Une analyse des pratiques des enseignants autour du concept de la ou des classe(s) inversée(s) permet de mettre en évidence deux grands types (en terme d’analyse des composantes) ou encore deux dimensions permettant de structurer un vaste paysage au départ des informations recoltées auprès des praticiens interrogés. Notre prochain billet sera consacré à ces recherches empiriques.
On peut d’emblée tracer un continuum entre des pratiques plutôt « centrées sur l’enseignant » (même virtualisées par le truchement de vidéos) et d’autres davantage « centrées sur l’apprenant », ce dernier considéré alors comme acteur et auteur de ses apprentissages. Comme on le sait, il ne s’agit pas d’exacerber des positions contradictoires (deux dimensions à nouveau qui sous-tendent un vaste champ de pratiques) en apparence mais de les réconcilier dans les pratiques de l’enseigner-apprendre. On trouve ainsi aux extrémités de ce continuum (de cette variété de possibles plutôt à combiner donc qu’à considérer en tension) :
- de la vidéo, un média emblématique mais non rédhibitoire, à regarder avant la classe proprement dite pour, intentionnellement, consacrer plus de temps et développer davantage d’activités et d’interactivités pendant celle-ci (la classe inversée proprement dite, originelle)
- des dispositifs construits par les élèves eux-mêmes dans lesquels ils deviennent à la fois « didacticiens » des savoirs récoltés sur Internet et ingénieurs pédagogiques des interactivités qu’ils ont préparées à l’intention de leurs collègues (avec, à la limite, une pratique en do it yourself appelée « Classes renversées » par notre collègue Jean-Charles Cailliez).
Il est de prime importance, selon nous, de faire les distinctions nécessaires entre les différentes façons de « faire la classe inversée ». Sans ce passage par la catégorisation, sans identifier les stratégies variées cachées derrière le concept (le slogan), comment discerner les effets tout aussi différenciés qui nous sont relatés dans la littérature scientifique, dans les blogs, dans les articles de presse ? Un document scientifique qui ne tiendrait pas compte de cette variété en analysant même finement « ce qui se passe » dans une classe donnée et parfaitement identifiée ne pourrait prétendre à la généralisation … du recul donc. Modestement, c’est ce à quoi vous invite ce document et mon approche.
En parlant deS classeS inverséeS, j’ai souhaité modestement sortir d’une certaine ornière conceptuelle dont les détracteurs de LA classe inversée (singulière, prospective, perçue parfois comme normative et souvent limitée à sa moindre facette : les vidéos à la maison, voir mon document sur ce Blog) font leurs choux gras. Pourtant le concept initial « les leçons à la maison, les devoirs en classe » a été maintes fois remanié … il en est ainsi de toute innovation : l’idée initiale, souvent imparfaite, se transforme, s’approprie, s’élargit ici ou se restreint là-bas :
The design of flipped classrooms has often been limited to the concept of replacing in-class instruction with videos and using class time for homework. In contrast, we define the ‘flipped classroom’ as an open approach that facilitates interaction between students and teachers, and differentiated learning (Bergmann et al., 2012 ; Keefe, 2007 ; Lage et al., 2000 ; Tomlinson, 2003) by means of flipping conventional events both inside and outside of the classroom and supporting them with digital technologies (Hughes, 2012). A notable pioneer of the flipped approach, Lage et al. (2000), did not limit “flipping” to lectures and homework. (Min Kyu Kim, So Mi Kim, Otto Khera, Joan Getman (2014). The experience of three flipped classrooms in an urban university : an exploration of design principles. The Internet and Higher Education, Volume 22, July 2014, Pages 37–50.)
C’est peut-être pour cela que les auteurs du concept initial, Bergmann et Sams, parlent aujourd’hui de Flipped Learning, d’apprentissage inversé et non plus tant de « classe inversée ».
Différentes dimensions pour structurer le paysage des classes inversées
Nous avons maintes fois présenté le schéma ci-dessous qui synthétise notre pensée (confirmée dans nos recherches – publiées dans Education&Formation ) construite au départ des descriptions que nous en ont faites les enseignants et formateurs « adeptes » ou utilisateurs occasionnels de cette pratique).
Mentionnons quelques points d’attention à l’examen de cette figure :
- Les deux axes : l’axe horizontal témoigne de l’origine des savoirs transmis (présenté par l’enseignant ou amené par les élèves) et du type de savoirs travaillés (savoirs formalisés ou savoirs pratiques) entre « monde des idées » et « monde de l’expérience concrète ». L’axe vertical témoigne davantage des différents rôles ou postures tenus par les enseignants (Lavenier et al., 2015) et par les élèves.
- La localisation des activités : les activités menées en classe « en présence » et celles effectuées hors de la classe « à distance » dans une optique d’hybridation (la recherche d’informations pouvant, par exemple, se faire dans le centre de documentation à l’école ou ailleurs). Le lecteur intéressé reverra mon billet de Blog sur « 5 facettes pour construire un dispositif hybride : du concret ! »
- Les différents types : on y retrouve le Type 1 celui de la classe inversée proposée initialement (de manière très caricaturale, les leçons à la maison, les devoirs en classe) et le Type 2 dans lequel les activités à distance sont effectuées par les élèves eux-mêmes, de manière autonome ou en groupe, en prélude à l’activité en classe. La représentation suggère que ces deux types sont fortement prototypiques (quelque peu extrêmes), LES classes inversées les réunissant dans des proportions diverses. Nous désignerons ce mélange par l’étiquette Type 3 dans lequel les deux précédents types en constituent à la fois les ingrédients et les dimensions.
- Finalement, nous avons complété la figure par une stratégie de formation, les « classes renversées » dans laquelle les élèves ou les participants à la formation y contribuent maximalement à la fois au niveau des savoirs travaillés, des activités prévues y compris l’évaluation (pour les autres élèves par exemple) en assumant tout à la fois les rôles d’enseignant et d’apprenant (Cailliez, 2015, voir ci-dessus et une vidéo ici).
De manière plus pragmatique, nous pouvons alors imaginer que les différentes activités mentionnées le long des deux axes deviennent des événements d’apprentissage à organiser au sein de différents scénarios. En voici un donné ici à titre d’exemple (les numéros se réfèrent à la figure ci-dessus) :
1 (Type 2, « distance ») : hors la classe ou encore, en généralisant, en autonomie ou sans la supervision directe de l’enseignant ou encore dans un local (un learning space) réservé pour cela dans l’école même, individuellement ou en groupe, analyser le problème proposé, faire émerger des questions, chercher les informations, instruire la thématique, ramener des éléments des contextes visités, les structurer quelque peu, préparer une petite présentation d’une manière originale … Les compétences visées seraient : recherche d’informations, validation, analyse, synthèse, créativité …
2 (Type 2, présence) : présenter, en classe, les informations et ressources trouvées, identifier les différences et repérer les similitudes avec les propositions des autres élèves ou d’autres groupes, vivre un « conflit » socio-cognitif, expliciter les préconceptions, faire émerger les questions, les hypothèses … Il ne s’agit pas uniquement de présenter un « PowerPoint » mais de préparer des activités pour les condisciples. Les compétences visées seraient : communication, animation, analyse, réflexivité, modélisation …
3 (Type 1, « distance ») : hors la classe selon le schéma initial (originel) des classes inversées ou encore, en généralisant, en autonomie ou sans la supervision directe de l’enseignant ou encore dans un local (un learning space) réservé pour cela dans l’école même, individuellement ou en groupe, prendre connaissance des théories, relever les éléments pertinents pour la thématique investiguée, préparer une synthèse, exercer le fonctionnement du modèle … Les compétences visées seraient : apprendre, faire des liens, mémoriser, se poser et préparer des questions, modéliser …
4 (Type 1, présence) : en classe à nouveau, consolider les acquis, faire fonctionner le modèle ou la théorie en regard des thématiques investiguées, préparer le transfert par l’approche d’autres situations … Les compétences visées seraient : comprendre, appliquer, investiguer les limites, transférer à d’autres contextes …
Une vision systémique des classes inversées
Ce scénario illustratif trouve, dans le cycle de Kolb (1984) à propos de l’apprentissage expérientiel, des éléments qui à la fois le structurent et le consolident. La figure 2 présentent cette vision systémique des événements d’apprentissage mobilisés dans les classes inversées. Nous avons également complété la figure avec les trois constituants de l’enseignement stratégique selon Tardif (1992) : contextualisation (ancrer les apprentissages dans les contextes pour leur donner du sens), décontextualisation (formaliser et structurer les savoirs d’expérience récoltés de manière à les rendre plus généralisables) et recontextualisation (appliquer ces savoirs formalisés dans d’autres situations, le transfert). Encore une fois, pour en terminer avec ces dialogues de sourds entre présence et distance, dans la figure le mot « distance » peut signifier : hors la classe ou encore, en généralisant, en autonomie ou sans la supervision directe de l’enseignant ou encore dans un local (un learning space) réservé pour cela dans l’école même, individuellement ou en groupe … l’imagination au pouvoir !
Plusieurs auteurs ont déjà approché le concept des classes inversées de manière systémique, au départ de plusieurs théories de l’apprentissage, sans cependant aboutir à une détermination de ce système au départ de différentes dimensions en interaction et sans en déterminer d’éventuels effets différenciés. Mentionnons ainsi le cycle proposé par J. Gerstein (2011) sur son Blog User Generated Education ; le cycle est construit sur différents types d’activités soit pilotées par l’enseignant (en début, par la sensibilisation au sujet et la partie conceptuelle) soit prises en charge par les élèves (ensuite, par des applications ou des activités de production et de transfert, de généralisation). Après des recherches, nous avons trouvé une filiation certaine entre ce modèle et le modèle « 4-Mat » (Format ?) de Bernice McCarthy (1987) qui l’associait (comme Kolb) à la mise en pratique ou à l’exercice de différents styles d’apprentissage (voir en annexe ci-dessous).
Ou encore le modèle compréhensif proposé par The University of Queensland en Australie qui propose un cycle inspiré du précédent, ainsi que de celui de Kolb et des démarches mises en place par Eric Mazur, professeur de physique à Harvard (Mazur, 1997). Ces derniers proposent des scénarios (en fait fortement d’inspiration béhavioriste) qui démarrent (selon le principe originel de la Classe inversée) par une prise de connaissance (une première approche) de la théorie par les étudiants au moyen de différents médias (des textes, principalement des vidéos, d’autres ressources …). L’accent est mis alors, et à juste titre, sur l’activité en classe : elle commence par (1) des tests (des questionnaires) résolus interactivement pour assurer la bonne compréhension des concepts de base, (2) des questions ouvertes (des applications, des exercices) auxquels les étudiants sont invités à répondre (souvent à groupe), (3) des questions de recherche qu’ils travaillent ensemble (le fameux peer instruction, instruction par les pairs) et dont ils partagent (par exemple par de courtes présentations) les résultats négociés et finalement (4) un test récapitulatif sur les notions couvertes par la leçon, le module, le cours …
La définition de l’université Vanderbilt résume cette approche de la classe inversée (nous traduisons) : Le concept de classe inversée décrit un renversement de l’enseignement traditionnel. Les étudiants prennent connaissance de la matière en dehors de la classe, principalement au travers de lectures ou de vidéos. Le temps de la classe est alors consacré à un travail plus profond d’assimilation des connaissances au travers de méthodes pédagogiques comme la résolution de problèmes, les discussions ou les débats.
La figure ci-dessous résume plusieurs points de cette approche qui démarre le plus souvent (point 1) par l’étude souvent individuelle des contenus de cours, vidéos, textes … pour mieux se consacrer à l’apprentissage lors de la rencontre avec l’enseignant et les autres élèves (notre Type 1 principalement).
Un cycle … à parcourir de différentes façons
Remarquons cependant que, contrairement à notre approche plus inductive (contexte et sens d’abord, concepts et applications ensuite), les cycles ci-dessus démarrent le plus souvent par l’approche des concepts d’abord (via des vidéos, des textes, des médias enrichis), la recherche de sens ensuite (via des questionnaires ou des discussions en ligne …) pour finalement aboutir sur les applications (projets, problèmes, présentations …). Il s’agit là peut-être d’une différence à rechercher dans les paradigmes éducatifs qui sous-tendent l’enseignement obligatoire (primaire, secondaire que nous étudions ici) et l’enseignement supérieur (nous avons montré que le Type 2 était plus fréquent en fin du secondaire, sans doute aussi dans le supérieur, alors que le Type 1 était davantage pratiqué à l’école primaire). Aussi de variétés liées aux disciplines, le Type 1 étant davantage pratique en … mathématiques. C’est peut-être pour cela que la Khan Academy s’est principalement développée autour de cette discipline.
Mais on peut aller plus loin en observant qu’il s’agit peut-être aussi de marques culturelles qui orientent très fort, selon moi, d’une part l’univers éducatif anglo-saxon et d’autre part l’univers éducatif latin. On sait combien les grandes inventions technologiques (l’écrit, le livre, le numérique …) ont profondément changé notre culture. Dans mon raisonnement, je remonte à l’invention du livre : les « catholiques » (je généralise sans doute un peu) redoutaient cette innovation. Pour eux, il était impensable que « les gens » puissent accéder aux savoirs (toujours et depuis longtemps sacralisés) par eux-mêmes sans la « lecture » (le cours « ex cathedra ») et l’interprétation du prêtre, d’un clerc, d’un prof … Luther, dit-on, y voyait tout au contraire une occasion pour les individus d’accéder directement aux savoirs. Une fameuse intuition si on se transporte à l’ère du numérique.
Nous résumons notre propos dans la figure ci-dessous (originale) dont le but est tout d’abord de montrer certaines tendances au niveau des types et des scénarios engendrés par le concept ou mieux, la stratégie, des classes inversées et d’illustrer surtout un grand principe pédagogique, selon nous, celui de la variété des approches pédagogiques dans des allers-retours ou mieux dans des cycles ou des scénarios entre contextes et concepts.
La figure ci-dessous comporte :
- Au centre, un schéma illustrant le Cycle de Kolb (Experiential Learning)
- Le positionnement de nos deux types de classes inversées (Type 1 et Type 2), le Type 3 les intégrant dans un possible scénario pédagogique (une clé de voûte dans la stratégie des classes inversées) toujours à re-construire
- Les styles d’apprentissages associés au cycle de Kolb : divergent, assimilateur, convergent, accommodateur (le lecteur intéressé en trouvera une description ci-dessous)
- Le cycle (en brun sur la figure) en 4 étapes (que j’appelle parfois « événements d’apprentissage ») proposés ci-dessus et décrits plus amplement dans deux articles sur The Conversation. Nous remarquons que ce cycle est « parallèle » à celui proposé par Tardif et aussi Mérieu : contextualisation, décontextualisation, recontextualisation (ce dernier point étant souvent associé à celui du transfert des apprentissages)
« Un apprentissage n’est libérateur que dans la mesure où ses acquis sont transférables » et d’autre part, il s’impose comme une exigence pédagogique, pour ouvrir de nouvelles perspectives d’apprentissage : « une connaissance n‘est véritablement appropriée que quand elle est devenue elle-même un outil pour en acquérir un autre. » (Tardif, J., Le transfert des apprentissages, Chap 1)
- Un autre cycle (en violet) dont l’ancrage principal (le point de départ) réside dans l’appropriation des savoirs nécessaires par l’élève (apport de connaissances). Ce dernier cycle est proche de celui proposé par Adeline Colin (Conseillère pédagogique Châlons-Est) dans un dossier « Classe inversée » de Animation & Education (Janvier-février 2017, N° 256).
Nous voici au bout de ce billet. Il me semble clair actuellement que le concept (la stratégie) de la classe inversée s’est développée en une variété de pratiques, d’activités d’apprentissage (leS classeS inverséeS) qu’il convient à organiser dans un scénario, une organisation temporelle, orientée vers des objectifs précisés, négociés … ou en tout cas explicités aux élèves par l’enseignant. Parmi ces types, ces scénarios … faut-il alors choisir. Nous ne le pensons pas. Nous y voyons une synergie, une systémique entre différentes approches entre monde des idées (les concepts, les principes, les lois, les théories ..) et monde des expériences concrètes (les expériences, les pratiques, les perceptions, les intuitions, ce que nous avons d’humain … les émotions aussi) qu’il importera de scénariser, de cadencer au profit des apprentissages dans et pour un monde complexe.
Alors vous, vous commencez où le cycle des classes inversées, vous amorcez comment votre cours ou votre leçon ? Vos commentaires sont les bienvenus et attendus.
Annexe : Styles d’apprentissage impliqués dans le Cycle de Kolb :
Les quatre étapes proposées (expérience concrète, observation réfléchie, conceptualisation abstraite et expérimentation active) suggèrent l’existence de quatre façons d’apprendre, de quatre façons d’aborder l’environnement : concret, réfléchi, abstrait et actif. A la jonction des étapes, on trouve donc les profils suivants :
- Le style divergent (concret-réfléchi) se caractérise par l’observation et l’interprétation de situations concrètes de différents points de vue. Se mettant volontiers à l’écoute des autres, « le divergent » aime dénicher les informations (qu’il préfère à l’action) et les catégoriser de différentes façons ainsi que faire fonctionner son imagination dans l’identification de divers problèmes ;
- Le style assimilateur (réfléchi-abstrait) se caractérise par l’appropriation de nombreuses informations et leur intégration concise et logique. « L’assimilateur » préfère manipuler les idées et les concepts et une bonne explication logique lui paraît plus importante que l’application ;
- Le style convergent (abstrait-actif) se caractérise par la recherche d’applications pratiques aux concepts et aux théories. « Le convergent » préfère les tâches techniques, la résolution de problèmes et s’écarte bien souvent des considérations sociales ou interpersonnelles ;
- Le style accommodateur (concret-actif) se caractérise par la mise en œuvre d’expériences pratiques dans lesquelles il s’implique instinctivement et personnellement. « L’accommodateur » est un intuitif qui aime relever des défis, mettre la main à la pâte et qui s’en remet facilement à l’analyse ou au jugement des autres.
Extrait de : Lebrun, M. (2005). Théories et méthodes pédagogiques pour enseigner et apprendre : Quelle place pour les TIC dans l’éducation ?, Bruxelles, De Boeck, 206 p., (2ème éd. revue).
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