Un articlehttps://journals.openedition.org/edso/20398 repris de la revue Education et socialisation, une publication sous licence CC by sa nd
Julie Dumonteil, « Enseignants autistes : l’aboutissement d’un parcours inclusif ? », Éducation et socialisation [En ligne], 65 | 2022, mis en ligne le 30 septembre 2022, consulté le 06 octobre 2022. URL : http://journals.openedition.org/edso/20398 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.20398
Enseignants autistes [1] : l’aboutissement d’un parcours inclusif ?
Trois des cinq engagements prioritaires fixés par la stratégie nationale sur l’autisme au sein des troubles du neuro-développement (Cluzel, 2018) consistent à améliorer la scolarisation des élèves autistes, à permettre aux adultes autistes d’accéder à la pleine citoyenneté et à reconnaître l’expertise des personnes concernées. L’étude proposée ici se trouve à la croisée de ces différents objectifs. Elle consiste à interroger le processus de subjectivation au cœur du récit que livrent, de leur parcours scolaire en milieu ordinaire, des enseignants autistes en début de carrière : elle questionne le lien qui existe entre la mise en forme, au moyen du récit, de leur parcours au sein de l’institution scolaire et leur construction en tant que sujet.
La structuration, par la narration, du chemin parcouru permet à ces enseignants de donner à voir les difficultés et les éléments facilitateurs qui font sens pour eux. Plus que les obstacles à l’inclusion, dont on sait malheureusement qu’ils sont encore nombreux [2], le but de cette étude est, tout en n’occultant pas les nombreuses difficultés relatées, de mettre en lumière, à travers la parole de personnes concernées, la trajectoire qu’elles définissent comme leur étant propre. Il s’agit d’étudier les différentes étapes qu’elles identifient comme significatives dans ce parcours qui les a menées à l’enseignement.
L’objectif de la scolarisation des personnes autistes étant leur participation sociale, cette étude interroge le sens que ces enseignants autistes donnent rétrospectivement à leurs expériences scolaires et la manière dont ils lient ces dernières à leur participation sociale actuelle. À travers leur volonté de donner à voir leur perception de l’École, n’est-ce pas avant tout leur conception de l’enseignement que livrent ces enseignants en début de carrière ? La narration du parcours scolaire qui mène ces anciens élèves autistes à l’enseignement constitue-t-elle alors l’aboutissement d’une inclusion scolaire réussie ? Ou représente-t-elle le point de départ d’une dynamique dans laquelle s’inscrivent ces enseignants en début de carrière, visant à rendre l’École réellement inclusive ?
Après une présentation de l’ancrage théorique de cette étude et de la démarche méthodologique de la recherche biographique, l’analyse de la construction du parcours donné à voir par les enseignants autistes interrogera tant le rapport entretenu par ces anciens élèves autistes avec la sphère scolaire que leurs réflexions sur un des défis principaux de l’École pour les élèves autistes, à savoir les interactions sociales. La narration du parcours scolaire s’inscrivant dans un processus d’affirmation d’une identité du sujet se racontant, elle invitera dès lors à questionner la conception que ces enseignants autistes en début de carrière veulent faire entendre de leur rôle au sein de l’École inclusive.
Cadre théorique et méthodologie de la recherche biographique
L’inclusion, affirmée comme priorité sur le plan politique (loi du 11 février 2005 ; loi du 8 juillet 2013 ; circulaire de rentrée 2019), est au cœur de nombreux travaux scientifiques. Des études portent en effet sur les expériences scolaires d’élèves désignés handicapés (Laidi, 2018, 2019 ; Lansade, 2017, 2020 ; Saint Martin de, 2019) ou sur l’analyse de discours des enseignants (Berzin, 2007 ; Pelgrims et Perez, 2016 ; Perez-Roux, 2007). L’approche proposée ici se veut complémentaire puisque son originalité réside dans le fait d’analyser la construction que livrent ces enseignants autistes de leurs parcours au sein de l’institution scolaire.
7Des travaux scientifiques, émanant de la sphère anglophone, se sont intéressés aux expériences spécifiques des enseignants autistes (Baird, 2020 ; Lawrence, 2019 ; Wood et Happé, 2021). Ces acteurs essentiels d’une École réellement inclusive ne font en revanche pas encore l’objet d’études en France. L’étape particulière, dans leur trajectoire à l’École, que constitue le début de leur carrière permet de questionner ces deux champs intimement liés. L’entrée dans le métier d’enseignant, période charnière à l’articulation entre formation et expérience professionnelle, décisive pour l’accès à l’autonomie, constitue pour cela le cadre de cette étude qui interroge le sens que donnent ces enseignants autistes, par le récit biographique, à leur parcours au sein de l’institution d’éducation. Par son récit, le sujet métabolise l’expérience pour la rendre signifiante pour lui-même et pour les autres (Delory-Momberger, 2014) : il trace une trajectoire qui donne sens à son existence. La construction biographique contribue à attribuer de la valeur au sujet et constitue en cela une expérience capacitante. Ces enseignants autistes sont dès lors reconnus comme « les plus experts et les plus capables de dire ce que ça fait que d’être eux » (Speraw, 2009, p. 736).
Pour explorer ces considérations, la démarche méthodologique retenue est celle de la recherche biographique (Delory-Momberger, 2014, 2017). S’inscrivant dans la lignée de l’herméneutique objective allemande (Alheit et Bourguignon, 2019), elle consiste à réaliser une lecture interprétative des matériaux biographiques pour interroger les modes de constitution de l’individu en tant qu’être à la fois social et singulier.
En amont de l’étude, les possibilités de recueil de cette parole sont questionnées. Les particularités que présentent, sur le plan neuro-développemental, les personnes autistes ont pu soulever des questions quant à une difficulté accrue pour accéder à leur parole [3]. Cependant, les discours recueillis n’ont présenté aucun obstacle susceptible d’entraver l’accès à l’intention globale du locuteur et de nuire au jugement de cohérence (Moeschler, 2015). Les enseignants participant aux entretiens appartiennent en effet à une partie de la population autistique qui parvient à déchiffrer, non sans efforts, les normes et les codes sociaux [4]. Les conditions d’énonciation et de réception de cette parole s’en trouvent donc simplifiées.
Néanmoins, pour recueillir cette parole qui, sans cela, risquerait de rester inaudible, une approche adaptée est mise en œuvre. L’imprévu pouvant constituer une source d’anxiété pour les personnes autistes, les difficultés éventuelles sont anticipées pour assurer un cadre sécurisant et propice au recueil de la parole de ces enseignants autistes. Des rencontres préalables sont organisées pour leur présenter le déroulement de la recherche et les mettre en confiance. Cette prise de contact se fait d’abord sous forme écrite pour éviter les inquiétudes que peuvent générer les interactions sociales puis, à l’oral, selon des modalités variées parmi lesquelles la personne interviewée peut choisir celle qui lui convient. Les entretiens sont, eux aussi, réalisés selon les conditions qu’elle considère comme les plus propices. Plusieurs lieux sont proposés tels que des espaces publics, le lieu de travail, l’université ou le domicile de la personne. Pour réduire au maximum les difficultés que peuvent représenter les interactions sociales, les personnes autistes peuvent choisir de participer à cet entretien en présentiel ou en distanciel. Il est précisé aux participants qu’ils peuvent interrompre l’échange à chaque fois qu’ils le souhaitent, pour faire une pause. Enfin, après un dernier rappel du respect des règles de confidentialité, il leur est demandé de parler de leur parcours scolaire. Cette consigne concise vise à influencer le moins possible le récit [5]. Pour entretenir l’échange, des relances ainsi que des demandes de précision peuvent avoir lieu. Pour que les enseignants aient tout loisir de mener à bien la construction de leur parcours et la réflexion sur leur trajectoire, ils sont invités, si cela leur est possible, à réserver à l’exercice une demi-journée ou deux plages horaires de deux heures. La première proposition a été retenue par l’ensemble des participants et les entretiens menés ont duré entre trois heures et quatre heures trente. Malgré les propositions récurrentes de faire une pause, aucun des participants n’a souhaité interrompre l’entretien.
Une fois leur parole recueillie, la démarche d’analyse consiste à chercher à reconstituer la manière dont les enseignants construisent, par la narration, des constellations d’expériences qui génèrent à leur tour, par le mode d’appréhension et d’interprétation du vécu inhérent au récit, des motifs et des figures. C’est « à ce monde d’intentionnalité et à l’activité herméneutique qu’y déploie le sujet quant à sa propre action que fait accéder le récit » (Delory-Momberger, 2019, p. 276). Pour parvenir au sens que ces enseignants autistes donnent à leurs expériences scolaires, pour explorer la trajectoire qu’ils tracent pour se définir « en tant qu’être social singulier » (Delory-Momberger, 2014, p. 74), l’analyse s’appuie sur un protocole élaboré par Walter H. Heinz (2000) et repris par Christine Delory-Momberger (2005). Elle s’intéresse tout particulièrement au croisement des catégories relatives aux formes du discours, autrement dit au recours à différents modes d’organisation discursive, aux schémas de représentation et d’action (Heinz, 2000), c’est-à-dire à l’attitude récurrente du locuteur dans son rapport aux situations, et aux topoï, aux motifs récurrents (Delory-Momberger, 2014). La recherche biographique permet, en donnant la parole aux personnes concernées, d’aborder la structuration de leurs parcours à la première personne.
Le corpus de recherche comporte huit récits d’enseignants autistes en activité dans le premier et le second degré ainsi qu’à l’université. Pour cette étude, trois de ces récits ont été retenus en raison du profil similaire des enquêtés qui se situent tous à une période charnière de leur existence. Deux des entretiens ont été réalisés au cours de l’année 2020 en distanciel en raison du contexte sanitaire et un entretien a eu lieu en présentiel à l’université en 2021. Ces enseignants, deux femmes et un homme, ont entre trente-cinq et quarante ans. Ils ont été scolarisés à la même période, dans les années 1980-1990 [6]. Ne souffrant d’aucun déficit intellectuel, ils n’ont été diagnostiqués que tardivement, à l’âge adulte, et ont donc été scolarisés en classe dite ordinaire. Ils ont suivi des études longues, certains ayant connu des errements au cours de leur parcours universitaire. Ils se trouvent, au moment de la recherche, dans une phase de transition, avec la sortie définitive des années d’apprentissage et l’entrée dans l’enseignement. De telles transformations du mode de vie, de la nature des interactions sociales et des codes sociaux à maîtriser peuvent s’avérer particulièrement éprouvantes pour les personnes autistes. Leur récit à cette période charnière permet de voir le sens qu’elles donnent à leur parcours, mettant en valeur à la fois la singularité de l’expérience et la dimension réflexive indissociable de la construction du récit par le sujet.
13Cette nouvelle étape de leur vie avec une identité réinventée, de nature professionnelle, engage en effet ces jeunes enseignants autistes dans une intense réflexion de nature biographique. Lors des périodes de passage de statut (Heinz, 2001), de transition entre différentes phases de l’existence, les processus biographiques s’intensifient puisqu’ils contribuent à assurer l’unité identitaire du sujet. Ils agencent pour ce faire les expériences nouvelles au sein de la trame organisationnelle de l’existence, sous forme de parcours. En tant qu’expérience narrative, le récit construit la cohérence du vécu et est vecteur d’identité (Ricœur, 1990). Ainsi ces enseignants autistes au début de leur vie professionnelle se trouvent-ils dans un contexte propice pour revisiter leur parcours d’élève : par leurs « actions de configurations signifiantes » (Delory-Momberger, 2018, p. 15), ils livrent le sens qu’ils donnent à leur trajectoire au sein de l’institution d’éducation.
Parcours scolaire au sein d’un monde familier, prévisible
L’entrée dans le métier, caractérisée par des zones d’incertitude et de moindre prévisibilité de l’existence, s’appuie sur l’activité biographique pour compenser un défaut de repères socio-structurels : elle se saisit des expériences antérieures, des ressources biographiques pour donner du sens à la nouvelle situation et l’intégrer dans la trame de vie préexistante. Le parcours scolaire antérieur de ces jeunes enseignants autistes est sollicité à cet effet.
Deux des trois enseignants qui ont accepté de participer à la recherche sont issus de familles d’enseignants. Non seulement l’École a fait partie de leur vie en tant que lieu d’apprentissage, mais elle était également présente dans la sphère privée, à travers la profession exercée par les parents. Ainsi, Nicolas [7], qui enseigne actuellement en maternelle, évoque l’école élémentaire qu’il a fréquentée enfant en mettant en avant à plusieurs reprises cette proximité :
Y a un lien familial, déjà parce que le directeur de l’école, c’était un ami de mon grand-père. C’était un peu une extension de la famille, l’école. […] On sentait que c’était un peu, comme j’ai dit, c’était un peu l’ambiance familiale.
Les personnes autistes ont besoin de décrypter les codes sociaux. Les normes qui régissent les interactions sociales ne leur sont accessibles, dans le meilleur des cas, qu’au prix d’un effort cognitif important. La proximité avec la sphère familiale facilite la compréhension des attentes du monde scolaire. Ainsi Céline, enseignante agrégée, elle aussi issue d’une famille d’enseignants, souligne le fait que son expérience scolaire a été facilitée par le décodage familial :
L’École était omniprésente. Le soir, à table, je parlais de ma journée en classe et mes parents, eux, ils parlaient de leurs élèves, de leurs collègues. Nous vivions en permanence en lien direct avec l’École. […] Résultat, moi, je ne connais aucun autre monde que celui-là. C’est chez moi.
Céline va jusqu’à lever dans son récit toute barrière entre sphères scolaire et familiale. Enseignante d’histoire-géographie, Estelle, elle, n’est pas fille d’enseignants. Pourtant, elle décrit elle aussi l’École comme un espace familier, créant un lien, cette fois symbolique, entre sphères privée et scolaire : « Mes enseignantes en maternelle étaient un peu âgées, c’était un peu des grands-mères, quoi, de substitution. Très très bon souvenir de maternelle. » Cette proximité, certainement nourrie par l’attitude réceptive de l’élève, qui apparaît comme « très très curieuse, très en demande », est relatée comme à l’origine d’un sentiment d’appartenance : Estelle assimile, dans son récit a posteriori, ses enseignantes de maternelle à des membres de sa famille. La narration par ces trois jeunes enseignants autistes de leurs expériences scolaires laisse apparaître l’École comme un espace dont les règles sociales et le rapport aux enseignants sont perçus comme proches de ce que ces jeunes élèves autistes connaissaient dans leur entourage familial, ou a minima comme familières. Il ne faut cependant pas occulter le fait que tout récit a tendance à gommer certaines aspérités de l’existence. Paul Ricœur (1991) souligne que la concordance l’emporte toujours dans le récit, l’événement devenant alors un jalon de la mise en intrigue [8]. Il n’est dès lors pas anodin que, dans ces récits de personnes qui rencontrent des difficultés à comprendre les interactions sociales, l’École apparaisse, dans la relation aux professeurs, comme un lieu refuge. Dans la performativité de la mise en récit, ces enseignants cherchent à relier les expériences qu’ils font d’eux-mêmes aux réalités socioculturelles qui les entourent et dans lesquelles ils agissent. La mise en exergue de leur sentiment de proximité à l’égard de l’École participe alors à la trajectoire qu’ils tracent pour donner sens à leur entrée dans le métier d’enseignant.
Interactions sociales à l’École au prisme du diagnostic
Le processus de biographisation (Delory-Momberger, 2014), en tant qu’agir biographique, a pour but, non seulement de chercher à trouver sa place dans le monde social, mais également de construire son image de soi. Or, si l’École est abordée, en ce qui concerne la relation aux enseignants, comme un espace plutôt familier, les interactions qui y ont lieu avec les pairs sont présentées comme problématiques et sources d’interrogation, sur le plan identitaire. Nicolas insiste sur cet écart entre les relations avec ses enseignants et ses camarades de classe :
Avec les adultes, c’était pas trop compliqué, parce que les adultes, ils me voyaient, euh, entre guillemets, sous mon meilleur jour. […] Euh, les cours, c’était plutôt l’endroit où je fonctionnais bien. […] Les profs, y m’aimaient bien. Entre guillemets, c’était les seuls gens qui m’acceptaient un peu, qui me donnaient ma place. Parce que les autres, ils me traitaient d’intello… me demandaient de faire leurs devoirs. Mais moi j’étais con, je croyais que c’était, entre guillemets, parce qu’ils m’aimaient bien…
Le diagnostic, réalisé tardivement, apporte des éléments de compréhension de ce sentiment d’étrangeté ressenti par rapport aux autres élèves. Le vécu scolaire est alors revisité par ces enseignants à la lumière de leur diagnostic et des éclairages qu’il apporte sur leur fonctionnement cognitif et relationnel spécifique. Comme cela a été démontré par Ian Hacking (1996), le diagnostic a une influence sur la personne diagnostiquée, sur sa façon de se voir elle-même et d’appréhender ses actions passées, présentes et futures. Ce phénomène explique le rôle prépondérant joué par les éléments diagnostiques dans la construction par ces enseignants en début de carrière de leur trajectoire scolaire. À travers la construction que permet la narration, des liens se tissent entre différentes expériences et une trame explicative voit le jour. Ainsi Nicolas analyse ses expériences douloureuses à la lumière de son fonctionnement cognitif singulier :
Quand je considère les choses autour de moi avec ma façon de penser … c’est ça qui me crée de l’anxiété. C’est le sentiment que j’ai. Et pour moi, c’est dur d’aller vers les autres. Les autres, ils viennent pas vers moi. […] Je sais pas si tous les autistes se sentent aussi seuls que moi.
Le diagnostic apparaît dans la narration comme un moyen d’explicitation : il apporte un sens nouveau à l’expérience et permet de la mettre en réseau tout au long de l’existence avec d’autres expériences similaires. Face aux questionnements sur son identité personnelle et sociale, Nicolas a recours au diagnostic comme outil herméneutique sur lequel il peut prendre appui pour dire-agir son histoire (Delory-Momberger, 2014). Dans son analyse, il juxtapose, pour mieux les opposer, le ressenti des difficultés d’interaction sociale tel qu’il le dépeint avant le diagnostic et la lecture qu’il en fait par la suite à la lumière de son diagnostic :
Mais moi, je suis pas… je suis pénalisé par des choses, mais je me rendais pas compte. J’avais l’impression de ne pas avoir de problème. Mais pourtant, je comprenais que j’arrivais pas à avoir le même résultat que les autres. Je voyais pas pourquoi. Toute ma vie, j’ai travaillé à résoudre ce … ce fossé, comment dire, entre l’impression que j’ai de moi-même et les résultats que j’ai l’impression d’avoir.
Pour ne pas être complètement marginalisée, Estelle explique qu’elle a cherché à cacher ses spécificités, développant, comme de nombreuses filles et femmes autistes (Wood-Downie et al., 2021), une stratégie de camouflage (Rogé, 2020) :
À l’école élémentaire, ça a été cet apprentissage-là, de dire : celle que je suis, elle correspond pas. Donc il faut que je m’adapte et il faut que je découvre qui je dois être pour, pour ne pas être frappée, pour ne pas être isolée, pour ne pas être… voilà, pour pas être, pour ne pas vivre un enfer au quotidien.
L’absence de compréhension de leur différence, les tentatives douloureuses de trouver une place dans l’espace social qui les poussent à renoncer à tout amour propre, voire à se nier eux-mêmes, sont mises en relation par ces jeunes adultes avec le retard de diagnostic dont ils ont fait les frais. Estelle l’analyse ainsi :
C’est vraiment mon regret de ne pas avoir été diagnostiquée plus tôt, et d’avoir bénéficié de personnes qui connaissent l’autisme et qui m’accompagnent en disant “ben, en fait, tu es sur une voie parallèle, tu as un fonctionnement cognitif qui n’est pas comme les autres et c’est pour ça”. Parce que je peux vous assurer que j’ai creusé très très très loin pour comprendre pourquoi je me sentais si mal, si différente.
Céline souligne elle aussi comment son diagnostic lui a permis de donner un sens nouveau à son sentiment d’étrangeté :
J’étais persuadée que tout le monde faisait les mêmes efforts que moi pour décrypter les codes sociaux. Mais que moi, euh, ben, j’y arrivais pas. Et…le diagnostic, ben, il m’a permis de comprendre que c’était pas étonnant que je sois épuisée.
Si, pour Céline et Estelle, le diagnostic permet, dans le processus de subjectivation, de procéder à une réévaluation de ses capacités et rend par là même possible une augmentation de l’estime de soi, la trajectoire que Nicolas fait naître dans son analyse met plutôt l’accent sur une dégradation progressive de sa capacité à faire face et sur un accroissement de l’anxiété qui y est liée : « Ça a continué d’augmenter depuis le collège jusqu’à aujourd’hui. Ça a jamais cessé d’augmenter. Aujourd’hui, ça atteint des niveaux… très difficiles à gérer ». Que la trajectoire dépeinte soit ascendante ou descendante au moment de la narration, le processus biographique qui y est à l’œuvre donne à voir comment le sujet cherche à métaboliser par le discours les environnements multiples et variés qui sont les siens. Cette démarche, en tant que pouvoir de dire, est vectrice de pouvoir d’agir (Dumonteil, 2020 ; Le Bossé, 2003 ; Rhéaume, 2019 ; Vallerie, 2010). La construction par le récit des parcours au sein de l’institution d’éducation de ces anciens élèves autistes met en évidence l’importance du diagnostic comme outil d’interprétation de leurs expériences singulières. La relecture de leur parcours scolaire à la lumière des difficultés qu’ils ont rencontrées et des interrogations identitaires que cela a fait naître souligne la volonté de ces enseignants en début de carrière d’aborder leur métier sous l’angle de l’accessibilité.
Des enseignants au service d’une École réellement inclusive
Lorsque ces enseignants autistes parlent de leur métier, les élèves sont au cœur de leur discours. Ils soulignent tous les trois l’importance qu’à pour eux le fait d’être à l’écoute, de faire preuve de bienveillance et d’être toujours prêts à venir en aide aux élèves dans leur diversité. Nicolas insiste sur le rôle fondamental qu’a pour lui la relation qu’il entretient avec ses élèves :
C’est ça qui me fait tenir dans la vie. C’est ça qui me fait tenir, c’est parce que mes élèves, je me sens bien quand je les ai aidés un petit peu, même si c’est, euh, les consoler parce que… ils sont perdus, qu’ils veulent rentrer chez eux, même si c’est que ça, même si c’est que leur tenir la main et s’assurer qu’ils tombent pas dans l’escalier. C’est ce qui me fait tenir. J’ai pas beaucoup de gratification dans ma vie, à part euh… le retour de mes élèves.
Au-delà du simple sentiment d’efficacité professionnelle, la relation pédagogique est présentée par Nicolas comme un levier non seulement de reconnaissance sociale mais également d’estime de soi. Les relations sociales pouvant constituer un défi pour les personnes autistes, le cadre de la classe, environnement dont les codes scolaires ont été déchiffrés par ces anciens élèves, leur permet, en se mettant au service de leurs élèves et en entretenant des relations positives avec eux, de se sentir utiles et enfin acceptés. Estelle affirme aussi : « Ma relation aux élèves, elle est fluide, elle est simple, elle est très agréable. » Et ce qui lui plait tout particulièrement c’est d’être au service de la diversité des élèves. Elle se rappelle ainsi avec émotion de l’établissement scolaire dans lequel elle a travaillé avant sa titularisation :
Moi, j’adorais ce collège parce que c’est un collège une classe par niveau, donc on accueille énormément d’atypiques. Sur une classe de 30 on en accueillait 12 avec des troubles différents, des TSA, des troubles dys, des… et c’était génial, moi, ça m’éclatait et j’étais une des seules enseignantes avec qui toutes les classes se passaient bien.
La jeune enseignante souligne sa singularité à travers l’usage du double pronom « moi, j’ ». Le fait d’être une enseignante autiste apparaît dans son discours comme une force qui lui permet de se mettre au service d’une plus grande accessibilité et ainsi d’accueillir différemment, de façon plus adaptée, la diversité des élèves. C’est ce même désir d’œuvrer en faveur d’une reconnaissance de tous les élèves dans leur singularité qu’exprime Céline :
À mon niveau, j’aimerais apporter une contribution, essayer de faire bouger les lignes. J’ai l’impression qu’en tant qu’enseignante, eh bien on peut … on peut permettre aux jeunes d’être, d’être eux-mêmes. Je voudrais leur faire comprendre … pour qu’ils évitent de juger… je voudrais vraiment qu’ils comprennent qu’ils ont besoin de leurs camarades qui sont différents, … que c’est à leur contact qu’ils … qu’ils progresseront tous.
Les propos de ces enseignants en début de carrière se veulent programmatiques. Ils ont conscience qu’il faut encore « faire bouger les lignes » et, riches de leurs expériences passées d’élèves en milieu scolaire dit ordinaire, ils ont l’intention d’œuvrer de l’intérieur pour participer à la réalisation d’une École réellement inclusive. Nicolas exprime son ambition en ce sens :
Et j’me dis, euh, que d’être prof c’est que le début en fait, et que j’aimerais aller plus loin. J’aimerais bien poursuivre ma réflexion là-dessus justement. Quoi faire pour aider, pour changer le système dans le bon sens. Pas seulement pour les autistes comme moi, mais pour tout le monde parce que c’est… Moi, ce que j’ai souffert dans mon expérience, c’est… d’autres qui le sont pas, qui sont pas autistes, l’ont certainement vécu aussi. Et même les élèves neurotypiques, ils pourraient bénéficier, voilà. C’est pas juste… c’est pas réservé à une catégorie de la population. C’est pour tout le monde. Y a pas de raison que si nous, ça nous aide, ça aide pas les autres…
À une période charnière de leur existence, marquée par des zones de moindre prévisibilité de l’existence, ces enseignants autistes se livrent à un processus biographique qui leur permet de tracer par le récit une trajectoire à la fois porteuse et créatrice de sens. Or l’activité biographique s’inscrit dans deux logiques distinctes et complémentaires. D’une part, elle consiste à se saisir des expériences passées pour insuffler un sens à cette situation inédite en l’inscrivant dans la continuité du parcours antérieur. C’est le rôle que joue, pour ces enseignants en début de carrière, la reconstruction par le récit de leur parcours scolaire, et en particulier la mise en exergue des relations positives avec leurs enseignants. D’autre part, face à la page blanche qui s’offre à eux avec l’entrée dans le métier, face à cet espace de projection de soi à conquérir, ces enseignants peuvent se réinventer. Le regard critique qu’ils portent sur leur parcours scolaire leur permet alors d’affirmer leur identité de futur enseignant et les objectifs qu’ils se fixent dans ce contexte. Ainsi le récit des difficultés rencontrées, en particulier au niveau des interactions sociales, constitue le fondement de leur volonté de faire évoluer l’institution pour la rendre plus accessible.
Ces personnes autistes, qui ignoraient tout de leurs spécificités autistiques lorsqu’elles étaient élèves, tiennent désormais compte de leur diagnostic dans la reconstruction qu’elles font de leurs expériences passées. Dans leur récit, elles reviennent sur leur trajectoire au sein de l’institution d’éducation, sur les leviers et les obstacles qu’elles identifient rétrospectivement comme déterminants. La triple lecture des événements passés, tels que construits par la narration à partir des souvenirs puis réinterprétés avec la grille de lecture qu’offre le diagnostic et enfin inscrits dans la perspective de l’entrée dans le métier d’enseignant, apparaît comme la pierre angulaire de ces récits. Ces discours constituent en cela un plaidoyer en faveur, d’une part, d’un diagnostic précoce des enfants autistes et, d’autre part, d’une accessibilité accrue permettant à l’institution d’éducation d’inclure les élèves autistes en tenant compte de leurs spécificités. L’École doit ainsi permettre à ces élèves non seulement de développer leur potentiel dans le domaine des apprentissages scolaires, mais également de s’épanouir sur le plan relationnel. Ce n’est qu’en prenant en compte ces deux dimensions qu’une réelle autonomie et une pleine inclusion sociale des personnes autistes sera possible.
Si ces enseignants autistes soulignent les manquements du système éducatif français auxquels ils ont été confrontés en tant qu’élèves, ils s’attachent en revanche à présenter une image positive des enseignants, capables de changer la donne par leur écoute, leur bienveillance et leur pratique. C’est dans une perspective programmatique que ces enseignants autistes, en pleine construction de leur identité professionnelle, se livrent à une analyse des limites et des potentialités de l’École. À travers les trajectoires qu’ils tracent et transmettent par leurs récits, la figure de l’enseignant apparaît comme au centre des possibles. Une École réellement inclusive se doit par conséquent de faire une place pleine et entière à ces enseignants, incarnation de la diversité qui constitue toute société inclusive.
Bibliographie
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