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Interview de Romain Lalande (1) : coopérer oui mais en n’oubliant surtout pas le « bien vivre »

3 novembre 2018 par Michel Briand Coopérer 262 visites 0 commentaire

Un article repris de http://www.cooperations.infini.fr/s...

Dans Histoires de coopération nous poursuivons nos interviews d’acteur.ice.s de l’archipel Animacoop avec aujourd’hui Romain Lalande qui met le doigt sur l’importance de prendre soin de soi et des autres, de bien vivre au quotidien dans nos projets collaboratifs.

Cet interview est prolongé par une seconde partie où il donne sa vision des communs et d’un partage sincère qui n’exclue pas, interpellant par là les licences dites à réciprocité qui proposent un partage sélectif.

Bonjour Romain est-ce que tu peux te présenter ?

Romain Lalande, j’ai 27 ans et ce qui m’occupe est d’aider les individus à bien vivre leurs collectifs. En gros cela consiste en trois choses : donner des trucs et astuces, des éléments de méthode pour faire en sorte que tout se passe bien dans les groupes, que l’on ait envie d’y être et d’y rester. A cela on va ajouter des outils numériques ou d’animation qui peuvent nous faciliter la tâche, mais surtout apprendre à les choisir intelligemment.

J’agis et partage sur ces questions avec d’autres personnes issus de différentes sphères : mouvement des communs, collectif Animacoop notamment.

Je suis « porté » par un collectif d’entrepreneurs au sein de la coopérative Artefactsà Tours. C’est de l’entreprenariat collectif où l’on a chacun nos activités, adossées les unes aux autres, en mutualisant de l’administratif, des projets, des ressources…


Et puis à côté je suis aussi pas mal impliqué dans un Fab lab à Tours (le Funlab) où je participe à l’animation d’ateliers de fabrication numérique.

Et si tu avais quelques mots clés pour te définir sur ce volet de la coopération ?

communs  ; butinage  : j’aime bien aller dans différents endroits et prendre ce qui me plaît un peu partout ; passeur  : j’aime bien rendre disponible à d’autres ce que je récolte à droite à gauche ; et un dernier mot, en ce moment, c’est bien vivre, c’est à dire ne pas oublier de faire en sorte d’aller bien tout de suite.

À l’école, on a plutôt appris à cacher notre copie, dans la société c’est aussi plutôt la compétition qui domine, qu’est-ce qui a fait dans ton expérience personnelle ou professionnelle que tu as choisi la coopération ?

J’ai toujours été en décalage avec ce que l’on apprenait à l’école et la manière dont les gens se comportaient, mais je n’ai pas rapidement mis le doigt dessus. J’ai d’abord compris que je n’avais pas envie de vivre dans le monde capitaliste avec les valeurs que l’on mettait derrière et le monde dans lequel j’évoluais ne m’allait pas.

Je me souviens d’un livre de Jean Ziegler, l’Empire de la honte qui m’a mis un petit peu le doigt sur ce qui dysfonctionnait sur terre et qui parlait en particulier de la faim dans le monde. À partir de là, je me suis dit que je voulais faire de l’humanitaire, des choses utiles. Et j’ai fait un DUT de logistique, sauf que quand je suis arrivé en fin de DUT, en voulant faire un stage dans des structures humanitaires, on m’a mis face à 2 personnes en essayant de me mettre la pression pour vérifier que j’y réagissais bien. Je me suis rendu compte que ce n’étaient pas ces relations humaines qui devaient habiter le monde que je voulais.

Et je me suis dit qu’il y avait aussi la manière dont on fonctionne ensemble et pas juste la finalité de l’action qui m’importait. J’ai trouvé une licence pro qui m’a pas mal ouvert l’esprit à Châteauroux, la licence MOTSES (management des organisations tu tiers secteur et d’économie solidaire [1] et là on a rencontré plein d’initiatives qui fonctionnaient en coopération. On est parti de l’ESS un peu classique et puis on est allé voir des initiatives, notamment à Faux la montagne sur le plateau des Millevaches avec des gens qui fonctionnaient très différemment. C’est vraiment ce qui m’a fait prendre conscience de l’importance de la coopération dans ma vie.

J’en ai aussi pris conscience en faisant des erreurs. J’ai travaillé dans un réseau d’économie solidaire en Touraine de 2013 à 2015, (le Cré-sol),où j’étais sur un poste d’animation de groupes : des cagnottes, des cigales, des initiatives citoyennes de financement solidaire. Je me suis pas mal outillé, j’ai appris pas mal de choses sur les outils numériques collaboratifs sauf que ces groupes ne fonctionnaient pas ou mal, j’étais toujours en train d’essayer de les tirer, de comprendre ce qui n’allait pas. Je savais ce que les gens devaient faire pour travailler ensemble mais mais ils ne voulaient pas le faire et cela posait quand même un petit problème.


C’est en allant au Forum des usages coopératifs de 2014 et en croisant des gens d’Outils Réseaux que j’ai vraiment mis le doigt dessus : c’est le groupe qui doit décider de coopérer et il fallait que je change ma posture. Cela m’a pas mal donné envie de travailler sur le sujet et d’en faire mon métier, d’essayer d’en vivre. On ne fait pas coopérer des gens qui n’en ont pas l’envie et replacer l’outil comme facilitateur de la volonté du groupe, démystifier le côté outil miracle, a été le déclic pour moi.

Est-ce que tu pourrais nous présenter un ou deux projets coopératifs auquel tu as participé et qui t’ont particulièrement marqués ?

Il y a eu notre gros projet crash test en Touraine Coopaxis, un Pôle Territorial de Coopération Économique où le sujet était l’innovation sociale et le numérique : comment en mettant côte à côte des gens qui a priori ne se croisaient pas souvent, qui étaient encore en silo, comment on cassait ces silos là, pour les faire travailler ensemble, collectivités, entreprises, entrepreneurs, citoyens associations, sur le sujet de l’innovation sociale et du numérique.

Sur le territoire (agglomération de Tours en général et la ZUS du Sanitas en particulier) une trentaine d’organisations de natures différentes (associations, entreprises, collectivités et établissements de formation et R&D) partagent l’idée que les collaborations autour du numérique peuvent devenir un vecteur du développement social et économique pour le territoire. Pour que cette idée se concrétise, ils se retrouvent pour stimuler, émuler et incuber des projets qui associent numérique et innovation sociale, et contribuent au développement du territoire. Pour faciliter ces coopérations, ces acteurs construisent un Pôle Territorial de Coopération Economique (PTCE). Pour construire ce PTCE, l’association CoopAxis a été créée. Elle a pour vocation de construire ce pôle, commencer à animer les coopérations et l’accompagnement de projets. Il s’agit d’une démarche expérimentale.

citation reprise de http://blog.coopaxis.fr/a-propos/

Cela a produit mal de choses intéressantes en termes de contenus et a permis de défriche le terrain sur le sujet, alors approprié par trop peu de monde. Mais par contre, la manière de vivre cette coopération au sein de la structure n’a pas été évidente. Les gens qui sont passés salariés ou bénévoles actifs ont été souvent épuisés, cela a produit pas mal de déclics sur un certain nombre de points. De cela qu’est-ce que l’on en retire ? Avoir réussi à documenter tout ce que l’on avait fait nous sert encore aujourd’hui et a amené une culture commune sur le territoire, un capital immatériel vraiment durable, qui reposait avant tout sur le partage de l’expérience que l’on était en train de produire.

L’erreur, pour moi, a été de considérer le numérique comme le seul sujet. On s’était imposé, avec un gros collectif, à réussir à coopérer en tirant les gens : on n’a pas laissé au collectif le temps de s’installer, on n’a pas suffisamment fait attention aux personnes... et il y a quand même eu de belles souffrances pour les gens qui étaient impliqués. Cela a été un bon apprentissage collectif. On était une bonne quinzaine sur Tours à être très impliqués là-dedans et on a beaucoup appris pour nos projets collectifs actuels et sur la manière dont les mettre en œuvre.

Là où cela a été plutôt efficace c’est que la documentation aujourd’hui est reprise, diluée dans plein de choses, personnellement, je m’en sers au quotidien, chacun se ressert de cette documentation et on la remet en partage. Aujourd’hui, l’association a muté et l’activité se concentre autour d’un objet plus restreint et en particulier autour d’un mini tiers-lieux de quartier, Le 13 qui est de loin un des endroits qui fait le plus sens pour moi aujourd’hui en Touraine.



cf à propos de ce projet le wiki savoirs communs

Le wiki Savoirs Communs est une bibliothèque numérique créée par et pour des acteurs de l’ESS de l’Indre-et-Loire qui souhaitent améliorer, structurer, déployer leur projet par l’usage d’outils numériques adaptés. Ces usages numériques peuvent faciliter les collaborations, muscler les projets, rendre des actions plus efficaces, promouvoir ou défendre des causes, susciter de la participation, développer le bénévolat et la collecte de fonds.

La coopération demande un changement de posture et cela prend du temps ?

Il il y a le côté changement culturel mais aussi on savait que ce que l’on faisait était ce qu’il fallait faire, alors on est parti devant et on s’est un peu oublié. Et comme il y avait des envies sur le territoire mais qu’on n’avait pas les moyens de tout faire on s’est mis un rythme de fou. On avait peut-être aussi un peu survendu le projet .. Du coup, à la fin, tout le monde était épuisé. Aussi cela a été un soulagement quand on a dit « le projet, ne s’arrête pas et continue mais dans différents petits projets à côté » et chacun a pu se focaliser sur les projets qui l animait vraiment, tout en restant relié par cette expérience commune.

Et une seconde expérience ?

J’ai une deuxième expérience plus actuelle qui est la résultante positive de la première. CoopAxis et le Cré-sol m’ont permis de rencontrer des personnes et on a monté un collectif qui s’appelle collectif Osons « Cultiver la coopération » où l’on a essayé de mettre en œuvre toutes les choses, toutes les leçons apprises et que l’on essaie de transmettre à d’autres.


Un collectif pour pour accompagner la coopération, l’animation participative, l’animation d’événements, réponse à des accompagnements collectifs DLA et programme de formation, image extraite du site Osons

Je trouve que l’on a bien réussi à s’appliquer ce que l’on prône. On a mis le temps, cela fait deux ans que l’on discute, on a mis en place des petites règles entre nous, on n’a pas mis de lourdeurs et on prend le temps de vérifier que le projet corresponde bien à ce que chacun y cherche de manière assez régulière. On a déjà passé deux moments de tension assez forts sur des choses que j’avais déjà vues dans d’autres collectifs et où le résultat, à chaque fois, avait été la sortie violente d’une personne du groupe… mais là on a quand même réussi à surmonter cela. Je trouve que ce cheminement nous a permis de grandir et d’arriver à un collectif qui nous fait du bien, qui nous fait plaisir. C’est bizarre à dire mais ce qui me fait penser que ce collectif fonctionne, c’est que s’il s’arrête demain, ce ne sera pas grave, on n’en gardera que du positif !

Qu’est-ce qui te semble pour pour toi un frein à la coopération ?

C’est quand on oublie de prendre soin des gens. Le collectif c’est avant tout des individus interdépendants et quand on part du principe que c’est pas grave si des personnes vont mal parce que de toute façon ce qu’on fait c’est plus important que nos pauvres petits besoins individuels alors on peut essorer les gens, cela devient normal d’être fatigué, de ne pas être content d’aller en réunion parce c’est nécessaire de le faire étant donné que notre association est hyper importante. Ces comportements sont des freins parce qu’ils pevent créer des situations douloureuses de coopération.

En fait, ce j’ai vraiment adoré dans les expériences que j’ai vécues ce sont les petites expériences irréversibles de coopération qui font que l’on a envie de revenir, pas celles qui nous en dégoûtent. Je crois qu’il y a un gros intérêt à prendre soin de soi.

Il y a une autre limite c’est l’ego individuel, le fait qu’il y ait des gens qui n’arrivent pas à lâcher prise, qui ont trop besoin de reconnaissance et surtout le fait que cela ne soit pas dit. Pour moi l’ego est pas gênant en soi, s’il est conscientisé.

Et après, il y a un autre type d’ego ce que moi j’appelle l’ego du militantisme ou l’ego collectif où l’on croit que l’on détient LA solution cela concerne le groupe mais aussi les autres groupes. On ne peut pas vivre une expérience collaborative si on est coupé de l’extérieur et du coup l’égo du militantisme ou l’ego collectif peuvent empêcher la porosité avec le monde au sein duquel on entend pourtant agir.

Et ce qui facilite ?

Le lâcher prise, l’écoute transformatrice, le fait que l’on accepte d’être changé par les gens avec qui on fait des choses. C’est là qu’on est dans des rapports aux autres qui sont vraiment des rapports réciproques qui peuvent autant nous apporter que ce que l’on apporte.

Est-ce qu’il y a des personnes dans ta vision de la coopération la façon dont tu la pratique que tu voudrais citer comme source d’inspiration ?

La plupart des gens que tu as interviewé et qui sont des exemples de diversité et de bienveillance [2] :-)

Il y a le côté compostabilité [3] avec Laurent Marseault, il y a l’aventure plus collective « trucs et astuces pour impulser la coopération » [4] qui résume de nombreux principes qui m’ont beaucoup guidé. Il y a aussi le travail de Lilian Ricaud sur la stigmergie [5] et sur les patterns, l’importance de pouvoir décomposer en petits bouts ce que l’on partage et que l’on documente pour que d’autres puissent le réassembler différemment.

En termes de livres il y a aussi « Aux sources de l’utopie numérique » de Fred Turner chez C&F édition [6] qui est vraiment une bible pour moi et me rappelle en quoi la coopération a toute sa place dans le monde du numérique et de l’Internet.

Je pense aussi à Malvina Balmes, je l’ai rencontré à l’époque de CoopAxis qui s’occupe maintenant du lieu «  Le 13 » avec d’autres personnes. Elle est dans des projets aux enjeux vertigineux, mais s’arrête sur chaque personne, et elle arrive à leur trouver une place pour qu’on ne les oublie pas en chemin. Elle me rappelle souvent que ce qu’on fait n’a pas trop de sens si c’est pour ne pas s’arrêter sur ce qui nous entoure et en oublier les vrais gens.


[1] Une licence pro qui existe encore mais qui a changé de nom : licence professionnelle MOISE, Management des organisations innovantes, solidaires et entrepreneuriales : https://www.univ-orleans.fr/iut-indre/licence-professionnelle-moise-management-des-organisations-innovantes-solidaires-et-entrep

[2] Une douzaine d’ interviews sont proposés sur le site Histoires de coopérations dans un écriture progressive hebdomadaire de 52 histoires qui ont amené une personne à coopérer ?

[3] La compostabilité : pour un écosystème de projets vivaces, »le 4 mars 2018 Romain Lalande, Laurent Marsault sur le site de Vecam : https://vecam.org/La-compostabilite-pour-un-ecosysteme-de-projets-vivaces

[4] Petit manuel de 68 pages publié sur le site d’Outils-Réseaux : http://www.outils-reseaux.org/communication/Ebook/TrucAstucesCooperation-web.pdf,
voir aussi l’e-book COOP-TIC

[6] Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand un homme d’influence, Trad. de l’anglais par Laurent Vannini, Caen, C&F Éd., 2012, 432 p.

Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)

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