Un article repris de la revue Education et socialisation, une publication sous licence CC by nc nd
Michel Tozzi, « La discussion en éducation et formation : problématique », Éducation et socialisation [En ligne], 19 | 2005, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 31 janvier 2024. URL : http://journals.openedition.org/edso/19780 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.19780
La discussion peut apparaître anthropologiquement à la fois comme un processus de socialisation et un mode collectif d’élaboration du savoir. C’est cette articulation dans un régime démocratique et une époque technoscientifique en quête de sens qui pourrait expliquer son irruption massive dans le champ de l’éducation. Cette émergence, par rapport à une pratique éducative traditionnelle, amène à reconsidérer le pouvoir de l’autorité d’une part, et à reconfigurer l’autorité du savoir d’autre part.
Nous entendrons par « discussion » une interaction sociale où des interlocuteurs humains échangent et confrontent oralement dans un groupe leurs positions sur un problème en suspens (question théorique ou pratique, difficulté rencontrée, décision à prendre), pour proposer une solution.
Les dimensions anthropologiques de la discussion
La discussion comme processus de socialisation
On ne connaît guère l’origine anthropologique de la discussion. Sa condition de possibilité, en tant qu’échange social verbal, est liée à l’émergence du langage, qui a promu l’homme en « inter-locuteur », et introduit un nouveau type d’échange entre les membres de groupes de l’espèce humaine. On peut faire l’hypothèse que, dans l’évolution de l’humanité, pour passer du registre de la survie biologique à l’ordre symbolique humain, la discussion s’est instaurée entre ceux qui avaient le pouvoir dès qu’il a fallu interpréter un interdit ou un rite, pour en délimiter le sens, déterminer une formulation précise ou ajuster une procédure de passation ou de sanction. La discussion, comme échange réglé, sortirait le collectif du règne de la violence physique, de l’omnipotence d’un seul, amené à « consulter », ou inaugurerait par un « troc d’idées » un échange entre « dominants ». Elle réduit donc la toute-puissance par le partage de l’échange.
Il est significatif que chez Homère, dans le chant II de l’Odyssée, les guerriers d’Ithaque rompent les lances en dessinant un cercle : dans cette configuration constituant un espace public d’égaux, Télémaque s’avance au centre, prend en main le sceptre et parle librement. Quand il a fini, il sort du cercle, un autre prend sa place et lui répond. La démocratie a élevé la discussion au rang de principe régulateur des échanges entre hommes libres sur l’agora de la cité grecque, et la philosophie des Lumières a étendu les bénéficiaires de cet échange dans l’espace public par la proclamation des droits de l’homme et du citoyen, où liberté d’expression et pluralité des opinions sont les fondements de l’interlocution politique.
Mais la démocratie n’a pas l’apanage de la discussion. L’ethnologie par exemple définit la palabre africaine comme une discussion entre les sages du village où l’on devise longuement jusqu’à ce que mûrisse une position. Chacun parle à son tour en prenant le bâton de parole, qui symbolise le moment du pouvoir et du devoir de chacun à s’exprimer dans l’assemblée coutumière. Chaque société établit ses formes d’interdit de la violence originaire et les rites censés la canaliser : par exemple substituer à la vengeance la discussion du procès ; instaurer dans le temps de la discussion un ordre du jour ; des modalités de tours de parole ; des fonctions dans le groupe, comme président de séance, modérateur, secrétaire, rapporteur ; des façons de commencer, de trancher sur un point, comme le vote, et de conclure ; des façons de réguler des conflits, tels l’injure, qui se déclarent ou se réactivent pendant l’échange, comme le rappel à l’ordre. Ce sont ces inventions procédurales qui vont faire de la discussion un échange réglé, une activité sociale apte à régler des problèmes par la négociation, la recherche de compromis acceptables, la prise de décision, ou l’approfondissement collectif d’une question posée.
Pas de discussion possible en effet sans surseoir au rapport de force physique, sans passer des coups aux mots, du combat au débat. Discuter implique une maîtrise du corps et de ses pulsions : l’émotion violemment ressentie soit reste figée dans l’immobilité, soit au contraire se décharge dans la fuite ou l’attaque. La discussion discipline cet affect par une contention de l’explosion limbique, tout en canalisant la réponse vers le traitement cortical d’une formulation verbale. Le corps de l’autre perd sa présence globale, massive et intrusive, pour maintenir une distance adéquate où l’attention se focalise sur le visage, sa bouche et ses yeux, « face à face » humanisé.
« S’entendre », au sens élémentaire de percevoir des sons pour en décrypter les sens, suppose une prise en compte de l’autre, et sa reconnaissance comme interlocuteur dans une réciprocité de l’échange.
Discuter implique la volonté de se comprendre pour se positionner les uns par rapport aux autres. Se comprendre n’est pas forcément s’approuver. D’ailleurs la discussion cesse lorsqu’on tombe d’accord. La discussion n’est donc pas ou plus seulement possible quand dans un rapport de force l’une des parties en présence est capable de soumettre les autres à sa volonté, qui y consentent contraints et forcés. Elle ne se poursuit qu’autant que la solution n’est pas trouvée, la décision prise, l’approbation atteinte. La réponse, le consensus tuent la discussion, c’est-à-dire la question en jeu, la difficulté soulevée, le différend persistant. La discussion se nourrit de la diversité due à la confrontation à l’altérité, et en particulier du désaccord. Mais ce désaccord reste verbal, ne tourne pas à l’affrontement violent ; il s’exprime avec civilité, c’est-à-dire dans une forme qui ne rompt pas la relation, mais sauvegarde le lien social, la « face » d’autrui (Goffman), et peut même donner du plaisir, comme dans la recherche. Si des hommes consentent librement à habiter cette « institution », c’est qu’elle peut assurer un minimum de confort reptilien et limbique à ceux qui ne craignent pas une expression qui donne publicité à leur avis, et consentent à une confrontation cognitive et publique à autrui. Assumer un désaccord manifesté, sans se sentir attaqué dans son intégrité, est une conquête sur le règlement des différends humains par l’agressivité physique ou verbale. L’injure est en effet un coup verbal, qui cherche à atteindre l’autre pour le blesser narcissiquement. La discussion cesse avec l’injure, qui n’entend plus l’autre, mais répond par une décharge verbale émotive.
Elle est une invention humaine, une production culturelle historique, apprise et transmise, en rupture avec la loi de la jungle, qui maintient et même peut conforter le lien social, dans une confrontation à autrui qui exclut la (dé)raison du plus fort physiquement, et l’attaque verbale ad hominem. C’est un compromis social acceptable, une façon de se confronter sans s’affronter. C’est l’apprentissage humain d’un rapport à l’autre et au groupe confronté, mais médiatisé par un usage du langage affectivement régulé et cognitivement orienté.
1C’est en ce sens un processus de socialisation, une façon de vivre ensemble, de créer du lien social, un lien social humanisé. C’est pourquoi cette appropriation concerne le domaine de l’éducation et de la formation. Tout particulièrement dans une société qui se veut démocratique, où l’école républicaine, dans sa mission d’éducation à la citoyenneté, doit poser les bahttps://www.innovation-pedagogique.fr/ecrire/?exec=article_edit&id_article=17238#ses d’une socialisation démocratique des élèves.
La discussion comme mode collectif d’élaboration du savoir
Mais la discussion n’est pas seulement au niveau interpersonnel, groupal et politique un certain partage du pouvoir (avec l’idéal régulateur de l’égalité entre citoyens en démocratie), qui permet aux hommes de coexister par une communication sociale orale partagée. C’est historiquement un processus de co-construction du savoir.
Il n’y a pas de discussion possible en droit devant une vérité qui s’impose. Qu’elle soit révélée, antérieure, extérieure et supérieure par sa transcendance, comme la parole divine, assertion absolue et définitive , ou arrêtée par une autorité suprême, tyran, roi, duce, dictateur, « père du peuple », etc. La discussion ne commence qu’où cesse le dogme, contenu intouchable de la foi religieuse ou politique, en dehors duquel il n’y a qu’hétérodoxie à excommunier, dissidence à éradiquer, mais pas débat à engager, car ce serait douter de l’indiscutable. Elle est inaugurée là où la vérité n’est pas transparente dans le texte, mais doit être interprétée ; et continue tant qu’il y a débat d’interprétation, et que l’exégèse n’est pas tranchée par une instance autorisée ou un consensus entre herméneutes. Elle s’instaure et se poursuit lorsque le savoir n’est pas donné, mais doit se construire, parce qu’il est une réponse à une question que l’on se pose, et dont on va chercher par une démarche réflexive une solution en la confrontant à d’autres, pour voir si elle est fondée.
C’est de cette façon que s’est historiquement construit le savoir scientifique. Confrontés à des phénomènes peu élucidés par les explications en cours, des hommes se sont mis au travail et ont esquissé d’autres propositions, aussitôt âprement débattues par leurs confrères, jusqu’à ce que soit on les fasse taire parce qu’ils apparaissaient comme dangereux pour les théories et les pouvoirs en place (la discussion s’arrête devant la force !), soit on parvienne à un nouveau consensus, relatif jusqu’à d’autres remaniements nécessaires. L’épistémologie nous présente aujourd’hui une « vérité » scientifique, y compris mathématique, moins comme une découverte absolue et définitive que comme une construction de l’esprit ou une représentation de la réalité qui fait consensus provisoire, mais non arbitraire, par l’administration de la preuve au cours de débats engagés dans la communauté internationale des experts de la discipline. Le savoir scientifique est donc un processus socialisé de validation des connaissances par le débat. La discussion apparaît de ce fait comme un moyen privilégié d’engager un rapport au savoir et à la vérité, ce qui est important pour le système éducatif, dont l’une des missions essentielles est la transmission du savoir.
Remarquons d’ailleurs qu’elle cesse lorsque les débatteurs s’inclinent volontairement devant un argument, une thèse, une position, une solution qu’ils jugent fondés en raison. On peut être vaincu par une personne, mais on est convaincu par la raison, c’est-à-dire par soi-même, par la raison en soi partagée avec autrui. La raison, parce que sa rationalité universalise la validation d’une assertion et en permet la communication, permet l’adhésion à des propositions communes, en un jeu gagnant-gagnant dans l’accord intersubjectif. La discussion à registre rationnel est donc une instance culturelle par laquelle les hommes forment une communauté rationnelle des esprits qui dépasse le groupe en présence pour concerner l’humanité, et qui est un espace où peuvent se confronter des réponses à des questions philosophiques, et des solutions à des problèmes scientifiques. Si elle cesse dès qu’un consensus s’esquisse, c’est parce qu’elle présuppose en droit la possibilité d’un accord des esprits, en tant qu’elle invoque la raison comme principe régulateur des échanges.
La discussion apparaît ainsi anthropologiquement, dans l’histoire de l’humanité, au croisement d’un double processus de socialisation et de construction des connaissances. C’est pourquoi elle concerne aujourd’hui notre société à la fois démocratique et techno-scientifique, dans un contexte global de crise du sens où elle peut être le lieu de dire et de mutualiser les incertitudes afin de confronter les chemins. Son irruption massive ne va pas cependant sans poser problème.
Questionner l’irruption massive de la discussion dans le champ de l’éducation
Une irruption massive
La pratique sociale de la discussion, dont l’un des genres, la « confrontation des opinions », a été amplifiée par l’explosion des médias (exemple d’émission : « ça se discute ! »), a diffusé dans la société globale. L’exigence démocratique, inséparable de l’obligation de discuter pour déterminer le bien commun, semble se développer avec l’élévation du niveau d’éducation de la population, et avec une complexité sociétale qui, multipliant les niveaux et les instances, doit articuler la diversité des groupes d’appartenance. Elle s’enracine publiquement dans le sentiment d’insatisfaction vis-à-vis de la représentativité politique et la crise de l’investissement citoyen dans l’espace public. Tout en misant sur un hédonisme personnel, chacun regrette le relâchement du lien social et des habitus de civilité, qui substitue dans les faits les incivilités au dialogue, et contraint à la répression. La montée de l’individualisme et « le déclin de l’institution » (F. Dubet), qui préformatait chacun dans des habitus de rôles fonctionnels, amène à recourir soit au rapport de force, soit au raidissement législatif, soit à la discussion pour résoudre les conflits ou réguler les dysfonctionnements croissants de la communication. L’individu est amené, dans le flou des cadres collectifs et le dissensus sur des valeurs communes, à négocier et contractualiser pour un temps limité ses relations privatives, pour tisser la coexistence sur la base des intérêts en présence.
Plus ou moins selon les milieux sociaux et les personnalités, mais on discute et négocie désormais dans le couple, dès que la femme est portée par le courant séculaire de l’émancipation financière et de l’autonomie personnelle ; avec les enfants, sur les choix de loisirs, d’activités, de fréquentations, d’orientation, d’étude et de métier, sur les heures de sortie, l’achat d’un moyen de déplacement, le montant de l’argent de poche, etc. Mais aussi avec les amants, les amis, les collègues au travail ; entre patrons et salariés, pas seulement dans les relations syndicales classiques, qui entremêlent rapport de force et négociation, mais dans le cadre du « management participatif des ressources humaines », du travail d’équipe…
Le débat est à l’ordre du jour dans le système éducatif français :
- dans la vie scolaire (ex : la formation des élèves délégués) ;
- dans la vie de classe : on encourage dans le primaire, alors qu’ils apparaissaient jadis comme subversifs, la mise en place de « conseils coopératifs » de type Freinet ou « pédagogie institutionnelle » ; on a institutionnalisé une heure de vie de classe dans le secondaire, avec des « débats de régulation » ;
- dans l’enseignement des disciplines : en français on demande des « débats d’interprétation » oraux sur des textes à partir de passages qui « résistent » dès la maternelle, on vise à développer des capacités argumentatives par des discussions dans le cadre d’une didactique de l’oral en constitution ; en éducation civique (rebaptisée « vivre ensemble »), on a rendu obligatoire en cycle 2 et 3 du primaire une demi-heure de débat par semaine ; en sciences économiques et sociales on débat sur des « questions socialement vives » ; en mathématiques on organise à partir de « problèmes ouverts » des « débats scientifiques » ; en sciences expérimentales on confronte des hypothèses à partir d’énigmes sur des phénomènes naturels (cf. la démarche de situations problèmes de « la main à la patte ») ;
- on a introduit au lycée l’ECJS (Éducation Civique, Juridique et Sociale), qui n’est pas une discipline mais un « enseignement », avec l’objectif explicite de la « méthodologie du débat argumenté ». Dans l’expérimentation de la philosophie en lycée professionnel, la discussion l’emporte sur le cours magistral ou la dissertation. Les innovations font une large part à la discussion : on voit émerger dans le système éducatif des « discussions à visée philosophique » au primaire et en collège, etc.
Le débat apparaît donc comme une activité structurant de manière transversale l’école, tant au niveau de la vie scolaire que de l’enseignement des disciplines. On peut interpréter cette récurrence, cette insistance comme un symptôme. Sur fond d’évolutions sociétales, ce succès pourrait s’expliquer parce que le débat est à la rencontre de finalités jugées actuellement décisives pour le système éducatif. Il est en effet à la confluence :
- de la maîtrise orale de la langue (indicateur fondamental des difficultés et de l’échec scolaires), dont il est l’un des principaux genres ;
- de l’éducation à la civilité et à la citoyenneté, jugée prioritaire à cause de la montée des « incivilités », d’une part parce qu’il met en jeu une éthique communicationnelle de la personne, d’autre part parce qu’il relie politiquement son apprentissage dans l’école de la République à celui de la participation démocratique d’un citoyen critique dans l’espace public ;
- de la co-construction des savoirs dans la classe, qui constitue une « communauté de recherche » à partir de problèmes, d’énigmes, de questions, selon le paradigme socio-constructiviste des didactiques disciplinaires.
Le débat est ainsi didactisé à l’école comme objectif d’apprentissage (« apprendre à débattre »), par exemple en didactique de l’oral en français, pour maîtriser un genre de l’oral comme « genre scolaire » (au sens de Schneuwly) ; en éducation civique, pour savoir intervenir dans « l’espace public scolaire » de la classe et l’établissement. Mais aussi comme moyen d’apprentissage disciplinaire de savoirs et de savoir-faire, et de socialisation démocratique pour « vivre ensemble en apprenant ».
Ce faisant il tente d’articuler, c’est son aspect « symptomatique », ce qui fait crise à l’école (et dans la société) :
- le rapport à la loi, par une relation plus coopérative au pouvoir, acceptant le bien fondé des règles de l’échange, qui échappe tant à l’autoritarisme rejeté qu’à un laxisme anomique ;
- le rapport au savoir, par une relation signifiante, non dogmatique et socialisée à la connaissance, plus conforme à la conception épistémologique moderne du rapport à la vérité ;
- la quête de sens, en redonnant une signification aux apprentissages scolaires (ex : le débat en mathématiques), ou à ma propre vie (discussion à visée philosophique).
Questionner cette émergence
Cette irruption massive du débat et de la discussion dans le champ éducatif (famille, école, formation continue, animation, etc.), s’inscrit dans une demande sociétale globale de discussion, dont on regrette le déficit dans le champ politique et économique, dénonce les caricatures médiatiques, et promeut la pratique dans la société civile (voir par exemple la prolifération des cafés de discussion en tout genre), la vie associative, nouveau champ de l’engagement, et la vie privée. L’école ne fait que refléter cette demande, d’autant qu’elle est censée préparer un monde de demain plus idéal !
Mais qu’en est-il de l’introduction du mode discussionnel dans la relation éducative et le champ de la transmission ? Qu’introduit celui-ci dans la « forme scolaire » (G. Vincent) ? Quels sont son intérêt, ses limites, peut-être ses dérives ?
Une reconfiguration de l’autorité ?
L’autorité traditionnelle (le chef, le pater familias, l’enseignant comme « maître ») ne discute pas. Elle prend seule les décisions, pour le bien de la communauté. Elle ordonne, et se fait obéir. Premier article de l’ancien code militaire : « La discipline est la force principale des armées. Tout ordre doit être exécuté sans hésitation ni murmure. » L’ordre est performatif, il appelle au faire, et non à la réciprocité de la répartie et à la dynamique de l’échange. Au pourquoi faire ceci, dire ou taire cela, cette autorité répond « parce que parce que ! Point final ou point barre ». Elle n’a pas à se justifier parce qu’elle est la source de la légalité. Plus exactement sa légitimité est d’un autre ordre (par exemple Dieu), qui fonde l’ordre qu’elle donne. L’obéissance est en contre-partie une vertu qui élève par humilité et reconnaissance, notamment vis-à-vis de celui qui a donné la vie ou le nom, délivre le savoir et la tradition, transmet les valeurs et la sagesse. La sanction, y compris corporelle, est éducative, parce qu’elle vise à redresser l’impertinent, à le faire sortir de l’animalité agressive. Cette autorité informe, elle peut expliquer, mais elle n’a pas à, ne doit pas, et même n’a pas intérêt à justifier ou argumenter sa position. C’est l’autorité qui fait argument, et non l’argument autorité. Quand on est indiscuté, on ne peut entrer dans le discutable et le négocié sous peine de se faire remettre en question, de faire vaciller sa légitimité. Une autorité qui discute, à terme se discute, et risque de se dissoudre.
C’est contre cette conception « autoritariste » de l’autorité éducative que s’est élevée « la pensée 68 » (Ferry-Renaut) : « décoloniser l’enfant » (Mendel), éduquer de « libres enfants » (Neil), atténuer une inutile « surrépression » (Marcuse) pour favoriser leur potentiel développemental spontané par une éducation libérale en famille, et par une « autogestion pédagogique » (Lobrot) avec un « maître-camarade » à l’école. Les méthodes actives de « l’éducation nouvelle », fondées sur l’intérêt de l’enfant et le « travail coopératif » (Freinet), s’appuyaient déjà sur la mise en activité des élèves, le travail en groupe, le débat de régulation et de décision dans la classe considérée comme micro-société où l’on prend des initiatives et des responsabilités. Le maître, jadis propriétaire du monopole de la parole légitime, décidant souverainement qui devait à tel moment parler, répondre s’il était interrogé, ou se taire, négociait l’ordre du jour du conseil, et demandait la parole à son président de séance élève ! Quant à la « pédagogie institutionnelle » (Oury-Vasquez, Pain), influencée par le caractère structurant de la loi dans la psychanalyse, elle insistait sur la délimitation d’un cadre (les « métiers », les « ceintures », le « conseil » et ses procédures, etc.), pour organiser par des « institutions » la cogestion de l’autorité et des apprentissages. La discussion démocratique et le partage du savoir entre pairs, notamment par l’entraide, entraient donc dans la classe. Les responsables du système éducatif comprirent, suite à la multiplication des incivilités scolaires, que l’apprentissage de la discussion pouvait constituer, notamment dans les zones sensibles, un moyen de pacification scolaire, comme éducation à la civilité par une socialisation démocratique des individus et des groupes.
De même dans la famille, il fallait désormais donner la parole à l’enfant, écouter son vécu, comprendre son point de vue et prendre en compte son avis (Dolto), ne pas le corriger sous peine de le traumatiser. Cette tendance est renforcée par l’adoption de la « Convention internationale des droits de l’enfant », qui protège l’enfant de tout abus de pouvoir : la gifle, de méthode coercitive éducative, car on l’avait méritée, est devenue maltraitance en famille et faute professionnelle à l’école.
Que devient alors une autorité qui discute ? Qu’a-t-elle à y perdre ou à gagner ? Ne perd-elle pas précisément son autorité, sa puissance de commander et de se faire respecter, sa transcendantalité comme fondement légitime ? Discuter n’entraîne-t-il pas une parité, une horizontalité qui « dé-verticalise » sa position de surplomb, et disqualifie sa prétention, par l’antériorité de l’âge, la supériorité de l’expérience et des connaissances, le mandat sociétal à éduquer et transmettre ? Introduire une exigence démocratique de discussion dans la relation éducative familiale et scolaire, constituée de l’asymétrie des âges (adulte-enfant), des statuts (parent-enfant, maître-élève), des compétences et des responsabilités (éducative, civile, pénale), n’est-ce pas saper les bases de l’ordre social, des hiérarchies anthropologiquement légitimes, de la continuité inter ou transgénérationnelle, des institutions nécessaires pour intégrer les enfants dans un monde humain ? Importer dans la communauté affective familiale ou dans l’apprentissage scolaire, à un moment où l’on n’est que citoyen potentiel, et où il s’agit moins de transformer la société professionnellement ou civiquement que d’engranger le capital humain amassé, un modèle d’adultes citoyens égaux en droit dans la cité ; n’est-ce pas transférer sauvagement et indûment des concepts et des pratiques du registre politique au registre éducatif ? Ne pas se donner les concepts adéquats pour penser la spécificité de la relation éducative ? Certains philosophes critiquent la pente libertaire de la « pensée 68 » (Ferry-Renaut), et relativisent une interprétation laxiste des droits de l’enfant (Finkelkraut), renforcée par la diffusion psychanalytique de la « cause des enfants », qui débouche sur l’idéologie de « l’enfant roi ».
Le concept d’« autorité éducative démocratique » peut-il alors avoir un sens ? Qu’on contractualise avec les gens que l’on choisit peut sembler souhaitable ; mais on ne choisit ni ses parents ni ses maîtres, leur autorité est moins politiquement ou affectivement élective et révocable que transmissive. Et pourtant qu’est-ce qu’une autorité non reconnue ? La fugue, la rébellion, l’insoumission, la désobéissance témoignent-elles seulement d’une nature barbare à civiliser, d’une pathologie « sauvageonne » individuelle ou sociale à soigner, « surveiller ou punir » (Foucault) ? Ou d’une réaction vitale à l’étouffement de la personne, au dressage des corps et des esprits, à « l’incarcération » de certaines institutions, d’une intelligence des abus de pouvoir, d’une conscience confuse ou lucide de droits à revendiquer ?
N’y a-t-il d’autorité que « naturelle », par la force physique (le rapport de force d’un père avec son gosse), la ruse ou la séduction, ou culturelle, par la « violence symbolique » des institutions (Bourdieu), c’est-à-dire déjà là pour celui qui va s’y confronter (pour se conformer, s’insérer, s’intégrer diront les uns, pour apprendre la soumission, se couler dans le carcan du moule diront les autres) ? Ou peut-elle être aussi construite, conquise, progressivement reconnue, et pourquoi pas méritée, par la capacité à proposer, et pas seulement imposer, à écouter et prendre en compte, à décider après avoir consulté, recueilli des avis, à synthétiser des points de vue divers ? L’autorité qui se mérite par un processus de reconnaissance de compétences en gestion de groupe et de conflit, d’expérience de situations, de connaissances dans un domaine, qui se fonde sur la confiance en une personne fiable, qui sait prendre ses responsabilités mais aussi déléguer du pouvoir peut être un nouveau modèle de référence. Est-il possible avec des enfants et des adolescents ?
Car il subsiste du non négociable, par exemple en matière d’interdictions relatives à la législation ou à la sécurité, qui s’imposent à l’éducateur lui-même, et dont il est le garant réglementaire, engageant sa propre responsabilité juridique, sans compter ses propres valeurs éthiques qu’il juge formateur de transmettre et de ne pas transgresser. Pas d’autorité sans obligation de faire respecter certaines règles, et donc sans sanction de leur transgression. Une autorité éducative démocratique croit à la nécessité de discuter pour faire comprendre le bien-fondé d’une sanction. Elle n’est donc pas sans « autorité ».
Entre le laxisme où se dissout toute autorité, parce que le « laisser faire » supprime tout cadre structurant pour une personnalité en construction identitaire qui a besoin de limites à son fantasme de toute puissance, et l’autoritarisme, qui ne correspond plus aux tendances sociétales d’un individualisme émancipateur, et serait perçu comme atteinte aux libertés individuelles et aux droits de l’enfant, une nouvelle figure de l’autorité éducative se cherche, articulant la consistance d’une normativité nécessaire avec des processus régulateurs de discussion.
Mais la pratique de la discussion ne reconfigure pas seulement le pouvoir de l’autorité, elle amène à reconsidérer le statut du savoir.
Reconsidérer le statut du savoir et son mode d’autorité ?
Une bonne partie de l’autorité du maître, formalisée par sa délégation institutionnelle d’instruction, est fondée sur sa maîtrise de connaissances. C’est parce que le maître sait qu’il est habilité à transmettre. Il fait ainsi bénéficier l’élève, qui fait l’économie de ce temps, du patrimoine de millénaires de recherches humaines tâtonnantes (invention de l’écriture, de l’imprimerie, des sciences humaines et sociales, de l’informatique, etc.). Le savoir est cet acquis capitalisé par les hommes qui sert de base pour d’autres découvertes : il y a donc devoir de transmission et c’est l’un des sens (signification et direction) de l’école. Il ne peut donc, au fondement du progrès, être contesté. On ne va pas voter pour savoir si en mathématiques le théorème de Pythagore est dans la géométrie d’Euclide « plutôt vrai », ou si en histoire 1515 est une marque de bière ou la bataille de Marignan ! Le savoir scientifique n’est pas une opinion disputée au café du commerce, ou sur laquelle on peut faire un sondage. On ne discute pas 2 + 2 = 4, on mémorise par cœur sa table de multiplication. Sa vérité, parce qu’elle est attestée, doit être transmise, comprise, apprise et retenue. La démonstration en mathématiques, la vérification en sciences expérimentales, la concordance de témoignages de sources indépendantes en histoire convainquent la raison. Et alors qu’en démocratie, la décision appartient aux plus nombreux (le pouvoir du nombre), en science un seul peut avoir raison contre tous, par la pertinence du raisonnement ou l’administration de la preuve (le savoir rationnel).
Le savoir fait autorité. Discuter l’autorité du savoir, ce serait instiller le doute sur le pouvoir de connaître, sur la légitimité de la raison à construire du consensus universel, estomper les critères entre croire et savoir, mélanger opinion et connaissance, revenir en arrière sur les efforts de l’humanité pour tenter de répondre avec méthode et rigueur aux problèmes qu’elle formule : une régression obscurantiste face à la diffusion des « lumières ».
Et ce qui est dit de la science doit être repris pour cette autre forme de rationalité que constitue la philosophie. Discuter consiste à exprimer, échanger, défendre et combattre les opinions auxquelles on tient. Philosopher consiste au contraire à sortir de l’opinion subjective, contingente et relative de la caverne (Platon), à douter méthodiquement, radicalement et systématiquement de ses évidences (Descartes), à user avec jugement de sa raison (Kant), à « créer du concept » (Deleuze), à élaborer une vision du monde, un système cohérent d’interprétation, dans la « patience du concept » (Hegel). La discussion démocratique cherche à avoir raison pour que triomphe son opinion, c’est-à-dire l’influence sur autrui, et non comme la science ou la philosophie le rapport à la vérité de ce que l’on avance. D’où les tentations et les dérives de la discussion : la doxologie, où l’on se contente de dire ce que l’on pense sans chercher vraiment à penser ce que l’on dit ; la sophistique, ou l’on cherche plus à persuader l’autre qu’à se convaincre rationnellement soi-même ; la démagogie, où l’on dit ce que l’autre pense pour qu’il vous approuve et vote pour vous.
Il y a donc intérêt à distinguer nettement la nature épistémologique du savoir, avec son rapport à la vérité et à l’universalité, avec ses critères rationnels d’élaboration, de la discussion d’opinions, avec ses enjeux plus de pouvoir que de savoir. Le savoir ne se discute pas, comme les opinions : on y adhère par compréhension de sa logique interne, de sa rationalité propre, car c’est l’argument qui y fait autorité. Le savoir est sous l’autorité de la raison, qui seule fonde en connaissance l’autorité du maître.
Certes l’école doit transmettre les résultats scientifiques comme autant d’acquis patrimoniaux et de bases pour l’exercice d’une profession ou la recherche future. Mais elle doit aussi et surtout insuffler dans ces perspectives l’esprit scientifique, le sens du problème (Bachelard) et de la démarche pour résoudre les problèmes posés. Et donc s’intéresser autant au processus qu’au produit.
Elle doit aussi accompagner cette appropriation d’une réflexion épistémologique sur le champ de validité d’un théorème, d’une loi ou d’une théorie, et sur les modes de résolution des questions, sans lesquels des mécanismes d’application n’ont pas grand sens pour un sujet, et surtout ne permettent guère de transférer les savoirs. Or il y a aussi des acquis épistémologiques. 2 + 2 n’égalent 4 qu’en base 10, et la somme des angles d’un triangle est supérieure à deux droits dans la géométrie de Rieman, et inférieure dans celle de Lobatchevsky ! La mécanique de Newton ne « colle » avec les faits qu’abstraction faite de la vitesse de la lumière, et la révolution de Michelet n’a rien à voir avec celle de F. Furet… Non pas qu’une vérité scientifique soit relative au sens d’« arbitraire », mais parce qu’elle n’a sa validité que dans un système de référence donné (la somme des angles vaut seulement, mais nécessairement 180 degrés dans la géométrie d’Euclide). Une conception de la vérité scientifique diffusée comme absolue et définitive en ferait un dogme positiviste, l’équivalent d’une nouvelle religion éducativement révélée, peu conforme à l’épistémologie contemporaine, sa modestie devant la complexité du réel (Morin), son principe de « raison limitée » (Simon).
D’où l’importance dans l’enseignement scientifique d’introduire d’une part l’apprentissage des démarches scientifiques, d’autre part l’histoire des sciences, qui montre que le savoir a été socialement construit, et enfin la dimension épistémologique des principes, méthodes et résultats. Dans l’apprentissage de ces démarches, il faut aussi intégrer les acquis des théories de l’apprentissage socio-constructivistes. Les recherches faites montrent que, dans son processus d’appropriation de connaissances, le sujet doit entrer en conflit cognitif avec lui-même pour travailler sur ses représentations premières, qui sont souvent des préjugés, ce qui lui est facilité par des conflits sociocognitifs avec autrui, la confrontation interindividuelle régulée (c’est-à-dire sans dérive socio-affective), et centrée sur des enjeux intellectuels, favorisant le dialogue intra individuel (Vigotsky). La discussion rationnelle entre élèves sous la conduite du maître peut être, avec l’observation, l’expérimentation ou la modélisation, un des moyens de faire évoluer ses représentations sur le réel, comme elle le fut et le reste dans la communauté de savants.
Ce n’est pas parce que l’on discute que tout se vaut. Dans cette relativisation des opinions, il n’y aurait plus de place pour une formation scientifique ou philosophiques spécifiques. Si l’on discute à l’école, c’est au contraire parce que tout ne se vaut pas, et qu’il faut argumenter rationnellement pour savoir où est la vérité et qui a raison en cas de désaccord. En éducation, la discussion, pour être formative, c’est-à-dire échapper à la conversation, à l’échange qui dérive au gré des associations d’idées et charrie les préjugés, doit être porteuse d’exigences intellectuelles. C’est pourquoi nous avons développé dans nos travaux (cf. le site www.philotozzi.com – jusqu’en 2013 – et www.micheltozzi.com – après 2013), la thèse que pour avoir une visée philosophique, une discussion doit tenter d’articuler, dans un échange impliqué, sur des questions fondamentales pour chaque homme, des processus de pensée : problématisation de questions, d’affirmations et de notions, conceptualisation de notions et distinctions conceptuelles, argumentation de thèses et d’objections…
Un savoir co-élaboré par une discussion ne se juge pas à la dynamique d’un groupe, la force d’un leader, la ruse ou la séduction d’un membre, le poids du nombre, mais au « meilleur argument » (Habermas) rationnel, à celui susceptible d’universalisation, partageable par une « communauté de recherche » (Lipman). La discussion n’amène donc pas, si elle est conduite avec des objectifs et un cadre rigoureux — c’est l’enjeu de sa didactisation disciplinaire — une dévalorisation du savoir qui réduirait le maître à un animateur, la classe au café du commerce et la connaissance à de l’opinion. Mais elle incite à reconsidérer le statut du savoir : celui d’une production sociale historiquement élaborée par des exigences propres soumises à une critique collective rationnelle, dont le champ de validité est circonscrit dans un domaine, et établi par des méthodes spécifiques. Elle reconfigure l’autorité du savoir, formation culturelle majeure, mais non vérité « révélée » par un maître ou simplement attestée par des livres, parce qu’il faut s’en approprier le sens, comprendre sa construction, adhérer à sa cohérence et sa pertinence.
Conclusion
L’émergence de la discussion dans le champ contemporain de l’éducation et de la formation nous semble confirmer la double dimension anthropologique de celle-ci : ancrer dans l’histoire humaine un processus de socialisation démocratique des individus et des groupes, donner une fonction à l’échange rationnel réglé pour la co-production et la co-appropriation du savoir humain. Ce processus ne se fait pas sans remaniement profond du rôle du maître et du statut du savoir. S’esquissent d’une part une nouvelle figure, « l’autorité coopérative », comme cadre structurant les interactions éducatives par un jeu régulé des échanges, des décisions, des conflits, des négociations… et d’autre part une nouvelle configuration du savoir, dont l’autorité non dogmatique s’origine dans un rapport à la vérité qui se construit dans des démarches de confrontations rationnelles, et s’approprie par les dimensions socialisée et épistémologique de son élaboration.
N.B. « Débat scolaire : les enjeux anthropologiques d’une didactisation » est paru dans le numéro 24 de Tréma publié en 2004, https://journals.openedition.org/trema/598.
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |