Par son parcours singulier et méconnu, l’internationaliste suisse James Guillaume (1844-1916) a été un théoricien et un passeur des idées pédagogiques progressistes, en particulier l’éducation intégrale issue du monde socialiste et libertaire. Attentif à l’histoire de la Révolution française et de ses projets émancipateurs, il a contribué d’une manière très significative à l’édification des fondements théoriques de l’École de la Troisième République française.
L’expérience de l’internationalisme, puis la théorisation de l’École républicaine
Né à Londres, James Guillaume adhère à l’Association internationale des travailleurs (AIT) avant de devenir l’un des dirigeants de la Fédération jurassienne. Proche de Bakounine, il dirige cette fédération antiautoritaire à partir de 1872 et la rupture avec le Conseil général de l’AIT sous l’influence de Karl Marx. Il avait brièvement exercé les fonctions d’enseignant au Locle (en Suisse) et s’est intéressé aux questions éducatives dans le cadre de l’Internationale comme de la Fédération jurassienne. Après son départ en France en 1878 à l’invitation de Ferdinand Buisson, il participe activement à ses côtés à la création de l’instruction primaire sous la Troisième République.
Vulgarisateur, Guillaume contribue à la formation des enseignant(e)s au tournant des XIXᵉ et XXᵉ siècles par le biais de la grande entreprise intellectuelle dirigée par Buisson : le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire dont la parution démarre en 1878, ainsi que sa réédition de 1911, le Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire. Il est aussi pendant 20 ans le secrétaire de rédaction de la Revue pédagogique et le rédacteur de sa rubrique « Courrier de l’extérieur », mettant ainsi ses multiples réseaux au service des lecteurs pour les informer de l’actualité pédagogique internationale. C’est la raison pour laquelle Buisson l’a qualifié en 1914, à l’occasion de ses 70 ans, « d’éducateur des éducateurs français ».
Avec un tel parcours, Guillaume a été un passeur des débats pédagogiques des premiers temps de l’internationalisme ouvrier au moment de la mise en place de l’École de la Troisième République française.
Ces circulations d’idées et cette porosité entre monde libertaire et pédagogie républicaine permettent de nuancer une représentation de « l’école de Jules Ferry » occultant des figures intermédiaires et méconnues qui ont discrètement contribué à son édification.
Il existe ainsi des liens inattendus entre milieux libertaires et républicains des années 1870-1914, tout particulièrement dans le domaine scolaire. Ils ont suscité des débats entre des acteurs aux opinions très diverses, mais qui partageaient un engagement commun pour une réforme sociale autant qu’éducative.
Émergence de la notion d’éducation intégrale
Dans un article du journal L’Égalité daté de 1869, puis dans une série de textes sur L’instruction intégrale, Bakounine insistait sur la nécessité que le prolétariat bénéficie de « toute l’instruction, l’instruction intégrale et complète ». Cette idée était au cœur des débats sur l’émancipation par l’instruction au sein de l’AIT. Ainsi avait-elle été mise à l’ordre du jour du congrès de Bâle de septembre 1869, mais sans avoir pu être discuté faute de temps.
C’est à Paul Robin (1837-1912), également membre de l’AIT, qu’il est revenu de théoriser « l’instruction intégrale » en rédigeant trois articles pour La philosophie positive de Littré, dont le premier est paru en 1869. Il y présente un plan d’éducation qui s’inscrit lui aussi dans la continuité des discussions politico-pédagogiques dont il tente de faire la synthèse.
C’est aussi à une synthèse que se consacre James Guillaume lorsqu’il publie en 1876 ses Idées sur l’organisation sociale. Ses propositions sur l’éducation visent à l’émancipation des enfants par l’éducation :
« L’enfant n’est la propriété de personne, il s’appartient à lui-même […] » (p. 39)
L’auteur définit ce qu’est l’éducation intégrale en faisant référence à l’article de Robin :
« À ces questions nous répondrons : l’éducation des enfants doit être intégrale, c’est-à-dire qu’elle doit développer à la fois toutes les facultés du corps et toutes les facultés de l’esprit, de manière à faire de l’enfant un homme complet. » (p. 40)
Il insiste sur le fait que « l’enfant fera son apprentissage comme producteur », la spécialisation intervenant entre 12 et 16 ans sous la surveillance de « maîtres d’apprentissage » eux-mêmes producteurs (p. 43), puisqu’il se méfiait alors de la « caste des instituteurs ». Un passage célèbre illustre l’influence de la pensée antiautoritaire sur la relation éducative au sein de l’école devenue démocratique et émancipatrice :
« Plus d’école arbitrairement gouvernée par un pédagogue, et dans laquelle les élèves tremblants soupirent après la liberté et les jeux du dehors. Dans leurs réunions, les enfants seront complètement libres […]. Ils s’habitueront ainsi à la vie publique, à la responsabilité, à la mutualité ; le professeur qu’ils auront librement choisi pour leur donner un enseignement, ne sera plus pour eux un tyran détesté, mais un ami qu’ils écouteront avec plaisir. » (p. 42)
L’engagement éditorial de James Guillaume
Contrairement à Paul Robin qui a expérimenté l’éducation intégrale en dirigeant l’orphelinat Prévost de Cempuis, où il avait été nommé par Buisson, Guillaume n’a pas mis lui-même en application cette conception libertaire de l’éducation. Après son départ pour la France, il n’exerce pas de fonction d’enseignant.
En tant que penseur de l’éducation et historien de l’école, il contribue cependant à promouvoir l’idée d’une émancipation par les savoirs. Dans le cadre de ses activités éditoriales susmentionnées, il permet une diffusion de la pensée de pédagogues comme Pestalozzi dont il est le biographe pour le Dictionnaire de pédagogie. Il transpose aussi son attachement à une révolution de l’école et par l’école en se faisant l’historien des projets pédagogiques de la Révolution française dans le contexte du Centenaire de 1889.
Il est alors chargé de publier les débats menés au sein des Comités d’instruction publique de l’Assemblée législative et surtout de la Convention nationale ; et il trouve ici, en particulier avec Condorcet dont il apprécie la volonté d’apprendre aux élèves à penser par eux-mêmes, des références pour penser cette émancipation par les savoirs.
La complexité du parcours de Guillaume ne facilite pas la compréhension de sa cohérence qui tient à son attachement à des projets révolutionnaires et à leurs effets d’utopie. Sa vie a aussi été heurtée, marquée par des drames personnels. Mais son œuvre et son action, qui ne se limitent pas à la rédaction de son livre L’Internationale. Documents et souvenirs (1864-1878), se révèlent pleines de sens pour le présent, en particulier pour reprendre à nouveaux frais les questions posées dans la perspective d’une émancipation par les savoirs contribuant à l’autonomisation des acteurs et à leur faculté de discernement.
Un colloque organisé par l’Équipe de didactique de l’histoire et de la citoyenneté (EDHICE) de l’Université de Genève est consacré à James Guillaume les 24 et 25 novembre 2016 à l’occasion du centenaire de sa disparition. Cette initiative s’inscrit dans le cadre d’une recherche en cours financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. Un carnet de recherche lui est également consacré où de nombreux documents sont mis à disposition des personnes intéressées.
Charles Heimberg a reçu un financement du Fonds national suisse pour la recherche scientifique pour une recherche portant sur la thématique traitée dans cet article.
Jean-Charles Buttier est actuellement engagé à l’Université de Genève grâce à un financement du Fonds national suisse pour la recherche scientifique pour une recherche portant sur la thématique traitée dans cet article.
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