Les transformations des puéricultrices [1] engagées dans un dialogue corporel lors du soin au nouveau-né grand prématuré [2]
Anne-Marie Baraër-Mottaz
infirmière-puéricultrice, formatrice à l’institut de formation aux métiers de la santé du CHU de Nîmes. Docteure en Sciences de l’Éducation et de la Formation, membre associé au Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Didactique Éducation et Formation (Lirdef). Université de Montpellier.
En quoi cette activité est-elle spécifique et à risque pour l’enfant et ses parents ?
Le nombre de naissances prématurées augmente chaque année et constitue un problème de santé publique mondial (OMS, 2012). Les soins dispensés aux nouveau-nés grand prématurés hospitalisés en réanimation néonatale pendant plusieurs semaines, a un enjeu crucial pour leur développement neurosensoriel (Millette et al., 2019). En effet, au cours du troisième trimestre de la grossesse, le développement du cerveau fœtal poursuit des étapes clés (Gressens et Mezger, 2014). Contrôlées par les programmes génétiques, elles sont toutefois aussi déterminées par l’expérience issue de la confrontation à un nouvel environnement qui peut moduler les processus adaptatifs dus à la plasticité cérébrale (Ibid.). Le nouveau-né grand prématuré hospitalisé en réanimation néonatale poursuit sa croissance dans un environnement hautement technologique au sein duquel il est confronté à des expériences sensorielles inadaptées à sa maturité cérébrale (e.g. bruit des alarmes, stress, perte des repères sensoriels d’origine maternelle etc.). Celles-ci peuvent altérer certaines étapes du développement cérébral (Ibid.). Pour ce nouveau-né, les soins réguliers, en moyenne toutes les deux à trois heures sont considérés comme une source de stress (Griffiths et al., 2021). De plus, l’hospitalisation de plusieurs semaines provoque une séparation physique mère-enfant, affectant la relation d’attachement (Guedeney, 2010 ; Sizun & Ratinsky, 2013). Tous ces éléments contribuent à considérer le nouveau-né et sa famille en situation de grande vulnérabilité [3].
Dans cet environnement spécifique, l’activité de la puéricultrice est médiée par un ensemble d’appareils technologiques qui contribuent à la surveillance continue de l’enfant (figure 1 et 2).
Figure 2 : Posture de travail de la puéricultrice et luminosité à l’intérieur de l’incubateur (photo du bas, éclaircie)
La puéricultrice travaille debout. Cette position facilite l’observation en continue du nouveau-né et des artefacts favorisée par une vision surplombante et panoramique. A l’intérieur de l’incubateur la luminosité est faible. L’ajustement de l’intensité lumineuse au cours du soin doit permettre une lumière suffisamment tamisée pour assurer la surveillance clinique mais également pour permettre une interaction enfant-soignant, c’est-à-dire que le nouveau-né puisse ouvrir ses yeux sans être ébloui (Kuhn et al., 2018).
Dans ce contexte, la communication avec le nouveau-né grand prématuré est avant tout corporelle et l’activité des puéricultrices nécessite des ajustements réguliers. Au cours du soin, la notion de ‘contact’ est déterminante (Mottaz, 2020). Le toucher est le sens le plus développé chez les grands prématurés (Lejeune et Gentaz, 2013). Toutefois il existe des différences individuelles indépendantes de l’âge de la naissance (Ibid.), qui vont nécessiter des ajustements lors des contacts. Par exemple le changement de couche peut paraître banal et indolore, pourtant il est perçu par les soignants comme une procédure pénible pour ces nouveau-nés (Comparu et Miura, 2009). Cependant les stratégies comportementales comme le positionnement et l’action des mains sur le corps de l’enfant ont un « effet tampon » (Millette et al., 2019). En prévenant le stress et favorisant l’apaisement elles protègent les neurones. (Ibid.). Elles sont associées à des actions qui limitent de manière appropriée les stimuli de l’environnement, comme la lumière et le bruit (Kuhn et al., 2018).
Les études scientifiques issues de différentes disciplines concernant les soins spécifiques à donner à ces enfants sont nombreuses. Elles s’inscrivent pour la plupart dans le modèle de la « rationalité technique » (Schon, 2011) considérant qu’il suffit à une puéricultrice d’appliquer des connaissances ou procédés techniques issus de ces études pour agir avec compétences. Cependant les actions des puéricultrices ne peuvent pas être totalement déterminées par des prescriptions, car les situations de soin ont toujours un caractère imprévisible lié notamment aux réactions de l’enfant, qui les rend indéterminées. Prendre soin de ces nouveau-nés nécessite des compétences spécifiques combinant des habiletés gestuelles et relationnelles.
Selon la perspective enactive de Maturana et Varela (1987/1994), la connaissance s’inscrit aussi dans le corps et il existe un lien entre l’expérience corporellement vécue et l’émergence de perceptions (Varela, Thompson et Rosch, 1993). Ainsi, les ajustements en regard des réactions du nouveau-né favorisent la construction de connaissances situées (ibid.), dont la dimension expérientielle, corporelle et culturelle peut être décrite et documentée à partir de la signification que leur donnent les puéricultrices en-action. Cette expérience incorporée, construite à partir de perceptions multi-sensorielles éprouvées, contribue à guider leurs actions et à favoriser les ajustements. Cependant certaines composantes sensorimotrices de cette expérience sont difficilement montrables, racontables par les acteurs. Cette activité complexe, en partie incorporée et peu explorée est difficile à transmettre. Pour être étudiée, elle nécessite un dispositif méthodologique adapté.
Le cadre théorique et méthodologique
L’activité individuelle-sociale des puéricultrices a été étudiée dans le cadre théorique du Programme de Recherche Cours d’Action (PRCA) qui s’inscrit dans une épistémologie de l’action. Il se situe dans le courant de l’anthropologie cognitive située, pour lequel l’activité humaine est étudiée dans ses situations naturelles d’exercice, donc culturelles (Theureau, 2006).
Le PRCA s’appuie sur 3 hypothèses ontologiques : a) L’énaction, qui traduit le paradigme de l’autopoïèse [4]. à partir duquel, Theureau définit l’activité humaine comme la dynamique du couplage structurel entre l’acteur (corps) /et son environnement (y compris social). b) La conscience préréflexive ou expérience qui traduit l’activité humaine comme donnant lieu pour une part à expérience. c) L’activité humaine est considérée comme une « activité-signe » c’est-à-dire qu’elle est accompagnée par une construction de sens (ou processus sémiotique) (Ibid., 2006).
La description du cours d’action repose sur des données de la conscience préréflexive ou expérience, une réduction de l’activité à la partie qui est significative pour l’acteur, du point de vue de sa dynamique interne. En effet, du fait du paradigme de l’enaction, la conscience pré-réflexive qui constitue un effet de surface des interactions asymétriques du couplage acteur/environnement, ne donne qu’un accès limité à l’activité de l’acteur. Ce dernier agit en regard des éléments qu’il perçoit comme signifiant en situation (Theureau, 2009), et l’observation d’un acteur par un observateur extérieur ne peut pas à elle seule « fonder une description adéquate de son activité » (Ibid., p. 548). L’approche psycho-phénoménologique, qui respecte « le primat de l’intrinsèque », est nécessaire mais non suffisante. Ainsi c’est l’articulation de deux méthodes dites, psycho-phénoménologique et ethnographique, qui permet la description du Cours d’Action. Cette association favorise un éclectisme des données (Azéma, Secheppet & Mottaz, 2020). Dans certaines études, le PRCA a été enrichi par des aménagements favorisant la prise en compte de la dimension corporelle, spatiale et temporelle, et du rôle de la technique et de la culture dans l’activité humaine.
L’observatoire [5] mis en œuvre dans notre étude a permis de pister les transformations de l’activité des puéricultrices. Plusieurs types de données empiriques ont été co-construites [6] sur un temps long (deux ans), et articulées. Elles comprennent des données ethnographiques construites au cours des séjours dans l’unité de soin, dont les écrits du journal de bord ont favorisé un jeu de proximité/distance (Theureau, 2006). Ces données ont notamment permis l’étude des contraintes et des effets dans les corps, situations et cultures et une documentation fine de certains aspects de l’activité incarnée des professionnelles. Des données psycho-phénoménologiques ont été construites lors d’entretiens d’autoconfrontation à partir des traces vidéographiques de l’activité de deux puéricultrices expérimentées qui s’occupaient chacune d’un nouveau-né grand prématuré, du jour de sa naissance jusqu’à sa sortie de l’unité de réanimation/soins intensifs. Ces données ont été complétées par les notes écrites des puéricultrices sur le carnet d’observation remis à chacune au début de la recherche. Par ailleurs, pour rendre compte de cette activité spécifique, certains aménagements méthodologiques ont été ajoutés pour construire : a) des données proxémiques (Hall, 1971) à partir d’agencements didactiques inspirés par la recherche de Forest (2006), (e.g. : documentation analogique de la position du corps et des mains, ainsi que de la direction du regard) ; b) des données concernant l’activité langagière construites à partir de la retranscription des actions de communication verbale et des éléments de la prosodie. Toutes ces données empiriques documentent un ensemble d’actions corporelles qui contribuent à porter attention au nouveau-né.
Les résultats
L’analyse des cours d’action, de deux puéricultrices en situation de soin, a mis en évidence trois préoccupations prépondérantes qui se combinent et structurent l’activité : a) Maintenir une continuité de présence et inscrire le nouveau dans une continuité d’existence au sein de sa famille. Cette préoccupation vise à (re)construire une proximité physique et affective avec le nouveau-né, « empêchée » par l’incubateur et les autres dispositifs technologiques. b) Exercer une vigilance qui consiste en une attention-vigilance continue, sous-tendue par l’association de trois préoccupations : Prévenir le stress, Surveiller le comportement du nouveau-né et Enquêter sur les problèmes émergeants. Ce dernier engagement donne à voir notamment une activité cognitive orientée vers la recherche de compréhension des problèmes qui s’appuie sur l’expérience en partie incorporée des puéricultrices. c) Maintenir le confort en soutenant le nouveau-né dans la gestion du stress, en conservant sa stabilité physiologique (Lebel et al., 2011).
À partir d’une approche micrologique des interactions entre une puéricultrice et un grand prématuré, nous montrons les transformations de l’activité de la professionnelle au cours d’une activité d’enquête. Au cours du soin, tout en cherchant à conserver une stabilité physiologique chez l’enfant, elle s’engage dans une dynamique de « faire » s’ajustant à ses réactions en s’appuyant sur des connaissances construites au cours d’expériences antérieures. Comment un évènement étonnant et potentiellement critique transforme-t-il l’engagement de la puéricultrice en une activité d’enquête ? Comment cette activité contribue-t-elle à transformer également la professionnelle (se faire) et la situation ? Comment se construisent ces transformations simultanées ?
« Le mystère de la sonde gastrique perdue »
Dès le début du soin, la puéricultrice Élisa est étonnée par l’absence de sonde gastrique chez Rémi [7] Tous les nouveau-nés à cet âge ont une sonde gastrique permettant leur alimentation et la surveillance des résidus gastriques. Elle est alors rapidement amenée à enquêter sur la disparition de la sonde, alors qu’elle ne retrouve pas de transmissions à ce sujet. Cette préoccupation s’enchâsse avec d’autres qui visent notamment à surveiller le comportement de l’enfant et le soutenir dans la gestion du stress. L’activité d’enquête débute avec un évènement non attendu, qui est signifiant pour la puéricultrice et qui l’étonne [8] .
Notes ethnographiques [9] du 28/04/17 : Élisa est en équipe de nuit. Elle est arrivée avec un peu de retard et n’a pas pu assister à toutes les transmissions inter-équipes. Elle recueille auprès de sa collègue, à l’oral, les informations concernant Rémi nouveau-né grand prématuré, né il y a trois jours. Vers 20H elle fait sa connaissance. Il présente des problèmes digestifs à type de ballonnements, régurgitations et des résidus gastriques sales. Il est douloureux. Au niveau respiratoire dans la journée, il a fait quelques épisodes de désaturation [10] . La température de Rémi est à contrôler car elle était élevée dans l’après-midi. L’ensemble de ces éléments montrent la fragilité de cet enfant et sont de nature inquiétante, comme le confirme Élisa au cours de l’autoconfrontation : OI : c’est la première fois que vous rencontrez Rémi, vous en pensez quoi à la fin du soin ? Vous vous dites quoi ? Élisa : ben qu’il est encore fragile, qu’il est dans les premières semaines de vie et du coup au niveau digestif c’est pas encore bien lancé sa fonction digestive e: : […] oui que du coup ça peut très vite basculer dans un sens que: : enfin, dans le mauvais sens voilà (Extrait AC-28/04/17-17’55). La surveillance des résidus (quantité et aspect) s’effectue avant chaque alimentation et contribue à la surveillance de la tolérance digestive à l’alimentation. Pour cette population d’enfants, le risque d’infection intestinale est présent avec des conséquences parfois dramatiques. Élisa ne parle pas directement du risque vital, il est suggéré.
Rémi est installé sur son côté droit. Élisa soulève une partie du lange placé sur son visage afin de le protéger de la lumière, puis elle se penche vers l’avant et cherche du regard « alors je ne vois pas où est ta sonde gastrique ». Cet évènement est signifiant car elle a pour habitude, dès le début du soin, de mesurer les résidus gastriques et de les retirer pour éviter à l’enfant un inconfort lors des mobilisations et aussi un risque de régurgitations :
« Là je suis en interrogation par rapport à cette sonde gastrique parce que j’aime bien du coup quand je rentre, voir les résidus de l’enfant avant de le bouger (fait le geste de retirer avec une seringue) parce que si jamais il a plein de résidus ben c’est plus agréable pour lui qu’on les ait déjà enlevés voilà » (Extrait AC 28/04/17-3’).
Par ailleurs Élisa a également pour habitude de commencer par contrôler la température :
« Je prends la température en début de garde du moins ou si ma collègue ne l’a pas... parce qu’on le fait traditionnellement en début de garde » (Extrait AC-28/04/17-17’55)
L’engagement d’Élisa se transforme lorsqu’elle ne voit pas la sonde gastrique. Dans un contexte où elle sait que ce nouveau-né a eu des résidus gastriques et une température élevée dans l’après-midi. Cet évènement « faisant signe » perturbe la professionnelle et crée de l’inquiétude. A partir de ce moment-là son engagement orienté vers la surveillance de la température, se transforme et s’oriente vers la recherche de la sonde, tout en portant attention au comportement du nouveau-né. La préoccupation de rechercher la sonde devient prépondérante à celle de vérifier la température, action qui culturellement se fait au début du soin, sachant que ce jour-là, la température de Rémi est à contrôler en début de soirée.
Les préoccupations orientées vers la recherche de la sonde gastrique s’enchâssent avec d’autres qui concernent la surveillance et le confort du nouveau-né, ainsi que le maintien d’une continuité de présence. Les actions d’Élisa sont rapides et efficaces et donnent à voir un engagement de tout le corps et l’émergence d’inquiétude.
Lorsqu’elle entre en contact avec Rémi, Élisa saisit avec la main gauche la lampe située à l’extérieur de l’incubateur et ajuste la direction du faisceau lumineux de façon à adapter l’éclairage dans l’incubateur. Elle cherche du regard autour du visage de Rémi en soulevant le lange délicatement, en plusieurs fois, par petites touches afin de trouver la sonde. L’observation attentive est accompagnée d’une focalisation du regard et laisse percevoir un sentiment d’inquiétude (Figure 3 ci-dessous).
Film situation Élisa-28/04/17 | |
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Figure 3 : Extrait de la recherche de la sonde (28/04/17) (la luminosité est faible, les images sont éclaircies).
Dans le même temps, nous observons des mouvements corporels qui montrent son engagement corporel : elle se penche vers l’avant puis sur le côté, se rapproche, cherche du regard. Par ailleurs, Élisa garde de façon continue sa main droite posée sur le haut du corps de Rémi (cercles rouges figure 3) : « pour le contenir [11], lui donner un appui rassurant, pour lui indiquer ma présence et continuer de sentir ses réactions avec ma main si mon regard est occupé ailleurs » (AC-28/04/17-37’’).
L’activité langagière qui accompagne l’enquête, rend visible une partie de l’activité cognitive et le sens donné aux actions. Habituellement le langage concerne plutôt les étapes du soin ou les observations du nouveau-né. Parler à voix haute permet à Élisa de « penser tout haut » […] Elle se dit tout haut les comportements ou réactions de l’enfant « ça m’aide moi à mieux les interpréter » (AC 01/05/17-1’18).
Au cours de cette enquête, Élisa émet d’abord l’hypothèse que la sonde gastrique est cachée par le corps de l’enfant : « […] ou bien t’es couché dessus » (1’35) ; réflexion qui, pour lever l’incertitude, va la conduire à prendre la décision de mobiliser Rémi pour trouver la sonde. Ainsi, après quelques secondes de recherche, à 1’40 elle replace le lange sur les yeux de Rémi, puis saisit le thermomètre pour vérifier la température et explique à l’observatrice ce qu’elle va faire : « Bon je vais être obligée de le bouger pour […] pour regarder où est sa sonde gastrique » (1’45). Cette décision montre qu’Élisa modifie son engagement. La préoccupation de vérifier la température revient au premier plan. L’ouverture prolongée des hublots de l’incubateur peut modifier la fiabilité de la mesure. Une fois le contrôle de la température effectué la préoccupation de rechercher la sonde revient au premier plan.
À 2’30, Élisa replace le lange sur les yeux de Rémi, soulève par petites touches le lange qui recouvre le haut du corps de l’enfant et regarde : « alors Remi j’aurais aimé te faire les résidus avant mais je ne trouve pas ton embout de sonde gastrique ». Avec sa main gauche elle oriente la lumière pour améliorer l’éclairage, tout en le protégeant. Sa main droite reste sur le bébé. Une autre hypothèse émerge : « à moins qu’il n’y en ait plus mais on ne me l’a pas dit » (2’40) ; soulève les langes situés autour du visage par petits bouts et regarde. Les actions sont effectuées avec délicatesse, sans mouvements brusques, avec précision, « du bout des doigts », dans un souci de précaution.
Figure 4 : Illustration de la position et de l’actions des mains
La main droite est principalement posée sur le haut du corps, la main gauche soulève, écarte doucement les langes autour du visage. Cette gestualité est fascinante non seulement par cet aspect délicat mais également par sa dimension opérante et esthétique, qui « transforme l’action efficace en acte signifiant et communiquant » (Bril & Roux, 2002, p. 231).
Dans l’incubateur où la luminosité est faible les mains prennent le relais et permettent de « sentir » le corps de l’enfant et d’ajuster les actions.
OI : Là votre main sur le lange qu’est-ce qui fait que vous la mettez là ? Élisa : (3) mais comme je ne vois pas je ne sais pas (rires) j’aime bien sentir (fait le geste de poser la main) et puis comme ça il ne pousse pas le lange aussi avec ses mains au risque (soulève ses deux mains en l’air) de se retrouver en pleine lumière (AC-28/04/17-5’12).
Élisa s’adresse à Rémi « ben écoute Rémi j’suis désolée je vais être obligée de te bouger » (2’50). Elle baisse la lumière et la recherche de la sonde se poursuit du haut vers le bas du corps, en évitant de mobiliser Rémi. L’incertitude persiste et l’enquête se poursuit pour comprendre ce qui se passe et retrouver la sonde dans l’incubateur car elle peut potentiellement provoquer une lésion cutanée. Tout en gardant une main en contact avec le corps de l’enfant, Élisa explore l’environnement proche. Elle découvre une partie du corps, soulève, du bout des doigts le bras de l’enfant, puis fait de même avec une jambe (Figure 5 ci-dessous ; les illustrations sont éclaircies).
Elle retrouve sur un lange des régurgitations sales, ce qui l’inquiète. Ce constat la conduit à envisager plusieurs hypothèses : 1) Rémi ne doit pas être confortable car les régurgitations sont sales et peuvent contribuer à le refroidir ; 2) Il reste des régurgitations en fond de gorge qui peuvent gêner sa respiration, et elle va devoir les aspirer ; 3) Rémi risque de régurgiter à nouveau si elle le bouge et il peut faire une fausse route. Elle en déduit que tourner Rémi pourrait empirer la situation. La préoccupation de rechercher la sonde passe au deuxième plan.
OI : Vos préoccupations c’est quoi là à ce moment-là, quand vous voyez qu’il a régurgité, qu’est-ce que vous vous dites en fait ? Élisa : ben que même s’il a une bonne température il ne doit pas être bien parce qu’il est mouillé (fait un signe avec sa main en montrant son cou) ; que la régurgitation, il doit en avoir encore en arrière gorge ça doit le gêner, peut-être ça, ça va peut-être le gêner pour respirer mais il n’a pas de signes de gêne respiratoire mais il peut en avoir (2) [12] et que et qu’en plus il peut régurgiter encore. Donc il ne faut pas que je que je le tourne trop dans tous les sens (fait des gestes de rotation avec ses mains) (Extrait AC-P2-28/04/17-6’34).
Puis lorsqu’elle examine à nouveau le visage elle conclut : « oui ben alors t’as pas de sonde gastrique c’est un oubli de la relève » (3’41).
Notes ethnographiques : Il arrive fréquemment que les nouveau-nés s’arrachent leur sonde gastrique. Ce qui perturbe Élisa ce soir-là, c’est le fait que les transmissions de sa collègue ne mentionnent pas cet élément. Ce manque conduit Élisa à penser que Rémi a possiblement arraché sa sonde et qu’elle se trouve dans l’incubateur. Puis ne la retrouvant pas, elle en déduit que sa collègue a oublié de le signaler lors des transmissions. Avec cette information, Élisa aurait pu anticiper : le matériel pour la pose d’une nouvelle sonde et éviter ainsi une discontinuité dans le soin, un inconfort et un risque de régurgitations accru lors des mobilisations.
Discussion
Dans cet exemple, la puéricultrice est confrontée à un évènement impossible à prévoir qui perturbe le couplage puéricultrice/nouveau-né, et la conduit à modifier son engagement initial. Elle s’engage dans une activité d’enquête qui est prépondérante au début de l’interaction, puis passe au deuxième plan, restant toutefois présente sur la totalité du soin.
Les transmissions concernant Rémi ce jour-là sont inquiétantes. De plus, la puéricultrice a pour habitude de rapidement vérifier les résidus pour éviter d’éventuelles régurgitations au cours des mobilisations. La perception de l’absence de sonde est signifiante et provoque un effet de surprise qui perturbe la dynamique habituelle de l’activité, créant une rupture dans le flux des actions anticipées, une discontinuité de l’expérience. L’absence de sonde crée une incertitude associée à l’émergence d’inquiétude, une transformation émotionnelle à peine perceptible qui modifie le cours d’action de la puéricultrice. Elle oriente et ajuste ses actions vers l’exploration du corps du nouveau-né et son environnement proche à la recherche d’éléments de compréhension. À partir d’une démarche inductive et hypothético-déductive l’enquête mobilise des savoirs-types déjà-là, construits au cours des expériences passées (e.g. les régurgitations peuvent gêner la respiration). Elle favorise la construction de connaissances nouvelles qui contribuent à l’ajustement des actions et au maintien d’une continuité de l’activité. Par exemple le caractère opérationnel de cette démarche conduit la puéricultrice à mobiliser une attention-vigilance à l’égard de l’enfant et valider un certain nombre d’hypothèses qui lui permettent de lever l’incertitude et d’agir efficacement et rapidement : les régurgitations sont sales et Rémi n’a plus de sonde ; il faut éviter de le tourner ; il est nécessaire d’aspirer les secrétions restées en arrière-gorge et de replacer une sonde gastrique.
Par ailleurs, dans la même temporalité, l’activité d’enquête s’articule avec d’autres préoccupations comme soutenir le nouveau-né dans la gestion du stress et maintenir une continuité de présence. La puéricultrice garde un lien physique avec la main et la voix. Les actions s’articulent en s’appuyant sur son expérience sensible qui potentialise sa capacité à s’engager dans une dynamique d’actions, questionnements et interprétations s’ajustant en contexte et transformant la situation (Mottaz, 2020). Les éléments de l’environnement et les réactions corporelles du nouveau-né guident ses actions. Le regard et la voix s’associent aux mains qui « pensent », recueillent et analysent des perceptions et dans le même temps « pansent », rassurent et anticipent un éventuel stress. Cet ensemble de sensations, de perceptions éprouvées contribue à une « communication par corps », initiée par l’expression corporelle et émotionnelle de l’enfant. Ces connaissances incorporées constituent des ressources qui ouvrent ou ferment un champ de possibles dans l’interaction et sont une aide à la décision en-action.
Conclusion
De façon récurrente, l’activité des puéricultrices en interaction avec un nouveau-né grand prématuré s’appuie sur l’interprétation de perceptions sensorielles éprouvées au contact du corps de l’enfant et de l’environnement. Cette expérience permet de transformer leur capacité à agir, afin de se coordonner avec le nouveau-né et de maintenir sa stabilité physiologique et émotionnelle. L’enfant est co-acteur dans le soin. L’analyse micrologique de l’activité d’enquête rend visible les transformations de la puéricultrice dont les actions contribuent à maintenir une continuité dans le cours d’action et dans le même temps, transforment la situation. L’enquête s’articule avec d’autres préoccupations. Au cours des interactions, les puéricultrices se transforment. Elles s’appuient sur une expérience polysensorielle incorporée qui, en interaction, constitue un ensemble de ressources multimodales favorisant les ajustements et modifiant en retour l’interaction avec le nouveau-né.
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