Varvara Ciobanu-Gout
Docteure en Sciences de l’éducation et de la formation
Chercheure associée UMR EFTS, Université Toulouse – Jean Jaurès
Introduction
Nous travaillons depuis plusieurs années sur les processus de professionnalisation et d’apprentissage spécifiques aux entrepreneurs. C’est dans ce contexte que nous nous sommes intéressés à un type particulier d’entrepreneur : l’artisan surdiplômé. Ce phénomène a pris de proportions étonnantes les dernières années ; on estime aujourd’hui que 12% des artisans sont des anciens cadres [1]. Ce phénomène témoigne d’un changement profond qui est en train de se produire dans notre société « malade de gestion » (Gaulejac (de), 2005). Selon Matthew B. Crawford (2009, p.55), « nous sommes au seuil d’une économie postindustrielle au sein de laquelle les travailleurs ne manipuleront plus que des abstractions ». L’auteur, un universitaire qui a décidé de se reconvertir en réparateur de motos, considère que le travail des cadres est touché aujourd’hui par la routinisation de leurs tâches, dans une logique similaire à celle qui a affecté le travail manuel il y a un siècle. Si le système industriel a dépossédé le travailleur de son œuvre, nous nous dirigeons, selon Marchesney (2014), vers une société postindustrielle, dans laquelle le métier va récupérer sa place. « Faire, c’est penser », estime Richard Sennett (2010), ce qui rejoint la prise de position de Crawford (ibidem) qui considère qu’une carrière d’artisan indépendant a plus de sens que celle d’un cadre enfermé dans un bureau à cloison !
Si le phénomène semble sociétal, le processus de reconversion à l’artisanat est vécu de manière distincte par les personnes concernées. Cette tendance, inspirée par le livre de Crawford, l’Éloge du carburateur caractéristique aux cadres déjà en poste, qui cherchent l’artisanat pour le contact avec la matière, montre une reconversion choisie, consentie. Mais ce n’est pas la règle et la présente contribution en témoigne. Ici, le chemin est parcouru dans l’autre sens : c’est d’abord le contact avec la matière, puis la décision de devenir artisan, après des années d’études universitaires.
L’histoire que nous avons choisi pour cette communication est celle d’un jeune diplômé, d’un Master en Droit international reconverti en artisan plombier, que nous avons appelé Thomas. C’est la clarté et la visibilité des transformations du sujet au contact avec le travail manuel, qui a déterminé notre choix. Comme nous le verrons dans cette communication, les motivations « officielles » à l’origine du changement sont celles de ce public, les artisans surdiplômés : chercher l’autonomie, donner du sens à leur existence, être dans le concret, etc. (Cassely, 2017). Mais l’exploration de l’histoire de vie de la personne, nous a permis de mettre en avant la complexité de ce processus. A ce monde désenchanté du travail s’ajoute une histoire identitaire, d’héritage familial en termes de représentations du travail qui doit comporter un degré d’autonomie et de liberté. Pour cette raison, ce tournant biographique est analysé ici au regard des dynamiques identitaires. C’est l’informateur lui-même qui nous a mis sur cette piste, par la force des projets de Soi (hérité, actuel et visé) évoqués pendant l’enquête.
Trois parties composent notre intervention. La première clarifie le cadre méthodo-théorique utilisé ; la deuxième présente l’histoire de Thomas, en insistant sur la chronologie des faits, pour mettre en évidence cette transformation ; et enfin, une discussion clôture notre exposé.
I. Activité, biographie, projet de soi
L’objectif de cette contribution est de présenter comment une activité apparemment anodine, les travaux de réfection d’une « cave à musique », est à l’origine d’une transformation de projet de soi. Quelques clarifications méthodo-théoriques sont nécessaires : qu’est-ce que nous entendons par activité ? Qu’est-ce que le Projet de Soi, en tant que partie composante de dynamiques identitaires ? Quelle méthodologie utiliser pour saisir ces transformations ?
L’activité est une expérience
Notre raisonnement est fondé sur le présupposé que « l’activité humaine est une expérience, ou s’accompagne d’une expérience, c’est-à-dire un vécu subjectif inhérent à toute pratique ou engagement dans une situation » (Barbier et Durand, 2017, p.16). Le mot expérience peut avoir des sens différents. Selon Delory-Momberger (2019a), nous distinguons trois niveaux de structuration de l’expérience. Le premier niveau, le plus proche du sens commun, fait référence à l’expérience vécue, ce qui arrive au sujet dans le « cours quotidien de sa vie ». C’est le versant « spontané, inorganisé, global et indifférencié » de l’expérience (Barbier et Durand, 2017, p. 17). Le deuxième niveau, c’est l’expérience que « l’on tire des situations de la vie », c’est le versant « structuré, qualifiable, communicable et réfléchi » (ibidem). Un troisième niveau de l’expérience fait référence à l’ensemble de « connaissances, de savoir-faire, de compétences liées à l’exercice d’un art ou d’un métier » (Delory-Momberger, 2019a). C’est la « couleur » que l’expérience peut prendre en fonction de l’activité dans laquelle le sujet est engagé (Barbier et Durand, 2017, p.17).
La transformation de l’expérience « vécue » en expérience « acquise » n’est pas implicite, c’est-à-dire que certaines expériences « vécues », n’apportent aucun apprentissage au sujet. Pour Gaston Pineau (1991), les expériences productrices de savoirs sont celles qui provoquent une « rupture » dans les rapports habituels que l’individu entretient avec l’environnement (physique, mental et social). En essayant de « réparer » cette rupture, le sujet change sa relation avec l’environnement. Cette nouvelle structuration est source d’apprentissage, de soi et du monde. Selon Schütz et Luckmann ([1979], cité par Delory-Momerger, 2019a), les connaissances acquises tout au long de la vie, à travers les expériences ou les processus de socialisation, s’organisent sous la forme d’une « réserve de connaissance disponible », qui joue un rôle d’outil d’interprétation des expériences passées et présentes, et permet la projection du sujet dans l’avenir (Delory-Momberger, 2019a, p.82). Si nous faisons le lien entre cette organisation de la connaissance, et l’expérience productrice de savoir évoquée plus haut nous pouvons considérer que cette « rupture » dans les rapports habituels, évoquée par Pineau, peut être vue comme une modification de la « réserve de connaissances disponibles ». Cette modification entraine un changement dans la manière de voir le monde et de se percevoir en tant que sujet, d’interpréter ses expériences passées et de se projeter dans l’avenir.
De l’activité à la biographie
Selon Barbier (2017), il n’y a pas de différence entre l’activité et la vie, l’activité est « tout ce que "fait" un sujet au monde, qu’il travaille, qu’il pense, qu’il joue, qu’il rêve, et ce que le monde lui fait quand il le fait ». L’activité, est pour le sujet, source de triples transformations : dans le monde physique, extérieur au sujet, dans le monde mental en tant qu’environnement cognitif et dans le monde social, constitué des interactions entre le sujet lui-même et d’autres sujets avec lesquels il est en contact. Ces transformations interviennent en même temps, mais chacune a sa propre logique de fonctionnement. Sur les trois types de transformation, seules les transformations du monde physique sont repérables, visibles. Pour pouvoir saisir les transformations mentales, ou celles du monde social, la mise en mot semble la voie privilégiée.
S’il n’y a pas de différence entre l’activité et la vie, nous pouvons considérer que toutes ces transformations du monde physique, mental et social ainsi que la transformation des perceptions que le sujet a du monde, font partie intégrante de la biographie du sujet. Si la transformation du monde physique est visible – la cave délabrée devient petit à petit une « cave à musique » - pour saisir les transformations produites par cette activité dans le monde mental et social du sujet, nous avons besoin d’une mise en mot de l’histoire du sujet.
Saisir les transformations du sujet par l’entretien biographique
L’entretien biographique est adapté à notre objectif car il vise à « recueillir une parole tenue par un narrateur à un moment donné de sa vie et de son expérience, et de chercher à y entendre la singularité d’une construction individuelle en relation avec les autres et avec le monde » (Delory-Momberger, 2019b, p. 82). Ce type d’entretien se distingue d’autres formes d’entretiens. Il nécessite une collaboration entre l’enquêteur et l’enquêté. Le narrataire doit laisser le narrateur déployer son histoire, il doit « se laisser conduire dans les sinuosités, les bifurcations, les ruptures de ses chemins et de ses détours, sans jamais le dépasser » (ibidem). Pour autant, l’entretien biographique n’est pas un monologue et le narrataire doit être perspicace pour poser les bonnes questions, dans les bons moments, car le récit du narrateur est traversé par des représentations, des croyances, des « récits culturellement disponibles » (Bruner, 2002). Il revient ainsi au chercheur de saisir la manière dont le narrateur lie son expérience aux « modes de penser et d’agir collectif auxquels il participe » (Delory-Momberger, ibidem). Le narrateur est l’auteur de son histoire et l’expérience singulière racontée par le sujet, est reconnue pleinement et considérée comme processus de construction de soi (Bruner, 2002).
Le projet de Soi
Dans notre cas, le narrateur a mis au centre de son récit le Projet de Soi. Ce projet, en tant que projet identitaire, représente selon Kadouri (2019, p. 68) ce que la personne « voudrait être et faire de soi dans le futur, la manière dont elle voudrait se définir et se reconnaître elle-même, ainsi que la manière dont elle voudrait être définie et reconnue par les « autrui significatifs ». L’écart existe entre le présent et le futur souhaité, il mesure la distance existante entre ce que le sujet est, par rapport à ce qu’il voudrait être. Cet écart est source de tensions identitaires, que le sujet essaie de réduire.
Même si l’on voit bien l’importance de ce projet de soi, qui pousse le sujet vers l’avant et permet une orientation vers le futur, « le projet de soi n’est pas objectivement saisissable », il ne doit pas être compris « comme une construction consciente visant immédiatement des réalisations concrètes, mais comme une poussée vers l‘avant, une orientation vers le futur, constitutive de l’être » (Delory-Momberger, 2005, p. 68).
II. Comment Thomas est devenu artisan plombier après un Master en droit international
Le désordre, la crise, en même temps qu’ils portent les risques de la régression, constituent les conditions de la progression
(Morin, 1973, p.207).
Notre objectif est ici de saisir dans la singularité du parcours de Thomas, les transformations opérées pendant cette transition, que nous avons qualifiée de tournant biographique. C’est une transition qui entraine une reconstruction identitaire, un changement de rapport à soi-même et aux autres. Le sujet passe par une « déconstruction et reconstruction du mythe personnel, construit dans une interaction avec l’environnement social » (Dizerbo, 2019, p. 179). Ce nouveau « mythe personnel » construit pendant cette période de transition, entraine de nouveaux espaces de socialisation et par conséquent, il a besoin d’une « validation sociale » de cette nouvelle identité. Cette période est caractérisée par une « moindre prévisibilité biographique et sociale ». Il n’y a pas une seule possibilité, une seule voie à suivre.
Saisir une opportunité qui éclaire le parcours
Thomas est à la fin de ses études en Droit International. Il cherche un travail sans pour autant être convaincu par le salariat. Fils d’entrepreneur, avec un grand-père entrepreneur, il considère que le travail doit lui laisser un certain degré de liberté, d’autonomie, pour « ne pas être le subordonné, le préposé de quelqu’un ». Quelques expériences vécues auparavant, comme celle d’un travail étudiant dans une boite de défiscalisation, par une prospection par phoning pour « mentir aux clients et leur raconter des bobards », participent à l’esquisse d’un monde salarial « décourageant », une sorte de « matrice dans laquelle il faut entrer et prouver ceci, cela ! »
En attendant, la composition de morceaux de musique est un passe-temps pour lui, mais c’est une activité peu insonorisée dans l’appartement qu’il partage en collocation dans le vieux centre de Toulouse. L’idée de louer un endroit spécial pour faire de la musique lui vient à l’esprit, mais il l’abandonne assez rapidement quand il prend connaissance du prix de ce type de location. Un jour, en sortant de chez lui, il découvre qu’une cave est à vendre au sous-sol de son propre immeuble : un ancien studio de musique ! L’état délabré de cette cave fait que le prix d’achat est dérisoire. Thomas devient le propriétaire de ce local.
Du jour au lendemain, une vraie dynamique s’installe. Cette joie qu’il ressent en tant que propriétaire de la « vieille pierre » le pousse à parler autour de lui avec une passion qui rend curieux ses amis, sa famille, qui n’hésitent à lui rendre visite :
Quand j’ai vu cette cave, je me suis passionné : pour l’urbanisme, pour les archives toulousaines, l’architecture toulousaine, l’histoire de Toulouse. Je faisais venir du monde et je me suis dit ok, tu vas te lancer dans ça.
Le local a du potentiel mais tout est à refaire : les murs, le sol, l’installation électrique, les sanitaires… le tout, bien couvert de moisissures épaisses car le local est très humide. Thomas n’a aucun budget pour faire les travaux mais il décide de commencer les réparations tout seul. D’une manière étonnante, il arrive, par sa passion, à se faire aider, souvent gratuitement, par des spécialistes dans le bâtiment, des architectes, des ingénieurs :
A l’époque, je n’avais pas de moyens. Mais j’arrivais toujours à faire venir un architecte, un ingénieur de structure, gratuitement ! J’étais tellement passionné, je pense, que je leur donnais envie de venir ! C’est étrange ! Je n’avais pas de camion pour enlever le gravas, mais je suis arrivé à avoir un camion… J’arrivais à me débrouiller !
Si au moment de l’achat la destination de cette cave était un petit local à musique pour ses propres compositions, petit à petit, sa projection sur l’avenir de ce bien change la destination de cette cave : « inconsciemment, je savais que le monde de la musique allait être compliqué. Oui, au départ je l’ai acheté pour ça, mais j’ai vite pensé que cela pourrait me rapporter de l’argent ».
La découverte du travail manuel
« J’ai confiance en mes mains »
Thomas découvre qu’il a de l’assurance dans le travail manuel : « j’ai confiance en mes mains… je ne le savais pas ». Il se rend compte qu’il a toujours été attiré par le bricolage quand il était enfant ; il se souvient que ses grands-parents le réprimandaient souvent car il touchait à tout, il démontait tout. Mais les travaux de réfection représentent plus qu’un simple bricolage ; comme tout est à refaire, il faut une logique dans les étapes à suivre, chose pas toujours facile : « parfois, je ne savais pas quoi faire ; je ne savais pas par quel bout commencer : il faut faire la dalle en premier ? L’escalier en premier ? Parfois je me perdais un petit peu dans les étapes ». Il tient des carnets dans lesquels il note chaque étape à faire. Les tutoriels qu’il trouve sur Internet lui sont d’un grand secours. Il réalise tout par tâtonnement, sans être sûr que c’est le bon moyen de s’y prendre, mais chaque réussite est une victoire A chaque étape, la confiance s’installe, car il sent qu’il « organise bien la chose » :
Eh bien, il y a des choses… tu construis et ça tient, ça ne se casse pas, ça avance. Tu installes une porte, tu ouvres la porte, tu fermes la porte : ça marche bien ! Et tu te dis « Waouh, je suis arrivé à ça, c’est génial ! ». Puis on fait une deuxième une troisième… Puis, tu montes des murs, tu coupes du bois, et tu te dis « finalement, tu gères bien le projet ».
C’est concret, c’est visible
Les travaux de réfection, nécessitent des prises de décisions permanentes. Il découvre que cette responsabilité lui plaît, personne n’est là pour lui dire quoi faire. En plus, les résultats sont bons, ce qui augmente encore la confiance en soi :
Finalement, je me retrouvais seul, à finaliser quelque chose, puis à le regarder et me dire « ah, c’est bon, c’est fini ». En fait, j’aime bien être seul, c’est un peu de ça. Puis, concrétiser quelque chose, voir quelque chose et se dire « ça y est, c’est fini » Je me sens bien en ça, c’est concret, c’est visible, c’est apprécié.
La solitude dans ce travail ne le dérange pas, au contraire ; il dit aimer se retrouver seul, dans un silence absolu, accompagné uniquement par le bruit de ses outils. A la fin de la journée, le retour à la réalité peut lui paraitre un peu étrange, mais tout ce travail c’est pour lui, pour améliorer un local qui lui appartient : « je passe 6, 7, 8 heures dedans, puis je sors, et je vois tout ce monde ; c’est un peu étrange… mais ça va, ça me plait. C’est plus plaisant quand c’est pour toi, c’est ça aussi ».
Plus ça avançait, plus j’avais confiance
L’évolution des travaux et l’appréciation de son entourage l’assurent qu’il est sur la bonne voie : « tout le monde me disait que c’était bien, que j’avais fait une affaire. Je me disais, ça y est, j’ai trouvé quelque chose d’extraordinaire. J’avais des plans… ». Au fur et à mesure que les travaux de sa cave avancent, il commence à faire de projets : acheter d’autres caves, les restaurer et les mettre en location, monter une entreprise multi-travaux.
Après un chantier qui a duré plusieurs mois, le local, situé dans le centre historique de Toulouse, est aujourd’hui totalement réhabilité. C’est une cave voutée, en briques apparentes, qui, après des travaux d’insonorisation et d’acoustique, a été transformé en studio d’enregistrement avec une salle de prise de son et une régie.
Une rencontre. Quand rassembler à ses ancêtres devient possible
Parmi les nombreuses personnes que Thomas fait venir dans sa cave, il y a deux frères, dirigeants d’une entreprise de plomberie. L’image de cette entreprise, « une belle structure, avec des effectifs » lui fait penser aux entreprises dirigées par son père et son grand-père. La sympathie s’installe entre Thomas et ces deux frères entrepreneurs qui l’assurent qu’il a toutes les capacités pour créer et gérer lui-même une entreprise de plomberie. Cette idée mûrit peu à peu. Thomas fait de recherches plus poussées sur les types de travaux réalisés par une entreprise de plomberie, les interventions, la rémunération. Ce projet lui semble réalisable en termes de rentabilité, même si, parmi les travaux effectués dans sa cave, la plomberie n’était pas celle qu’il a le plus touchée, parce qu’il a toujours considéré que la plomberie « c’est un peu compliqué ». Un événement presque anodin, lui donne l’impulsion nécessaire pour prendre la décision de devenir plombier : une photo de son grand-père :
Je suis passé devant la photo de mon grand-père, et je me suis dit : il faut que tu fasses ça ! Que tu fasses la même chose que lui, que tu montres un exemple, que tu sois un exemple comme lui, comme tes grands-parents !
Il décide par la suite de passer un CAP plomberie. Il considère que cette cave lui a permis de se découvrir, de cheminer vers l’entrepreneuriat, premièrement par cette prise de décision, « l’action de le faire », comme il aime le dire. Puis, le fait de retrouver le travail manuel, « le plaisir de la matière, des choses concrètes » :
C’est étrange ! Ça a été le déclencheur. Cette cave, ce travail dedans, retrouver ce travail manuel ! J’ai toujours été manuel. C’est vrai que les parents poussent les enfants à faire des études, et c’est très important. Mais j’ai toujours été quelqu’un qui touche à tout.
Travail intellectuel – travail manuel. Un conflit d’image de soi
L’annonce de son projet n’a pas été bien reçu par son entourage. Thomas considère que la représentation classique du travail manuel, est celle qui nous a été « inculquée » depuis les premières années à l’école : il est destiné aux élèves qui ne sont pas bons en classe, envoyés assez rapidement dans des filières professionnelles. Il doit faire face aux remarques glaçantes : « tu vas finir alcolo, le plombier bedonnant, la clope sur le côté, qui râle… ».
Au fond de lui-même, il y a une sorte de lutte entre ces deux représentations opposées. Il est un intellectuel, diplômé d’un Master, qui se dirige vers une profession manuelle : « j’avais quand même cette vision de moi, qui a fait des études », dit-il. Quelle image de soi défendre, face aux nombreux amis « qui étaient un peu comme ça…bonne famille », ce milieu, ou il faut « se regarder, et montrer qu’on est comme-ci, comme-ça… » ?
Ce qui le fait tenir, qui l’a aidé à ne pas abandonner, c’est son projet de devenir entrepreneur :
C’était à moi, mon projet. Si on m’avait dit ça en entreprise, ça n’aurait pas été pareil. Là, c’était mon projet, j’avais bien étudié le projet ; c’était le moment d’y aller, de réussir quelque chose. J’avais vu des entrepreneurs, des plombiers qui réussissaient, j’avais vu sur internet que ça c’était bien rémunéré, qu’il y avait des possibilités intéressantes
Installé en tant qu’artisan plombier
La reconnaissanceThomas est aujourd’hui artisan plombier, content de son choix, de chemin parcouru : « c’est une certaine reconnaissance d’être arrivé là où j’en suis ». Une reconnaissance qu’il vit comme « une revanche », car beaucoup de personnes ne croyaient, ni dans l’achat de sa cave, ni dans sa reconversion professionnelle. La reconnaissance de ses clients est importante :
Monsieur X, est commissaire aux comptes, il me demande conseil ! Et ça c’est super ! Je me sens considéré, ça me fait grandir. Je me dis : ça y est, je suis plombier, ok ; je suis patron, ok ; mais je parle à des gens importants qui me considèrent et ça c’est super !
Un jour, il intervient dans un cabinet d’avocats, chez des anciens collègues de sa promo. La considération avec laquelle il est reçu lui font croire que le pari est gagné :
Je me suis senti considéré : ils ont pris le temps pour parler, c’était génial. Ils reconnaissaient que plombier, c’est un vrai métier aussi ; il faut accepter la somme de travail qui est extrême et la fatigue physique, morale.
La réussite des travaux de sa cave à musique, la reconnaissance en tant que professionnel lui ont permis de dépasser ce conflit d’image de soi :
« J’étais libéré de ça, avec la cave, travailler de mes mains. Je n’avais plus ce souci de mon statut, comment je voulais être, comment on me regardait. Je n’ai plus ce fossé. Il n’y est plus, je le gère bien. Je m’en fiche, parce que je sais où j’en suis, je sais que … J’ai plus honte. Je suis bien avec moi, c’est plus simple !
Le médecin de la maison
Il apprécie le travail manuel car « c’est du concret, on maitrise la matière, on voit le résultat ». Par rapport au phoning, « complètement immatériel, tu ne sais pas exactement ce que tu fais », dans la plomberie il est « vraiment dans du vrai, avec des clients ». Thomas a des facilités de communication, il entre en contact avec toute personne, il aime parler « de tout et de rien ». Il apprécie ce travail qui n’a rien en commun avec un travail classique, où l’on doit se rendre au bureau tous les jours. Il aime aller chez les gens, et dit avoir découvert à travers son métier, la vraie vie, et le décalage qu’il peut y avoir entre ce que les médias nous racontent et ce qu’il voit par contact direct avec tout type de personnes ; « j’aime mes clients », dit-il. Puis, il aime cette responsabilité qu’il endosse en allant chez les gens, et le regard que l’on pose sur lui : « je suis un peu le médecin de la maison, et on m’écoute, et c’est vrai que c’est plaisant d’avoir une responsabilité ». Cette expérience lui a permis de se découvrir :
Aujourd’hui, rien ne me fait peur. C’est étrange, aujourd’hui je pense que, si j’arrête mon entreprise de plomberie, je peux faire autre chose. Je me découvre, je peux être électricien, je peux tout faire !
Conclusion
« Projet d’avoir » et « projet d’être » (Kaddouri, 2002)
A l’origine, de cette histoire, il y a un « projet d’avoir ». Mais ce projet a joué un rôle révélateur du « projet d’être ». Il a mobilisé l’être dans toute sa globalité, il a réveillé des passions comme celles liées à l’architecture toulousaine et la vieille brique rouge ; il a mis en valeur des capacités insoupçonnées, comme le pouvoir sur l’environnement matériel (par le travail manuel) et sur l’environnement humain (par les capacités relationnelles). C’est une révélation de Soi qui a déterminé une modification du « projet d’être » - être entrepreneur comme son père, comme son grand-père.
Une transition biographique
Cette histoire a mis en évidence une transition biographique comme le moment de grandes transformations existentielle caractérisées par un entre-deux « entre une identité actuelle qui forme le point de départ et une identité visée qui en constitue l’issue ». Le passage entre l’identité actuelle – le diplômé d’un Master en droit international – et l’identité qu’il cherche à atteindre – l’entrepreneur – est difficile, car le sujet est confronté aux représentations sociales, comme celle de l’artisan plombier, et du travail manuel en général. L’écart existant entre l’image de soi-même (l’entrepreneur) et celle que l’autrui lui accorde (le plombier), diminue par la reconnaissance de son environnement, qui est selon Kaddouri (2019b), la condition incontournable dans la construction des identités au travail.
L’activité est régulée par les affects
Le récit a mis en évidence comment l’achat de cette cave a été source d’une dynamique particulière. L’affect est, selon Spinoza (cité par Barbier, 2017, p.66) « à la fois ce qui altère (rend autre) et ce qui active » ; la joie est une augmentation de la puissance d’agir, la tristesse une diminution. Selon Barbier (ibidem), ce qui rend possible l’ouverture des nouvelles actions c’est l’émotion – ex-movere – sortir de soi et se mettre en mouvement. Or l’émotion apparait, lorsque les affects introduisent une rupture dans le cours habituel de l’activité.
Enfin, nous pouvons conclure avec ce constat déjà exprimé par Sennett (2010) : la séparation de la tête et de la main, spécifique à notre époque, n’est pas qu’intellectuelle, elle est aussi sociale. Mais, dans le contact avec la matière le sujet retrouve le sens du réel.
Bibliographie
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Bruner, 2002. Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Paris : Retz.
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Crawford, M. (2009). Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail. Paris : La découverte.
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Gaulejac (de), V. (2005). La Société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social. Paris : Seuil.
Kaddouri, M. (2002). Le projet de soi entre assignation et authenticité. Dans, Les dynamiques identitaires : questions pour la recherche et la formation. Recherche et formation, (41), 31-47.
Kaddouri, M. (2019a). Dynamiques identitaires. Dans : Christine Delory-Momberger éd., Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique (pp. 66-69). Toulouse : Érès. https://doi.org/10.3917/eres.delor.2019.01.0066"
Kaddouri, M. (2019b). Les dynamiques identitaires : une catégorie d’analyse en construction dans le champ de la formation des adultes. Savoirs, 49, 13-48. https://doi.org/10.3917/savo.049.0013
Marchesnay, M. (2014). Repenser l’entrepreneur : de l’esprit d’entreprise à l’esprit de métier. Innovations, (44), 11-31.
Morin, E. (1973). Le Paradigme perdu. La nature humaine. Paris : Editions du Seuil.
Pineau, G. (1991). Formation expérientielle er théorie tripolaire de la formation, in Courtois, B. et Pineau, G. (1991). La formation expérientielle des adultes. Paris : La documentation française.
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