer vers une prise en compte plus réaliste de ce que sont ces jeunes « encore des enfants », « trop infantiles » ni vraiment des terreurs, ni « conscients et concernés ».

Quelles sont les attentes des élèves ?

Elles sont sans doute bien résumées par cette phrase d’une étudiante : ils pensaient que nous étions « des enseignants payés pour faire leurs devoirs ». La méprise est aussi forte : ils voient les étudiants du côté de l’enseignant (déjà enseignant et non « en formation », en projet de formation), « payés » (comme d’autres surveillants ou intervenants) et venus « pour faire leurs devoirs ». Ici le malentendu est profond et vient de toute une conception de l’apprentissage, de l’exercice, de ce qu’est une « interro » par exemple, que nous examinerons plus particulièrement par la suite.

Ajustement des rôles

Après un dialogue de présentation approfondie, où les étudiants semblent avoir accepté beaucoup de questions sur eux-mêmes, les élèves comprendront mieux leur statut et les verront avec d’autres yeux. Aucune équipe n’a pu faire l’économie de cette mise au point. Cela ne signifie pas que toutes les difficultés seront aplanies.

Certes les élèves ne sont pas des « terreurs », mais persiste apparemment une certaine étrangeté. Manifestement les étudiants n’ont jamais vu de tels comportements ; avec eux au moment de l’étude, mais surtout en classe, lorsqu’ils assisteront à certains cours. Pour les expliquer ils suggéreront une différence de génération : « de notre temps » dit un étudiant de 22 ans ; ou une différence culturelle : certaines analyses pourraient se résumer par la formule : « nous n’avons pas les mêmes valeurs »…

Incontestablement, tout au long des séances d’« aide aux devoirs » en groupe puis de suivi individualisé, les rôles vont s’ajuster, et les étudiants finiront par faire ce qu’ils étaient venus faire, mais cela ne sera pas sans tâtonnements, frustrations, ruptures parfois, (venus « très motivés » ils seront parfois d’autant plus déçus) et toujours au prix d’un énorme investissement personnel. La plupart d’entre eux seront finalement satisfaits de cette expérience mais toujours aussi très éprouvés, passant par une gamme de sentiments et de réactions qu’ils s’efforcent de maîtriser sans toujours y parvenir.

L’impuissance, quand ils n’arrivent pas à ramener le calme, mais aussi l’exaspération, ou une distance avouée proche du mépris, (pour des comportements trop éloignés des leurs). Certaines scènes, sans doute extrêmes, montrent les difficultés des relations : deux étudiantes, de la même équipe, s’indigneront de la conduite de deux adolescentes qui un jour se sont traînées par terre et ont mangé de la craie. Elles ont répondu par un chantage à l’expulsion, et en les menaçant de leur « scotcher la bouche ». Il aurait sans doute fallu un groupe d’analyse en supervision pour les aider à mieux comprendre la scène. Malgré le peu d’éléments, on ne peut s’empêcher après coup de percevoir dans ces conduites complètement hors normes scolaires, une provocation manifeste, et en même temps sans doute une tentative de séduction. Les filles, en rampant dans la classe (au lieu de rester assises) et en mangeant de la craie (au lieu d’avaler le savoir) posaient bien la question : « Qu’est-ce que nous faisons à l’école ? » Mais sur le coup et dans l’urgence de maintenir la discipline, elles ont reçu la réponse habituelle : « taisez-vous, ou l’on vous met dehors ». Rencontre manquée…

Les étudiants ont été choqués par certains comportements vis-à-vis des profs : indignation pour des propos « dénués de cœur », parce que des élèves étaient contents de ne pas avoir une « interro » leur professeur étant absent à cause d’un deuil. Mais aussi par des comportements « irresponsables et irrespectueux » en classe. Même si, affirme l’une d’elles : « il ne faut pas faire de transfert, ni se mettre au côté des élèves en les défendant vis-à-vis des profs, ni se mettre au côté des profs » elle reconnaît qu’après être allée en cours : « il lui a été difficile de ne pas s’identifier aux profs » Une autre en allant voir « ses élèves » pendant le cours, « a ressenti une grande honte », « cela s’est répercuté pendant le soir » et « les élèves ont pu percevoir sa colère vis-à-vis d’eux ».

Leur jugement sur les élèves seront finalement assez favorables : « Vifs et intelligents » « pleins de vitalité et de bonne volonté » : et pourtant agités, bavards, bruyants, sans intérêt pour le travail scolaire, évitant l’effort.

On peut résumer la situation par ces deux réflexions : « je pensais arriver à un résultat rapide, je n’avais pas tenu compte de certains paramètres comme l’envie de travailler des élèves »… Et dans un autre rapport (rendu donc vers Pâques) : « À ce jour nous ne sommes jamais parvenus à ce que tout le monde apporte ses affaires »

Ce qui semble peser le plus lourdement sur l’expérience d’aide aux devoirs et qu’il faut maintenant analyser plus avant, tient non pas de manière générale à leur « indiscipline », mais à leur rapport à l’école, au savoir, à ce qu’est « apprendre ». Au fond « l’indiscipline » est un terme large, trop commode, et finalement peu utile (tout comme la paresse).

Les conceptions des élèves

Tous les comportements des élèves vis-à-vis du matériel scolaire, des exercices, des résultats de leur travail (notes et « interros ») montrent une profonde incompréhension des finalités de l’institution scolaire et de ce qu’est « apprendre ». Avant de s’intéresser au « comment apprendre » comme on le fait souvent, et de chercher à leur donner des méthodes et des techniques, il paraît indispensable de se demander quel sens a pour eux l’école et ses rituels. Une réflexion à partir de leurs comportements quotidiens permet de dégager une logique sous-jacente aux conduites, qui, bien qu’éloignée des buts réels de l’école et des enseignants, a sa propre cohérence.

Ils viennent le plus souvent à l’étude sans matériel scolaire, les mains dans les poches. Les étudiants en ont été très étonnés au début et se sont vraiment acharnés ensuite à leur faire comprendre qu’ils ne pouvaient pas les aider s’ils n’avaient ni livres, ni cahiers, ni stylo… et aucune indication sur le travail à faire. Cela signifiait bien qu’ils venaient à l’étude en pensant que les étudiants leur donneraient des résultats, et cela même de manière quasi magique, car sans cahier de texte comment auraient-ils su ce qu’il fallait chercher.

Quand ils se mettent au travail malgré tout, ils trouvent normal et plus simple de copier l’exercice sur celui qui a trouvé le premier : « Ils avaient l’habitude de se passer les devoirs… le meilleur exécutait le travail et le donnait aux autres… » Cette habitude est si forte que l’interdire en parole n’a pas beaucoup d’effet : « il fallait s’interposer… Seule notre présence physique empêchait le recopiage… Les mots étaient impuissants ». Il ne semble pas du tout qu’il s’agit d’une copie de transgression, où l’on sait qu’on fraude et où à la limite on a plaisir à frauder, mais d’une « recopie » normale, pratique, banale : « Pourquoi chercher ce résultat puisque quelqu’un l’a trouvé ? » Ce qui compte là encore c’est seulement le résultat et qu’il soit inscrit sur le cahier. Enfin, l’« interro » qu’on leur rend n’est pas considérée comme un travail personnel dont on a pointé les manques et qu’il faudrait relire. Seule la note est prise en compte, regardée d’un coup d’œil. Ensuite l’interro est froissée, jetée, parfois « extraite de la poche arrière du jean » quand l’étudiant demande à la voir. La sanction du travail a sans doute quelque rapport avec ce qui a été écrit, mais là encore, c’est seulement le résultat chiffré global qui compte. En caricaturant à peine, il semble que la solution ou la réponse juste on tombe dessus, et que la note obtenue soit perçue comme une sorte de loterie. On a mis une interro­ ticket dans une machine, elle ressort plus ou moins bien notée, selon une loi mystérieuse… peut-être uniquement celle du hasard, ou du bon vouloir absolu du maître. Le sentiment d’injustice qui pourra naître du décalage entre le niveau des efforts fournis et la note obtenue, nous semble déjà relever d’une prise de conscience nouvelle, d’une compréhension différente liée d’ailleurs au travail des étudiants.

Les représentations sous-jacentes à ces différents comportements qui valorisent tous le résultat des exercices, montrent que le sens même de l’exercice est complètement manqué. L’inversion fondamentale qui veut que ce qui compte dans l’exercice, c’est le fait de s’exercer et donc l’exécution personnelle, le « faire soi­-même », n’est absolument pas perçue. À l’école on doit remplir un certain nombre de tâches, faire un certain nombre de gestes, écouter le professeur, écrire sur un cahier… Ce rituel est souvent suivi, mais uniquement dans son formalisme. Ce qui ne signifie pas que les élèves font semblant de travailler, au contraire ils manquent le sens du travail scolaire en ignorant l’aspect de simulation. Ils prennent uniquement les choses à la lettre : il faut qu’il y ait quelque chose écrit sur le cahier… Ils donnent un poids de réalité trop fort aux résultats et manquent ainsi les processus, les démarches d’entraînement. Le travail scolaire est fait pour apprendre. Sa finalité n’est pas une production, comme le travail en usine, sa finalité est une formation. Cela ne leur apparaît absolument pas. Mais on peut s’interroger : qui le leur a dit ? Quelles pratiques pédagogiques leur font imaginer cela ? Quelles pratiques leur font au contraire croire l’inverse ?

Les étudiants, parce qu’ils ne pouvaient même pas commencer leur travail d’aide-aux-devoirs sans modifier ces conduites déroutantes, ont dû tout naturelle­ ment s’attaquer à ces représentations. Pour mettre en place les conditions de l’aide aux devoirs, ils ont dû tenter de modifier ces comportements.

C’est d’abord en montrant qu’ils avaient eux-mêmes besoin de ces supports, de ces outils pour apprendre, qu’ils ont commencé à faire bouger les représentations des élèves. Même adultes et compétents, il fallait qu’ils connaissent les consignes des enseignants, qu’ils reviennent à la leçon pour faire l’exercice, qu’ils cherchent souvent pendant un certain temps... Tout cela donnait aux jeunes l’exemple d’une démarche d’apprentissage effective. La modestie de leur attitude pouvait faire reculer l’idée qu’on réussit presque magiquement. De plus, même s’ils avaient trouvé le résultat, ils insistaient pour que les jeunes le trouvent eux-mêmes ! L’inversion majeure qui veut que dans l’exercice ce qui compte c’est le fait de s’exercer, que l’exécution personnelle est essentielle si l’on veut apprendre, et qu’en définitive apprendre ce n’est pas avoir plus, c’est devenir autre, commençait à être entre­ vue. Si l’on revient au modèle de la psychologie du travail transposé à l’école (Benedetto, 1993), on peut décrire la motivation comme un processus dépendant simultanément de 3 facteurs :

 l’« Expectation » : la probabilité perçue par un élève qu’un effort accompli soit suivi d’effets désirés,

 l’« Instrumentalité » : l’impression qu’il a de contrôler la situation

 la « Valence » : la valeur attribuée au résultat de son travail en fonction de ce qu’il peut lui procurer.

On voit que sur ces trois plans, les élèves auxquels nous avons affaire sont très loin d’une « estimation » conduisant à une forte motivation. Tout d’abord ils ont bien du mal à « faire des efforts ». Un étudiant dira « ils se bloquent à l’idée de se mettre au travail ». L’évitement de l’effort semble leur première caractéristique. Quand ils font des efforts, il est vrai qu’ils sont souvent très déçus par les notes qu’ils obtiennent. Après un soutien de quelques semaines, une étudiante constate : « Malgré ces premiers efforts, leurs résultats ne s’améliorèrent pas toujours. Chaque nouvelle séance débutait par une énumération des mauvaises notes obtenues » Pour 1’ensemble de la vie scolaire et pour l’évaluation en particulier, ils n’ont aucunement l’impression de maîtriser la situation ; nous avons vu à quel point le lien leur semble lâche entre le travail fourni et son évaluation. Le hasard, la Providence, l’humeur du professeur mais pas du tout l’idée d’échelle de points, de gratification proportionnelle, de barème, de « récompense » ajustée, de sanction impersonnelle. Une causalité quasiment magique et du même coup, très peu de responsabilité dans ce qui leur arrive. On peut rapprocher ceci d’une attitude qu’ont signalée d’autres enquêtes : l’attente très forte et tout à fait « démesurée » des résultats du dernier conseil de classe, l’espoir, contre toute attente rationnelle, précisément, d’une bonne orientation, en dépit des mauvais résultats de toute une année.

Ces espoirs les moins fondés peuvent se retrouver aussi dans les anticipations des métiers qu’ils aimeraient faire. Et ceci correspondra plutôt au facteur : la valence. Mais ici la question est sans doute plus complexe : s’il s’agit de saisir quelle valeur en général les jeunes, ou plutôt leur famille, attribue aux études, on sait que plusieurs distinctions doivent être faites. C’est en particulier le cas, tout d’abord, de la différence entre le projet familial et celui du jeune : même si, comme il arrive encore assez souvent, la famille croit fortement à l’ascension sociale par l’école, encore faut-il qu’elle le fasse savoir. Même quand l’école fait l’objet d’un surinvestissement, la famille et en particulier le père, ne le fait pas toujours savoir. Ou encore il peut y avoir ambivalence : « fais comme moi » et aussi « surtout ne fais pas comme moi » qui provoque, comme on le sait des comportements contradictoires et un sentiment de trahison. Mais aussi, il ne faut pas l’oublier, existent des familles qui ne croient plus à l’école, ou encore des enfants qui vivent dans un quasi abandon, sans famille du tout.

Mais même si la famille est présente, investit sur l’école, et le fait savoir, (trois conditions qui paraissent favorables à une bonne estimation du rapport entre le travail scolaire et la profession future) tout n’est pas résolu. Il est possible que les parents concrètement, quotidiennement, ne soient pas vraiment capables d’aider l’enfant à réussir : soit parce que le niveau de langue est trop éloigné, soit parce qu’ils perçoivent mal les exigences scolaires, soit parce que leur volonté se dilue, au fil des préoccupations quotidiennes, et ne peut toujours maintenir cette priorité. Il manque souvent entre la valorisation de l’école et le soutien réel des enfants la connaissance de diverses conditions favorables comme le montrent Charlot Beautier, Rochex (1992) :

… Cette forte mobilisation sur l’école n’entraîne pas à elle seule la volonté quotidienne et tenace de travailler. (p. 75)

La mobilisation sur l’école, ne conduit pas nécessairement à une mobilisation à l’école. Plusieurs étudiants notent aussi « les projets irréalistes » quant à leur avenir professionnel :

« Mon père est maçon, moi je serai architecte »
« Moi je serai pharmacienne »…

« Irréalistes » parce que déjà très compromis par les difficultés scolaires actuelles, et parce qu’ils sentent bien que les médiations entre le présent et l’avenir ne sont pas comprises.

Les mêmes auteurs (Ibid.) remarquent que la plupart des jeunes oscillent entre un rapport magique et un rapport instrumental lorsqu’il s’agit de penser le rapport de l’école et du métier. Le rapport magique ne pose pas la question du lien. Le rapport instrumental porte exigence d’un lien direct. Ils ont tous deux en commun d’ignorer cette forme spécifique de médiation que constitue la formation :

Le problème est que ces adolescents, à l’exception d’une minorité, n’ont pas compris que cette fonction sociale de l’école, implique médiation par une fonction cognitive et culturelle…

Comme le montrent bien nos analyses précédentes, ce qu’est « apprendre » ce qu’est véritablement une formation, n’apparaît jamais. Du même coup on comprend bien que le rapport au métier reste imaginaire et « de fiction » pour ainsi dire, car les médiations institutionnelles et cognitives ne sont pas appréhendées. Savoir ce qu’on veut faire plus tard, est sans doute déjà mieux que n’avoir aucun projet d’avenir.

Mais cela ne suffit pas. Les étudiants semblent avoir vécu cette situation embarras­sante où, devant les jeunes finalement les plus motivés par une finalité professionnelle, ils ne savaient s’il fallait aller dans leur sens ou démentir dans la mesure où, connaissant les cursus et les barrières sociales, ils voyaient lucidement que ces projets avaient assez peu de chances d’aboutir. Et leur embarras était sans doute encore plus grand lorsqu’ils découvraient que les élèves leur attribuaient le pouvoir de réaliser ces « rêves les plus fous », en les amenant à progresser « sans aucun effort de leur part ».

Nous venons d’ailleurs d’évoquer ce qui semble finalement l’exception : des élèves qui auraient un projet d’avenir. En fait ce qui est relevé le plus souvent c’est une vie au jour le jour aussi bien au plan scolaire strict : « ce qui comptait était seulement l’interro du lendemain » « J’apprends la leçon pour demain, sous­ entendu je l’oublierai après-demain » qu’au plan du rapport de l’école à l’avenir : « Ils ne voient pas à long terme, tout est au jour le jour ». Incapables d’anticiper, et irresponsables, on aurait envie de dire : mais n’est-ce pas le propre de l’enfance ? On sait que les enfants sont incapables de conscience de l’avenir, de conscience de soi, de sens fort de leurs responsabilités. J. J. Rousseau disait : « lis ont plus peur de s’ennuyer aux vêpres que de brûler en enfer ». Seulement ce ne sont plus exactement des enfants, et ce qui est courant chez l’enfant de 6 ans devrait l’être moins à 14 ans. Les habitudes d’effort, d’anticipation, d’ordre, de discipline, largement mises en place par le travail scolaire de l’école élémentaire, sont ici absentes, ce qui fait dire aux étudiants qu’ils ont quelque chose « d’infantile ». Plus que les lacunes dans telle ou telle matière, ce sont ces conditions mêmes du travail scolaire qui leur manquent. Ce qui conduit certains à affirmer que le soutien doit commencer dès l’école élémentaire, voire dès la maternelle.

35Si les lacunes essentielles se situent au plan des attitudes vis-à-vis des savoirs et de l’école, et non au plan des savoirs eux-mêmes, en quoi l’aide aux devoirs et le tutorat qui a suivi a-t-il pu être bénéfique ? Les étudiants ont situé très vite leur action au plan méthodologique, et en particulier lors du tutorat, ont senti que l’essentiel de leurs efforts devait porter sur le sens et le mode d’apprentissage. Mais comment plus précisément leur relation aux élèves, ce qu’ils étaient eux-mêmes, ce qu’ils ont dit et ce qu’ils ont fait ont pu apporter quelque changement ?

Des satisfactions, une expérience positive

Pour les étudiants

Venus chercher une première initiation au métier d’enseignant, les étudiants malgré les difficultés rencontrées, ne semblent pas découragés. Seuls 2 sur 20 ont abandonné parce qu’ils n’avaient pas l’impression de dominer la situation et parce qu’ils trouvaient ces élèves trop difficiles. Les autres ne lâchent pas prise, semblent trouver l’expérience très enrichissante et certains sortent même du stage avec une motivation renforcée. Qu’ont-ils appris de plus que les autres stagiaires, en faisant leur stage dans une ZEP et en choisissant non l’observation d’une classe mais l’aide-aux-devoirs ?

À coup sûr ils ont modifié leur image idéalisée du métier en vivant réellement ce qui reste le plus difficile pour le métier d’enseignant, susciter l’intérêt, maintenir l’attention, empêcher le désordre, bref tout ce qui en fait la fatigue spécifique. Une étudiante constate avec étonnement « le vendredi soir j’étais vidée… ». En connaissant les conditions sans doute les plus dures, ils peuvent savoir s’ils pourront faire face, et s’ils désirent continuer. En particulier ils ne peuvent plus faire de confusion entre l’intérêt pour une matière (« j’aime l’Anglais »), l’intérêt pour les enfants (« j’adore les enfants »), et l’intérêt pour l’enseignement. Ils situent plus exactement la tâche de l’enseignant en comprenant que l’aspect relationnel est capital, mais que la relation aux élèves doit rester au service des apprentissages :

Il faut dire à toute personne qui va faire ce métier qu’il ne sera pas en face de papiers à remplir mais d’êtres vivants…

Un autre acquis, après ce contact avec des enfants de ZEP, est bien la certitude que leurs difficultés ne viennent pas de leur « inintelligence ». Aucun étudiant ne pose le problème en termes d’aptitudes innées. Ils semblent tous convaincus que les raisons de l’échec scolaire sont bien plus complexes, en constatant par eux­-mêmes que les élèves sont vifs, astucieux, tout à fait capables de s’exprimer à l’oral, mais trop agités, bruyants, très brouillons à l’écrit, avec des lacunes en Français écrit qui pèseront sur toutes les matières :

Ils ne souffrent ni d’une quelconque déficience mentale, ni d’un dysfonctionnement intellectuel, mais véritablement d’un comportement d’échec… Ils s’enferment dans leurs difficultés… Déçus par leurs efforts, ils se persuadent de l’inexorabilité de la situation

Il s’agit toujours d’un problème d’attitude et non d’aptitudes dira un autre rapport. Mieux que d’autres stages, ce travail d’aide-aux-devoirs permet donc aux étudiants de situer de manière plus réaliste les difficultés du métier d’enseignant et de comprendre à quel type d’élèves ils auront peut-être affaire.

Pour l’institution

La présence de stagiaires permet de bénéficier d’un regard neuf qui révèle parfois certains dysfonctionnements. Si le Collège a beaucoup apporté aux étudiants, il ne faut pas négliger non plus ce que ceux-ci ont pu apporter au Collège. En soulignant certaines de leurs difficultés, ils montrent du même coup comment le dispositif d’aide-aux-devoirs pourrait être amélioré (coupure entre les cours et l’étude, plus petits groupes encore avec un seul « tuteur », importance plus grande encore donnée au tutorat individualisé, car il leur semble que là se font les échanges les plus fructueux…) Mais l’aspect le plus intéressant de leur apport est peut-être ce qui concerne les pratiques pédagogiques des professeurs. Dans l’ensemble les étudiants sont modestes, et compréhensifs vis-à-vis des difficultés des enseignants (ce qui n’est pas toujours le cas quand ils font un stage de simple observation… car ils ne vivent pas alors la difficulté majeure qui est de « tenir la classe ». Ici ils savent, et compatissent beaucoup plus…).

Cependant, du fait même de leur position à la fois extérieure (quand ils vont observer un cours) et impliquée (quand ils aident à faire le travail en étude lié à ce cours) les étudiants peuvent faire des remarques critiques que les enseignants pourraient prendre en compte. Certes, ils sont loin d’avoir le savoir et les compétences pédagogiques du professeur. D’ailleurs le plus souvent ils admirent la patience, la ténacité des enseignants qui maintiennent une volonté de faire apprendre en dépit des difficultés à maintenir le calme. Malgré tout, en tant qu’« usagers » en quelque sorte, et parce qu’ils sont aussi du côté de l’élève, leurs remarques peuvent être précieuses : un bon exemple est celui des consignes de travail. Incontestable­ment il existe un grave problème concernant ce point qui peut paraître mineur : les enseignants donnent toujours les devoirs à faire à la fin de l’heure, souvent précipitamment, lorsqu’ils sont pris par la sonnerie et alors que les élèves ne pensent qu’à sortir. Tout en reconnaissant qu’il est difficile peut-être de savoir ce qui aura été traité au bout d’une heure, les étudiants suggèrent de commencer au contraire la séance par une rédaction calme et contrôlée des consignes. Ce qui éviterait le flou, l’imprécision, voire l’absence de consignes qu’ils remarquent souvent. Ce point qui peut paraître mineur, commande en fait l’efficacité de tout le travail en dehors de la classe, il est la condition nécessaire d’une bonne articulation entre l’école et les familles. Plus généralement, et toujours parce qu’ils sont du côté de l’élève qui reçoit les demandes de nombreux enseignants, ils peuvent saisir l’incoordination et parfois les malentendus ou incohérences, ils pointent les décalages entre les attentes des professeurs et la compréhension des élèves. Ils pensent qu’il n’y a pas de concertation entre les enseignants en ce qui concerne la rigueur, ou l’attention apportée à la tenue des cahiers :

… tant d’attentes, d’attitudes différentes voire divergentes,… n’offrent plus un cadre… et ne permettent plus à personne de connaître avec exactitude les conduites à suivre…

Un autre rapport :

Ce que signifie pour chaque enseignant « savoir sa leçon » ni les élèves ni les enseignants ne se le demandent

Certes on peut penser qu’il ne faut pas mettre en cause la liberté pédagogique des enseignants : à chacun ses méthodes et ses outils (« vous achèterez un classeur avec des feuilles intercalaires »). Mais on constate ici sur les élèves les effets pervers de la liberté pédagogique : cette variété de conseils, de consignes, de décisions pas toujours justifiées, qui peuvent apparaître comme autant de manies. Si les bons élèves du secondaire savent s’adapter à ce kaléidoscope et même apprennent ainsi à relativiser les sources et les supports des savoirs, il n’en est sans doute pas de même pour des élèves qui ne semblent pas avoir construit des références solides à l’école élémentaire. Pour eux la multiplicité des enseignants et la variété de leurs façons de faire apprendre, non explicitée comme telle, est plutôt source de confusion et de désorientation.

Dans d’autres cas on s’aperçoit que les étudiants ont joué un rôle de médiateurs : dans des situations particulières ils ont reçu les plaintes des élèves en colère, parce que ceux-ci pensaient que le dernier contrôle n’avait rien à voir avec ce qui avait été fait en cours. Ils ont discuté avec l’enseignant et celui-ci a pu leur montrer que les élèves n’avaient pas compris les consignes. Le soir même ils ont expliqué aux élèves ce qu’il fallait comprendre. Mais parfois ils regrettent justement de ne pas être suffisamment des médiateurs : certains ne comprennent pas que les enseignants ne soient pas venus une seule fois voir ce qui se passait à l’étude.

Lorsque les enseignants leur demandent leur avis sur des élèves, et particulièrement au conseil de classe où on les a invités, ils sont particulièrement touchés et en éprouvent une certaine fierté. Par ailleurs il faut dire que les critiques les plus sévères concernant les enseignants portent sur leur attitude aux conseils de classe. Ne considérer que les notes au-dessous de la moyenne (sans distinguer un 3 d’un 9), ne pas s’intéresser aux progrès accomplis, ne pas même écouter ce que disent les délégués.

L’un d’eux va même jusqu’à dire, en écoutant les « jugements défavorables et tranchés sur les enfants, leur personne, leur avenir » : « … Nos professeurs ont-ils oublié leur tâche première ? ». Le décalage entre leur fonction d’aide qui ne s’intéresse qu’à la progression et la tâche du professeur qui, lors des conseils, est centrée sur la fonction d’orientation et de sélection de la notation explique sans doute leur surprise. Ils oublient qu’en classe une bonne partie des enseignants est très sensible aux progrès des élèves et pratique sans doute une évaluation formative. Malgré tout, au travers de leur regard stupéfait et naïf, on ne peut s’empêcher de penser que les conseils de classe restent des institutions à réformer où persistent des pratiques et surtout un discours choquant. Leur admiration pour les enseignants, qui savent en cours partir du concret pour retenir l’attention des élèves, calmer le jeu sans crier, garder leur sang-froid en toute occasion, est par contre un point positif. Saluons tout particulièrement un collègue qui, un lundi matin en entrant en classe a dit aux élèves : « j’étais content d’avoir vos copies à corriger ce dimanche où il pleuvait et où je ne pouvais pas sortir… ».

Pour les élèves

C’est le point essentiel, celui qui commande finalement toute réponse à la question précise : « Cette expérience d’aide-aux-devoirs est-elle positive » ? À partir de la lecture des rapports il est incontestable que les élèves en ont retiré beaucoup mais on peut difficilement quantifier ce gain, et cela tout particulièrement si l’on pense aux notes. Si l’on ne juge l’intérêt de l’expérience qu’en fonction de l’élévation des moyennes on risque de passer à côté de modifications plus profondes. Il ne s’agit pas de dire que le but recherché, c’est-à-dire de meilleurs résultats scolaires, était secondaire, et que peu importe qu’il ait été atteint ou non. Nous affirmons plutôt que pour l’atteindre, et même lorsqu’il n’est pas atteint, d’autres « acquisitions » interviennent qu’il faut essayer de cerner. Nous essaierons de les définir en distinguant pour la commodité de l’exposé deux registres, celui du relationnel et celui des modalités d’apprentissage, et en posant d’emblée que ce qui fait peut-être certaines réussites tient précisément à une jonction plus étroite des deux.

Le relationnel

On s’aperçoit que pour les élèves, surtout dans la phase de tutorat, existe un besoin fort de relation personnelle avec les étudiants. Il s’agit sans doute d’un besoin d’identification à un aîné plus proche d’eux. Mais il nous semble qu’il faut inscrire cette demande dans le cadre précis de l’école : le mouvement n’est si fort que parce que les élèves regrettent d’être trop loin des profils cherchent souvent auprès des enseignants des contacts plus personnalisés qu’ils disent ou pensent ne pas trouver suffisamment. Mais aussi parce que le plus souvent, et ceci plus spécifiquement au plan de leur travail scolaire, ils ont l’impression de n’être pas reconnus. Soit parce qu’un effort est passé inaperçu, soit parce qu’ils ne comprennent pas les raisons de leurs mauvais résultats. Ils ont un immense besoin d’être reconnus comme élèves, comme personnes, ou plutôt comme élèves étant aussi des personnes. C’est ce besoin que vient satisfaire une relation nouvelle avec un jeune adulte. Un jeune adulte qui va les considérer plus personnellement et apporter une attention plus fine à leur progrès.

Apparemment la relation n’est jamais neutre, et elle ne peut pas l’être. Les étudiants se sentent bien et ils essaient de trouver la bonne distance entre une relation trop affective qui laisserait les élèves ensuite dans la déception puisqu’ils partiront, et une relation trop « fonctionnelle », pure aide technique aux devoirs, qui entraînerait peu de progrès. Il faudra, pour amorcer une remontée, que les élèves travaillent d’abord pour leur tuteur, avant d’arriver à travailler pour eux-mêmes. La relation tutorale prend vraiment tout son sens de soutien, en construisant d’abord cet étayage affectif.

Bien sûr, même si dans cette expérience, la relation à deux a été choisie, les couples ne sont pas toujours sans nuages. Pour une étudiante, on a l’impression d’une histoire qui a tourné court, allant de malentendu en malentendu, l’élève pendant l’étude ne la regardant même plus… Tout cela non sans souffrance certainement… Mais le plus souvent le soutien affectif fonctionne bien, l’intérêt réel et amical produit des effets : « Nous avons porté nos efforts sur les mathématiques. Le premier objectif était de dépasser 5 en moins de deux mois. Après la reprise des interros, et avec une aide méthodologique, les notes ont augmenté jusqu’à 9, 5 au dernier contrôle. Nous espérons avoir une moyenne supérieure à 10 au dernier trimestre »… L’implication forte de l’étudiante est bien marquée par le « nous » ; cependant cette implication reste au service de meilleurs résultats : il ne s’agit pas d’une relation duelle, en miroir, mais bien d’un couple de forces visant le même objectif. Il est sans doute important que la relation tutorale reste médiatisée par le Savoir, par le désir de faire apprendre du côté de l’étudiant, par le désir de réussir du côté de l’élève. Nous pensons que les étudiants doivent maintenir une relation tutorale au service de l’apprentissage pour éviter les pièges de la séduction. Certains étudiants ont senti que pour aider les élèves il fallait parler d’autre chose, de loisirs, de métier, d’avenir. Ne plus parler de l’école. Ils ont compris que pour mieux faire l’aide aux devoirs il fallait non seulement passer au soutien scolaire, mais même faire un détour par d’autres activités et envies d’agir : « Mon élève finit par avouer que seul le football l’intéressait et qu’il aimerait bien devenir professionnel. Il fut alors aisé de montrer la nécessité d’apprendre au travers d’un parcours allant du sport-étude jusqu’à la reconversion… ».

Il s’agit bien d’un détour, d’une voie d’accès qui relève plutôt de l’accompagnement scolaire, et nullement d’une dérive. Le même étudiant légitimera ensuite l’utilité des différentes matières et donnera beaucoup de conseils techniques. Il suivra son élève de près pour la révision de différents contrôles et il aura d’ailleurs le contentement de voir une hausse sensible des notes. Une autre étudiante commencera aussi ses séances de tutorat par une exploration plus large suscitée d’ailleurs par la curiosité des élèves :

Ils voulaient savoir ce que je souhaiterais faire plus tard, je les questionnais égale­ ment sur leurs désirs pour l’avenir…

Il est certain que tout ce qui permet aux élèves de mieux imaginer la relation des savoirs aux métiers, de mieux comprendre l’intérêt de tel ou tel savoir, est précieux. Pour conclure sur ce point, il faut dire qu’en dehors de tout échange verbal sur cette question, et par le simple fait qu’ils sont là et s’occupent d’eux, les étudiants sont des exemples pour les élèves. Ce sont de jeunes adultes qui ont eu un projet, qui le poursuivent et sont sur le point d’avoir un métier. De plus leur action présente donne l’idée aux élèves qu’existent encore dans notre société des pratiques qui ne sont pas entièrement liées à l’argent. Cet aspect des choses n’est pas négligeable et si les étudiants deviennent des pôles d’identification, il n’y a peut-être pas lieu de s’en plaindre.

Les modalités d’apprentissage

Pourquoi apprendre, mais aussi comment apprendre : les conseils donnés alors relèvent du soutien scolaire. Tous les étudiants ont immédiatement compris que les difficultés des élèves venaient de mauvaises méthodes de travail : « La motivation n’est pas tout ». Un manque complet d’organisation est sans doute ce qui handicape le plus ces adolescents. Écrire au tableau les consignes, pour palier à leur absence chez certains, les expliquer, affirmer qu’il faut s’avancer dans son travail (on a l’impression que les jeunes ne sont pas passés à la semaine pour le secondaire, ils fonctionnent littéralement au jour le jour), donner des conseils de présentation, justifier pourquoi on n’écrit pas sur un coin de feuille : tels sont par exemple les conseils techniques très précis que les étudiants ont pu donner. Ceux que donnent les parents dans les familles où l’on suit de près les devoirs jusque dans leur accomplissement et sans être pour autant spécialiste d’une discipline. Cette compétence, intermédiaire pourrait-on dire, qui ne va pas jusqu’à une spécialisation dans un domaine, mais prouve que l’on sait ce que sont les études secondaires, les étudiants l’ont forcément puisqu’ils sont arrivés à ce niveau.

Où est la différence avec des parents qui n’ont pas été au Collège ou même qui sont illettrés ? Sans doute dans l’acceptation de leur ignorance. Les parents peu instruits se sentent souvent globalement impuissants devant le travail scolaire et n’osent pas s’en mêler, essayant dans le meilleur des cas d’obtenir une mise au travail formelle, exigeante, ce qui est déjà beaucoup, et que l’enfant « fasse ses devoirs ». Même s’ils valorisent l’école, ils la ressentent comme un autre monde, et s’estiment totalement incompétents pour aider l’enfant à apprendre.

Les étudiants, eux, n’hésitent pas à reconnaître qu’ils ne sont pas spécialistes d’une discipline et pourtant cela ne les empêche pas d’essayer de comprendre la leçon et d’aider à faire les devoirs. Nous irions peut-être jusqu’à affirmer, que c’est cet aveu d’incompétence qui produit des effets positifs en donnant aux enfants le modèle d’une personne qui ne sait pas tout et qui peut leur montrer ce qu’est apprendre. Bien des remarques soulignent le côté inattendu et positif de l’ignorance du tuteur (« Ne pas tout savoir, avoir l’honnêteté de le dire cela les rassure plutôt »). Ou encore :

Nous ne sommes plus apparus comme un maître qui sait tout mais comme un être humain qui ne sait pas toujours comment faire

La formule souligne le côté lointain, inaccessible du Savoir, lorsqu’on a perdu la trace de sa genèse. Or, la peur des enseignants de perdre la face les conduit souvent à masquer les origines de leur savoir et ses limites, à dénier leur rapport aussi précaire que celui des élèves à l’ensemble des savoirs constitués, et à oublier ce que c’est que ne pas savoir dans leur domaine propre. L’avantage des étudiants vient du fait qu’ils n’ont pas à maintenir une position de pouvoir et qu’ils sont souvent obligés de se mettre réellement en posture d’apprenant. Des étudiants ont réfléchi à cet « éloignement » de l’enseignant, dès lors qu’il est ou se veut dans l’oubli du mouvement d’appropriation des savoirs :

« L’enseignant peut être perçu comme un étranger radical quand il ne sait plus ce que c’est ne pas savoir »… rejoignant Bachelard qui au début de « La Formation de l’Esprit scientifique » affirmait que beaucoup d’enseignants « ne comprennent pas que les élèves ne comprennent pas »

Lorsque l’attitude d’incompréhension s’accompagne de moqueries (cité à une reprise), il est certain que la pente sera difficile à remonter. Redonner une image moins inaccessible du Savoir est sans doute un premier pas. Il faut ensuite reconstruire un sentiment de confiance au plan des capacités à l’atteindre, en arrivant souvent à fixer des étapes, à fractionner les difficultés. Le rôle du tuteur est bien ici encore d’étayage mais au sens de la psychologie cognitive : il faut arriver à présenter à l’enfant des tâches dans sa « zone proximale », ni trop faciles, ni trop difficiles. Les enfants qui ont été pour des raisons diverses écartés des rythmes normaux, ont sans doute besoin de reprendre confiance à partir d’objectifs plus limités qui leur permettront quelque réussite.

Un entraînement fractionné, tel est ce que certains étudiants semblent avoir découvert d’eux-mêmes pour arriver à de nouveaux résultats. Souvent les enjeux sont devenus pour les élèves trop lointains, ils ont perdu pied, ils ont décroché. Mais il est vrai qu’un certain type d’exercice et leur évaluation traditionnelle (la dictée avec sa notation brutale qui met sur le même plan cinq fautes et la vingtaine de fautes, la rédaction ou plus tard la dissertation qui globalise tous les objectifs et sait ainsi garder aux notes tout leur mystère) ne vont pas dans le sens du « fractionnement » souhaité.

D’autres pratiques que nous appellerons de réciprocité, et qui sont difficiles à instaurer pour un enseignant – parce qu’il a de nombreux élèves, mais aussi du fait de sa position de pouvoir – nous semblent très positives : une étudiante a souhaité que son « élève » lui apprenne la langue arabe : « Les difficultés que j’éprouvais pour approcher sa langue, sa surprise pour mon manque de facilité m’autorisa à lui faire prendre conscience que tout apprentissage mérite attention, effort, concentration… ». Sont ici condensés les traits que nous avons soulignés, et que la position de tuteur permet de mettre au jour :

 les enseignants sont des médiateurs du Savoir qui ont dû apprendre eux­ aussi et qui ne savent pas tout

 le savoir ne s’obtient que par un effort personnel, c’est seulement par un mouvement qui est un entraînement que l’on peut savoir vraiment

Conclusion

Dans les séances d’aide-aux-devoirs, il est possible bien sûr de réexpliquer une leçon, de guider les étapes successives d’un raisonnement, de faire réciter, de vérifier que des réponses sont justes. Telles sont sans doute les démarches que les parents souhaitent pour que leur enfant ne décroche pas, comme une sorte d’assurance tous risques, ou qu’ils pensent utiles, lorsqu’il commence à décrocher. Il est vraisemblable que la majorité du personnel qui s’investit dans l’aide aux devoirs pense aussi la même chose.

Et pourtant c’est sans doute ce qu’il advient au-delà des techniques, et en parallèle en quelque sorte, sans que même les éducateurs n’en prennent toujours conscience, qui est le plus important : un changement de méthodes, une reprise du goût d’apprendre, une meilleure perception du sens des savoirs et de ce qu’est apprendre. Pour cela il nous semble que le tutorat, relation privilégiée entre un adolescent et un jeune adulte, convient mieux : il permet de revenir sur le travail passé, et de parler de l’avenir. Il évite justement le travail au jour le jour, qui ne vise qu’un résultat immédiat. Le tuteur prend alors le temps de donner des méthodes et des techniques transférables et transdisciplinaires, de passer à un véritable soutien scolaire. Il peut chercher avec le jeune le sens des savoirs et les aider à se projeter dans l’avenir : à ce niveau, il s’agit d’un véritable « accompagnement scolaire », hors de l’école mais pour l’école.

Bibliographie

BENEDETTO Pierre : « Le projet personnel de l’élève, quelles différenciations pour quelles différences ? », Migrants Formation, 95, 1993, CNDP Paris
DOI : 10.3406/diver.1993.7392

CHARLOT, BEAUTIER, ROCHEX, École et Savoir, dans les banlieues et ailleurs… A. Colin, Paris, 1992.

DANNEQUIN Claudine, Les actions locales d’entraide scolaire, L’Harmattan, Paris, 1992.

DUBET François, Les Lycéens, Seuil, 1991.

GLASMAN Dominique, L’École hors l’école. Soutien scolaire et quartiers, Paris, ESF, 1992.

Licence : CC by-nc-nd

Notes

[1nal, Principal, Monsieur Fumat Principal-adjoint, Mme Ausseil, Conseillère Principale d’Éducation. Mais aussi Les étudiants : Pascale Bastide, Sandrine Bayle, Yvonne Cabrol, Cécile Capone, David Casas, Stéphanie Chateau, Sébastien Copovi, Nathalie Cros, Frédérique Gérin d’Orazio, Karim Hamoudi, Karine Girard, Anne Labeaume, Gilles Perez, Edwige Perez, Inés Segura, Nelly Rouvière, Sophie Woifin. Sans oublier les élèves : Saïda, Assia, Kim, Kamel, Hakima, Hicham, Fouad, Ai’cha, Nadia, Khadija, Ismael, Ahamed, Sahafi, Rachid, Khalid...

[2Instituts Universitaires de Formation des Maitres.

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