Martine Dutoit,
Enseignante-chercheure,
Chaire Unesco « Formation professionnelle, construction personnelle, transformations sociales »,
ICP / FoAP- EA 7529, Cnam.
Comme praticienne et chercheure, j’ai axé mon travail de recherche et de réflexion sur la manière dont se construit l’expérience des acteurs. Pour rendre compte de l’expérience j’ai été amenée à adopter un mode de travail de recherche similaire à celui qui fait que l’expérience se construit, c’est-à-dire en rendant compte de transformations simultanées de l’action et de la pensée de l’action, dans les aspects microsociaux d’un continuum de transformations. Ce récit d’expérience est la résultante de faits collectés dans des situations d’écoute et ne prétend pas rendre compte de catégories psychiatriques, notamment celles caractérisant les types de productions délirantes en lien avec une nomenclature des maladies psychiques.
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03495916
1. UNE PRATIQUE DE L’’ECOUTE ATTENTIVE’
Depuis de nombreuses années je pratique l’écoute attentive en santé mentale dans le but de soutenir l’accès aux droits et recours de personnes faisant appel à un dispositif citoyen : la pairadvocacy, définie comme une entraide entre pairs, développée dans le cadre d’une association d’usagers en santé mentale https://www.pairadvocacy.eu La particularité de cet accompagnement est qu’il repose sur un a priori affirmé d’accueil inconditionnel de la personne demandant de l’aide, afin de déjouer le discrédit qui s’attache à la parole des personnes considérées comme ayant des troubles de santé mentale. Ce dispositif mobilise des personnes bénévoles pour permettre aux personnes qui y font appel de comprendre la situation dans laquelle elles se vivent en difficulté, mal comprises et mal prises en compte dans l’exercice de leurs droits. Les personnes pairadvocates se forment à cette écoute particulière qui consiste à soutenir le point de vue des appelants, à être ressource pour leur permettre d’explorer et d’expliciter les situations dans laquelle elles se débattent et de bâtir ainsi leur propre stratégie pour faire valoir leur point de vue.
Toutefois de façon récurrente, ces bénévoles peuvent se heurter à une situation qui les déstabilise lorsque la personne écoutée se révèle tenir soudain un discours qui apparait comme incohérent pour l’interlocuteur. Il leur est alors difficile, lorsqu’elles éprouvent cet obstacle de ne pas l’interpréter comme un délire, remettant en cause le soutien à cette personne. L’étiquette ainsi posée devient une évaluation de la personne, et prend toute la place dans la situation de communication. Il est alors difficile pour l’écoutant de prendre de la distance avec l’interprétation commune sous tendue par l’usage du terme délire : la personne qui délire ne serait plus accessible à la rationalité, elle se parle à elle-même, voire elle peut être dangereuse et, au minimum, il peut être dangereux d’entrer dans son délire.
La limite du soutien entre égaux, visée citoyenne affichée, se trouve alors atteinte, et seul un professionnel de la psychiatrie semble pouvoir intervenir. Le délire est vu comme le symptôme négatif de la maladie : au même titre qu’il ne sert à rien de crier pour être entendu par un sourd, il ne sert à rien de converser raisonnablement avec un délirant. Comme l’incapacité fonctionnelle de la personne déficiente auditive, le délire est considéré comme une incapacité fonctionnelle de la relation sociale.
2. RENVERSER L’INTERPRETATION COMMUNE.
Au contraire de cette interprétation commune, j’ai expérimenté le maintien d’une communication avec de nombreuses personnes dites délirantes. Dans le présent texte, je souhaite développer trois hypothèses liées permettant à ces écoutants et à toute personne professionnelle ou bénévole confrontée à ces productions verbales inhabituelles d’entrer en communication avec ces personnes, et de prendre conscience de la contribution qu’elles apportent à la construction des personnes en communication.
Trois exemples issus de mon expérience d’écoutante-pairadvocate sont convoqués pour soutenir ces hypothèses.
L’histoire de Madame L. Lorsque j’entre en contact avec Mme L. elle a 74 ans, elle a toujours été suivie en soin psychiatrique. Elle a été professeur de gymnastique avant sa retraite. Selon ses dires, elle a toujours eu une grande sensibilité et a des sens très développés, ce qui lui a procuré tout au long de sa vie de belles sensations, comme la natation dans la nature et le contact tactile de l’eau, mais aussi de réelles agressions du monde extérieur. Elle appelle parce que son psychiatre prend sa retraite et qu’elle est inquiète de ne pas savoir qui peut le remplacer car dans l’hôpital qui la suit des services sont fermés et réorganisés. Une relation téléphonique va s’établir et assez vite Mme L évoque des voix inquiétantes, surtout la nuit. Peu à peu les propos entendus deviennent plus clairs, il s’agit de la faire partir de chez elle. Elle m’explique qu’elle habite l’appartement de sa mère décédée. Cet appartement appartient en indivision aux trois enfants de celle-ci. Son occupation de l’appartement s’est faite naturellement car elle était la seule célibataire des trois.
L’histoire de Monsieur M. Il est à la rue après le décès d’un prêtre très âgé qui l’hébergeait en contrepartie de petits services. D’emblée il se présente comme ayant été errant depuis de longues années. Il explique sa fuite à la suite d’une tentative de l’hospitaliser en psychiatrie et de le mettre sous tutelle. Il soupçonne l’église d’avoir mené secrètement cette opération à partir de l’expression de son désir de se marier avec une des paroissiennes de la communauté de fidèles très croyants qu’il fréquentait à l’époque. Vivre avec le prêtre lui a permis de souffler mais de retour à la rue à 60 ans il prend conscience de la nécessité de retrouver une identité sociale.
L’histoire de Madame B. Un appel sur la ligne d’entraide. Je reçois d’abord juste ce message : « est-ce qu’on a le droit de me mettre sous tutelle ». A peine le temps d’essayer de nouer un contact elle raccroche. Quelques temps plus tard je reconnais sa voix « mes enfants veulent me mettre sous tutelle ». Elle m’explique que « sa fille est assistante sociale, son fils éducateur, alors vous comprenez ! ». Elle me dit qu’elle déménage souvent dans des meublés, « ça se passe bien pendant un temps » puis dit-elle le ou la logeuse « pose des questions, entre dans ma chambre ». Ce sont chaque fois quelques minutes passées au téléphone puis elle raccroche. Elle rappelle plusieurs semaines plus tard et nous reprenons là où nous en sommes restés. Elle dit que Dieu l’appelle et qu’alors elle doit prier, elle se met à genoux « ça ne plait pas à tout le monde, les gens appellent les pompiers, la police ».
3. UNE REAPPROPRIATION D’UN SENS POUR SOI
La première hypothèse consiste à considérer le récit de soi dit délirant comme une des nombreuses modalités de construction de sens pour la personne. Même lorsque ce récit se fait apparemment dans une adresse à autrui, l’acte de communiquer sert d’abord à agir sur soi, à consolider ses propres constructions de sens, avant de chercher à influencer autrui.
La personne se convainc elle-même de la cohérence et du bien fondé de ces explications sur ce qu’elle vit. Le récit de soi a été analysé comme contribuant à la construction de l’identité du narrateur (Delory-Momberger, 2005). En délirant, la personne opère des reconstructions de sens qui la libèrent des tensions éprouvées dans son rapport au monde : c’est le cas notamment des situations décrites dans le jargon psychiatrique comme de doux délire, mais aussi des situations jugées négatives où la personne se construit des ennemis responsables de ce qui advient de négatif dans sa vie ; dans tous les cas, il s’agit de reprendre la main sur ce qu’on se dit à soi-même se sentir exister dans une identité même provisoire. C’est « l’ardente obligation continuelle de faire bloc avec soi (…) de produire la totalité signifiante qui intègre l’individu, canalise sa pensée et crée les conditions de son action » (Kaufmann, 2008, 38). Le phénomène est particulièrement perceptible dans les situations de communication à autrui : en construisant du sens pour soi et en l’exprimant devant un autre, la personne s’éprouve sujet.
Dans ces différents récits de soi, les personnes construisent du sens pour elles-mêmes et en communiquant elles confortent ce sens sans percevoir la dissonance de l’interprétation sociale qui peut en être faite.
Pour Madame L. les voix tiennent des propos qui concernent directement sa légitimité d’être dans cet appartement après le décès de sa mère « il s’agit de la faire partir de chez elle ». Peu à peu elle va identifier ces voix comme étant celles du syndic de l’immeuble, d’un voisin médecin et d’un autre voisin avocat. Son suivi psychiatrique permettant selon elle à ces personnes de la faire interner pour la chasser de chez elle. S’ajoute son extrême sensibilité qu’elle décrit comme remontant à son enfance et qui la rend perméable à ces voix. Le sens se construit autour de cette inquiétude sur sa légitimité d’être là et des tensions qui ont pu exister avec ses frères et sœurs au moment du décès de sa mère, dont elle était la préférée.
Pour Monsieur M. sa fuite selon lui vient de la persécution de l’Eglise. C’est pourtant auprès d’un prêtre âgé qu’il a trouvé refuge, et qu’il peut formuler le souhait de retrouver une vie « normale ». Madame B. a beaucoup de mal à construire un récit de soi cohérent. C’est par petites touches dans un lien discontinu mais réel qu’elle donne les indices l’importance de l’appel de Dieu et les contraintes sociales qui l’entravent.
4. SE RECONNAITRE INTERLOCUTEURS ET EN RELATION
La deuxième hypothèse : la communication entre sujets est une activité qui vise autant à influer sur les constructions des interactants qu’à les conforter les uns et les autres comme interlocuteurs. Lorsqu’on se parle, on parle avant tout de la relation qui s’établit entre interlocuteurs. Ainsi parler avec quelqu’un qui délire, c’est lui permettre d’exister dans une relation, de « parler » et d’éprouver cette relation : « Priorité à l’illocutoire, à ce qui ne concerne ni le mot, ni la phrase mais l’identité des locuteurs, la circonstance, le contexte, la matérialité sonore des paroles échangées » (Kaufmann, 2008, 357).
Un lien se crée entre les locuteurs dans la continuité avec Madame L.
Mon écoute consiste à rester disponible, en position de témoin de ce qu’elle vit et ressent, je la quitte souvent par « un bon courage ». Lorsqu’elle veut appeler la police pour faire constater les propos malveillants, je lui rappelle que sans preuve elle risque à nouveau d’être hospitalisée. Dans les moments les plus intenses, elle sait qu’elle peut laisser un message sur mon répondeur. Je « n’entre pas dans son délire » je fais la part entre ce qu’elle entend et la loi : on ne peut pas dépouiller un propriétaire, même en indivision, de son bien On ne peut pas modifier un contrat de vente d’un bien. Je lui rappelle ses droits. Ainsi même si ces voix complotent pour la faire partir, il y a des lois. Quant à l’hospitalisation dont elle a toujours peur, elle ne remettrait pas en cause sa propriété.
Il y a maintenant presque trois ans que nous sommes en contact, bon an, mal an. Elle se plaint mais reste chez elle. Par moment les voix s’estompent, d’autres fois la situation est tendue. Elle développe des stratégies que j’encourage pour ne pas croiser ses voisins et sortir de chez elle pour avoir du répit.
Et avec Monsieur M.
Peu à peu, il se confie : son père est mort il y a 10 ans en lui laissant un pavillon en banlieue et qu’il n’a jamais fait de succession. Il est prêt à faire des démarches mais il est terrifié à l’idée « qu’on le retrouve ». « L’église ne le lâchera pas ! ». En faisant la manche, il a été plusieurs fois « bizarrement » abordé par des membres de la communauté.
Avec Madame B la relation est caractérisée par la discontinuité
Ce sont chaque fois quelques minutes passées au téléphone puis elle raccroche. Elle rappelle plusieurs semaines plus tard et nous reprenons là où on en est resté.
« L’oralité constitue ainsi l’espace essentiel de la communauté » (Kaufmann, 2008, 355).
5. UNE RELATION DE TRANSACTION
La troisième hypothèse que l’on peut formuler concerne la communication entre sujets entendue comme une relation de transaction. Dans les interactions s’établissent et s’éprouvent des multiples formes de transactions : avec soi, avec l’autre et les autres impliqués plus ou moins dans la situation dans laquelle la personne se sent en difficulté. Ainsi, c’est cette communication qui rend possible l’engagement dans une action plus concrète plus ou moins acceptée comme compromis dans la situation d’appel à l’aide.
Madame L. : Elle est hospitalisée à sa demande en psychiatrie, mais cela n’arrête pas les voix, et lorsqu’elle veut sortir elle est hospitalisée sous contrainte. Elle se défend, s’insurge. Aucun traitement n’est efficace et sa santé physique se détériore. Un mois après de retour à domicile elle accepte la venue d’une aide-ménagère que je l’encourage à demander. Nous restons donc en contact et comme son nouveau psychiatre a convaincu son confrère de la laisser sortir, il gagne sa confiance et je peux la convaincre de garder ce suivi et même en confiance de partager avec lui les différents éléments qu’elle continue à entendre.
Monsieur M. : il n’a plus de carte d’identité, de carte vitale. J’utilise alors une astuce pour lui permettre de faire ses papiers, c’est-à-dire rentrer dans un commissariat de police où se trouvent les guichets de la préfecture ou dans des administrations qu’il soupçonne être complices. Cela consiste à d’être à proximité lorsqu’il entreprend la démarche et de se tenir prête à lui répondre via le téléphone portable. « Je rentre au commissariat », « je sors du commissariat ». Cela permet de lui faire constater qu’il ne se passe rien et la confiance dans la relation établie se renforce. L’étape de trouver un avocat et de s’occuper de la succession il la fera seul et nous tiendra au courant.
Madame B. :
Un jour elle m’appelle « il faut que je prie, Dieu m’appelle » je lui demande où elle est, « devant une pharmacie ». J’essaie alors de la convaincre de trouver un endroit plus à l’abri pour s’agenouiller et répondre à Dieu. Je lui demande de me dire ce qu’il y a autour d’elle. Ensemble nous trouvons un endroit moins passager. Cet événement se reproduira plusieurs fois pendant plusieurs années tout au long de ses différents déménagements.
QU’APPORTE CE RECIT D’EXPERIENCE
Ce qui est en jeu dans ces différentes hypothèses est le repérage des multiples transformations en jeu dans la relation entre écoutants et personnes dites délirantes.
Au-delà de ce qui s’échange, ce sont les personnes qui se reconnaissent comme personne dans la relation. Ce qui s’échange constitue un matériau pour une analyse qui porterait sur la dynamique de transformation de la personne. Relater une expérience permet ainsi de tisser une trame plus fine entre ce qui est l’objectif professionnel et les effets in-situ de son intervention. Ainsi se dessine un espace possible de co-construction professionnel/chercheur dans l’analyse des métiers d’intervention sur autrui.
D’une part, les transformations telles qu’elles sont vécues renseignent les dynamiques mobilisables par les professionnels et d’autre part, pourraient être un outil pour les professionnels et la recherche.
Bibliographie
BARBIER, J-M, (2017) Vocabulaire d’analyse des activités Paris : PUF
BARBIER, J-M, (2020) L’analyse des rapports entre sujets ; un outil pour la formation, pour la recherche et pour l’action https://www.innovation-pedagogique.fr/article6840.html
DELORY-MOMBERGER, C. (2005), Histoire de vie et recherche biographique en éducation, Paris, Anthropos.
DUTOIT, M (2017) Le travail sur soi et à propos de soi à l’occasion d’un récit d’expérience convocation de différents espaces d’activités, Les Cahiers du CERFEE 44 | 2017 : Éducation thérapeutique du patient
HELMICK BEAVIN, J. ; WATZLAWICK, P. ; JACKSON, DON-D (1985), Une Logique de la communication Paris : Points essais
KAUFMANN, J-C (2008) Quand Je est un autre, Paris : Hachette Pluriel. Paris : Seuil
SPERBER, D. ; WILSON, D. (1989) La pertinence, communication et cognition, Paris : Ed de Minuit
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