Un articlede Serge Abiteboul,& François Bancilhon, repris du blog binaire, une publication sous licence cc by
binaire : Pouvez-vous nous raconter votre parcours ? Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser assez à Wikipédia pour devenir la présidente de la fondation qui chapeaute l’encyclopédie ?
FD : J’ai fait des études d’ingénieure agronome. A Nancy, je me suis spécialisée en biotechnologies. J’ai un peu travaillé dans le milieu académique initialement, mais j’ai rapidement bifurqué vers le monde de l’entreprise.
J’ai suivi mon époux en Belgique flamande, puis aux États-Unis et j’ai eu deux enfants. Je me suis intéressée à l’informatique, mais c’étaient plus les usages que le codage qui m’attiraient. J’ai travaillé, par exemple, sur des outils d’aide à la décision. Et puis, au début des années 2000, j’ai atterri à Clermont-Ferrand où je me suis sentie un peu isolée. Je me suis alors plongée dans le web qui me permettait de rencontrer des gens qui partageaient mes intérêts, c’était juste ce dont j’avais alors besoin. Je suis devenue un peu activiste anonyme du web.
J’étais aussi gameuse, et je passais pas mal de temps sur les forums, beaucoup avec des Américains. Sur ces forums, qui n’étaient pas faits pour ça, je me suis retrouvée à écrire de nombreux textes sur la sécurité biologique, parce j’avais des choses à raconter. C’était l’époque de l’envoi d’enveloppes avec de l’anthrax, juste après les attentats du 11 septembre.
J’ai notamment beaucoup discuté sur un forum avec un activiste de GreenPeace. C’est lui qui m’a fait découvrir Wikipédia qui démarrait à ce moment. Il m’a suggéré d’y raconter ce qui me tenait à cœur, sur la version anglophone. A cette époque, il n’y avait encore quasiment personne sur Wikipédia en français.
J’ai alors découvert ce qu’était un wiki. Techniquement c’est très simple, juste un site web sur lequel on peut facilement s’exprimer. Je pouvais comme tout le monde participer à l’écriture de pages web et la création de liens entre elles. À l’époque, c’était tout nouveau, ça nous paraissait génial et peu de gens intervenaient. Pourtant, je n’arrivais pas à sauter le pas, je craignais le regard des autres, et je doutais de ma capacité à m’exprimer en anglais. Alors, je procrastinais. Il m’a forcé la main : il a copié-collé mes explications pour créer des articles. Ils ont été lus et modifiés et ça m’a fait réaliser que je pouvais écrire, que je pouvais faire profiter les autres de mes connaissances, que je pouvais contrecarrer un peu le matraquage de l’administration américaine sur la sécurité biologique. Et cela correspondait à ce que j’avais envie de faire.
binaire : Pourquoi est-ce que cela vous correspondait si bien ?
FD : J’avais l’impression d’écrire des textes qui pouvaient être lus dans le monde entier, faire quelque chose d’utile en apportant des connaissances et en faisant passer des idées. Je participais alors en particulier à des controverses entre la France et les États-Unis sur des sujets comme les armes de destruction massive, les OGM, et la disparition des abeilles. Sur chacun de ces sujets, il y avait des écarts de pensée importants entre la France et les US. Je pouvais donc faire passer aux US des idées qui avaient cours en France et que je maitrisais. Je pouvais faire découvrir aux Américains qu’il n’y avait pas que l’Amérique et que d’autres, ailleurs, pensaient différemment.
binaire : Est-ce que c’est ce genre de motivation de passer des idées qui anime encore aujourd’hui les Wikipédiens ?
FD : Oui. Nombre d’entre eux collaborent à l’encyclopédie par altruisme, pour faire passer aux autres des idées auxquelles ils tiennent. Ils veulent participer au développement des connaissances globales, faire circuler ces connaissances. C’est ce qui est génial. Avec Wikipédia, on peut faire travailler en commun un groupe de personnes aux quatre coins de la planète. Le numérique permet de réunir les quelques personnes qui s’intéressent à un sujet, même le plus exotique, pour partager leurs connaissances et confronter les points de vue.
binaire : C’était vrai au début quand tout était à faire. Est-ce que c’est toujours pareil aujourd’hui ?
FD : C’est vrai que cela a beaucoup changé, aussi bien les méthodes de travail, et que les contenus. Au tout début, au début des années 2000, on travaillait seul hors ligne, puis on se connectait pour charger l’article. Maintenant, on est connecté en continu et on interagit en permanence avec les autres rédacteurs.
A l’époque, on arrivait souvent devant une page blanche. Quand j’ai commencé à bosser sur la Wikipédia francophone, on était cinq et on devait tout construire. Aujourd’hui sur un sujet précis, on arrive et une grosse masse de connaissances a déjà été réunie. On démarre rarement de nouveaux sujets. Il faut avoir une bonne expertise sur un sujet pour pouvoir y contribuer. Avant, on débroussaillait avec comme ligne de mire très lointaine la qualité d’une encyclopédie conventionnelle. Aujourd’hui, on vise la perfection, par exemple, le label « Article de qualité », qui est un label très difficile à obtenir. Certains travaillent comme des dingues sur un article pour y arriver. C’est de cette quête de perfection qu’ils tirent leur fierté.
Ils éprouvent bien sûr aussi du plaisir à faire partie d’un réseau, à rencontrer des gens,
La situation pionnière qu’on a connue et que j’ai beaucoup aimée, est parfois encore un peu celle que rencontrent certains Africains qui rejoignent le projet dans des langues locales, depuis des pays encore mal connectés à internet. Ce n’est d’ailleurs pas simple pour eux de s’insérer dans le collectif qui a beaucoup changé.
binaire : La fondation Wikimédia promeut d’autres services que l’encyclopédie Wikipédia. Vous pouvez nous en parler ?
FD : Exact. L’encyclopédie représente encore 95% des efforts, mais on a bien d’autres projets. C’est d’ailleurs sur les projets moins énormes que j’ai le plus de plaisir à participer.
J’ai travaillé notamment sur un projet pour améliorer les pages « biaisées », des pages assez anciennes, où il reste peu de contributeurs actifs. On peut se retrouver par exemple confronté à des services de communication d’entreprises qui transforment les pages en les biaisant pour gommer les aspects un peu négatifs de leurs entreprises. Il faut se battre contre ça.
Un autre projet très populaire, c’est Wikimedia Commons qui regroupe des millions d’images. C’est né de l’idée qu’il était inutile de stocker la même image dans plusieurs encyclopédies dans des langues différentes. Je trouve très sympa dans Wikimedia Commons que nous travaillions tous ensemble par-delà des frontières linguistiques, que nous arrivions à connecter les différentes versions linguistiques.
Un troisième projet, Wiki Data construit une base de connaissances. Le sujet est plutôt d’ordre technique. Cela consiste en la construction de bases de faits comme « “Napoléon” est mort à “Sainte Hélène” ». À une entité comme ”Napoléon”, on associe tout un ensemble de propriétés qui sont un peu agnostiques de la langue. Les connaissances sont ajoutées par des systèmes automatiques depuis d’autres bases de données ou entrées à la main par des membres de la communauté wikimédienne. On peut imaginer de super applications à partir de Wiki Data.
Enfin, il y a d’autres projets comme Wiktionnaire ou Wiki Books, et des projets naissants comme Wiki Abstracts.
binaire : La fondation développe des communs. Comment la fondation choisit-elle quels communs proposer ? Comment définit-elle sa stratégie ?
FD : Au début, on avait juste l’encyclopédie. La Fondation a été créée en 2003, mais sans véritablement de stratégie. On faisait ce que les gens avaient envie de faire. Par exemple, Wiktionnaire a été créé à cette époque. On avait des entrées qui étaient juste des définitions de mots. On se disputait pour savoir si elles avaient leur place ou pas dans Wikipédia. Comme on ne savait pas comment trancher le sujet, on a créé autre chose : le Wiktionnaire. Dans cette communauté, quand tu as une bonne idée, tu trouves toujours des développeurs. Les projets se faisaient d’eux-mêmes, du moment que suffisamment de personnes estimaient que c’était une belle idée. Il n’y avait pas de stratégie établie pour créer ces projets.
À partir de 2007-2008, les choses ont changé, et la Fondation a cherché à réfléchir sur ce qu’on voulait, définir où on allait. Mais ça a pris du temps pour y arriver. Si on n’y fait pas attention, en mettant plein de gens autour de la table, on arrive à une stratégie qui est un peu la moyenne de ce que tout le monde veut, qui confirme ce qu’on est déjà en train de faire, sans aucun souffle, qui ne donne pas de vraie direction et qui n’est donc pas une vraie stratégie proactive.
binaire : À défaut de stratégie, la communauté a au moins développé ses propres règles ?
FD : Au début, il n’y avait même pas de règles communes. Elles ont émergé au cours du temps, au fil des besoins. Le mode fonctionnement est très flexible. Chaque communauté définit en fait ses propres règles, ses propres priorités. Les différentes versions linguistiques s’adaptent aux cultures.
Dans le temps, le modèle a tendance à se scléroser en s’appuyant bien trop sur la règle du précédent. Si ça marche à peu près, on préfère ne toucher à rien. Le Fondation qui lie tout cela ne cherche pas non plus à imposer sa loi, à de rares exceptions près. Comme par exemple, quand elle a défini des critères pour les biographies individuelles. Elle cherche surtout à tenir compte des lois des pays, et donc à limiter les risques juridiques.
Les règles communes tout comme une stratégie commune ont doucement émergé. Mais le monde de Wikimédia reste un monde très flexible.
binaire : Pouvez-vous nous parler des individus qui participent à Wikipédia. Cela semble vraiment s’appuyer sur des communautés très différentes.
FD : En partant du plus massif, vous avez la communauté des lecteurs, puis celle les éditeurs. Parmi ces derniers, cela va de l’éditeur occasionnel peu impliqué, jusqu’au membre actif qui participe à la vie de la communauté. Vous avez ensuite les associations locales et la fondation qui définissent un certain cadre par exemple en lançant des nouveaux projets. Elles interviennent aussi directement dans la vie de la communauté, notamment pour des raisons juridiques. Enfin, il faut mentionner, les salariés et contractuels de la fondation qui implémentent certains choix de la Fondation, et parfois entrent en conflit avec la communauté.
Le nombre de salariés des associations est très variable. Wikimédia France a une dizaine d’employés. Wikimédia Allemagne est plus ancienne et a environ deux cents personnes. D’autres pays n’ont que des bénévoles.
binaire : Le nombre de salariés est lié à la richesse de l’association locale ?
FD : Oui. L’association allemande a existé assez tôt en vendant notamment des encyclopédies off-line. Dans certains pays, les associations ont eu le droit de mettre des bandeaux d’appel aux dons sur Wikipedia, ce qui rapporte de l’argent. Dans d’autres, comme en Pologne, on peut via les impôts choisir de contribuer financièrement à l’association locale.
Le modèle économique varie donc d’un pays à l’autre. La Fondation Wikimédia (mondiale) redistribue une partie de ses fonds. Certains pays comme l’Allemagne sont assez riches pour s’en passer. Il reste une énorme disparité sur la disponibilité de moyens pour les Wikipédiens suivant leur pays.
binaire : Vous êtes aussi impliquée dans d’autres associations comme Open Food Fact ? Quel y est votre rôle ?
FD : Je suis dans leur Conseil d’Administration. Je suis là avec quelques autres personnes pour garantir le futur de toutes ces ressources développées en commun, et garantir une certaine pérennité.
binaire : Une dernière question. Vous avez à cœur de défendre une certaine diversité. Est-ce que vous pouvez partager cela avec les lecteurs de binaire ?
FD : Tous ces projets sont massivement le fait de mâles, cis, blancs, jeunes. On perd des talents à cause de cela, car l’environnement participatif ou le cadre de travail peuvent repousser. Il faut absolument que l’implication soit plus globale. On essaie d’explorer des solutions par exemple en luttant contre le harcèlement. Mais à mon avis on y arrive mal. J’aimerais bien savoir comment faire. Aujourd’hui, le pilotage global est très anglosaxon, et ça ne marche pas bien.
Wikipédia est une superbe réussite, on a construit quelque chose de génial. Un temps, on s’est inquiété de la diminution du nombre de contributeurs, la fuite des cerveaux. Je pense qu’on a réglé ce problème, aujourd’hui la population de contributeurs est quasi stable. Maintenant, pour continuer notre œuvre, on a besoin de plus de diversité. Je dirais que c’est aujourd’hui notre plus gros challenge.
Serge Abiteboul, Inria et ENS, Paris, & François Bancilhon, serial entrepreneur
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