Le sujet des générations Y/Z suscite un intérêt croissant en entreprise, où il vient « rafraîchir » des thèmes plus anciens tels que le management intergénérationnel, la reconnaissance, l’exemplarité ou encore la marque employeur. En tant que professeur de management, cette question m’a interpellé en raison de sa prégnance lors des discussions avec des managers, mais aussi lors de rencontres organisées autour des grandes questions de l’entreprise et du management.
Pour autant, la communauté académique ne s’est pas véritablement mobilisée pour analyser la réalité des questions sous-jacentes. Ceux que l’on pourrait qualifier plus globalement de natifs digitaux (pour rassembler les Y et les Z et sortir ainsi d’une approche générationnelle étroite dont on peut déjà questionner la pertinence) interpellent pourtant managers et directions des ressources humaines en raison de postures et de pratiques qui peuvent être perçues comme étant déstabilisantes. C’est pourquoi j’ai souhaité, dans le cadre d’une Chaire d’enseignement & de recherche, mieux comprendre ce phénomène et ses implications pour les pédagogues.
À l’issue d’un premier cycle de travaux réalisés avec des enseignants-chercheurs de Grenoble Ecole de Management, de l’Université de Grenoble, de l’Institut Mines Télécoms et de Télécom École de Management, cycle qui a pris la forme d’un ouvrage collectif paru en février 2015 aux Presses Universitaires de Grenoble, j’aimerais partager ici quelques réflexions avec les lecteurs. Pour chacune, nous esquisserons quelles sont nos responsabilités en tant que pédagogues.
Mieux saisir les réalités des mondes du travail et de la transformation numérique
Premier point, on observe que les jeunes générations sont elles-mêmes assez critiques et plutôt lucides sur leurs usages du numérique. Globalement conscientes d’être trop connectées, désireuses de mieux comprendre les logiques de l’économie digitale, sans illusions excessives en ce qui concerne les potentialités des réseaux sociaux – elles semblent leur préférer les « vrais » réseaux personnels et professionnels – les jeunes générations abordent la question du digital avec un certain recul dès lors qu’elles poursuivent des études supérieures.
Elles savent en effet assez peu de choses sur le digital, ses enjeux, son économie, sa géopolitique… Elles ne s’en cachent pas et elles attendent de nous que nous les accompagnions sur le chemin d’un apprentissage de ces questions. Il est ainsi indispensable de mieux les préparer aux enjeux et aux modalités de la transformation digitale des organisations pour qu’ils y prennent une place plus active et moins présupposée (« ils sont connectés, donc ils savent »).
Car le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils sont (parfois) attendus sur ces questions : Georges Sampeur, co-fondateur et président du groupe hôtelier B&B, me disait récemment lors d’un échange combien il ressentait le besoin d’être éclairé par ses jeunes collaborateurs – « car moi je n’y entends rien ! »
Cette prise de conscience est donc un vrai sujet pour les natifs digitaux : ils doivent comprendre que « leur » monde ne représente qu’une partie de la réalité économique et qu’ils trouveront principalement à exercer leurs talents dans des entreprises qui ne relèvent pas de l’économie numérique – ou du moins pas encore, ou pas directement.
Du mythe de l’entreprise « cool » à l’entreprise « réelle », tout un apprentissage…
De fait, la mythologie qui s’est construite autour de la Silicon Valley, de ses marques totémiques et de ses entrepreneurs emblématiques (songeons simplement à ces deux figures que sont respectivement Mark Zuckerberg et Steve Jobs, personnalités « sanctifiées » – certes, dans toute leur ambiguïté – par le cinéma hollywoodien), y compris dans l’hexagone – les cas de Vente Privée et de Priceminister me viennent spontanément à l’esprit – a pour limite de véhiculer l’image de place to work où « il fait bon vivre » quand on a 25 ans… C’est tellement vrai que les grands du CAC 40 – visitez les sièges de Carrefour à Massy et de BNP Paribas Cardif à Nanterre – s’en inspirent pour attirer en périphérie leurs jeunes (et moins jeunes) collaborateurs.
Or cette (re) découverte de l’économie traditionnelle est à mon sens une vraie nécessité. D’abord, parce que nous vivons dans un monde qui tend à gommer, du fait de la simplicité apparente et de la fluidité des applications numériques, les problématiques opérationnelles des métiers (commander un billet de train via une application pour smartphone est une chose, faire rouler des trains en est une autre…) ; ensuite, parce qu’il faut les préparer à un monde du travail qui n’est pas fait que de salles de sport et de baby-foot, où il est « cool » d’arriver en milieu de matinée. Les réalités du monde du travail et les difficultés qu’ils y rencontreront doivent leur être exposées dans toutes leurs nuances, y compris pour étudier avec eux les moyens les plus à même de les faire évoluer dans le sens qui leur convient – car après tout, le futur leur appartient.
De fait, comme l’indique l’étude réalisée par la Chaire Immobilier et Développement durable auprès de 500 étudiants de l’ESSEC concernant leurs futurs espaces de travail, « à l’heure des espaces partagés et du bureau sans poste fixe, à l’heure du télétravail, l’influence des espaces de travail est aujourd’hui primordiale pour la Génération Y » : 93 % ne veulent plus travailler dans un bureau classique, 73 % privilégient des espaces de travail collectif, et 40 % d’entre eux considèrent que l’espace de travail est déterminant dans le choix du futur employeur. CQFD ?
La génération Y et l’économie de l’attention
Second point, ils ne sont pas multitâches (pas plus que vous ou moi d’ailleurs) et ils doivent donc apprendre à vivre déconnectés pour pouvoir produire des livrables requérant une réelle concentration. Avec Caroline Cuny et Gaël Allain, nous l’avons mesuré dans le cadre d’un cours d’étude de marché et la démonstration est sans appel : lorsqu’ils n’ont pas l’usage d’un PC, les étudiants obtiennent des résultats nettement supérieurs à l’évaluation du TD. Il convient donc de les aider à prendre conscience de cela et de la fatigue qu’entraîne chez eux le fait de se croire plus agiles qu’ils ne le sont.
Au global, il me semble essentiel de les aider à mieux conscientiser leurs représentations et leurs pratiques digitales pour en questionner la pertinence et les risques : ne plus se concentrer sur une seule tâche par exemple, apprendre à prioriser et gérer son temps… et donc son attention.
Il nous appartient donc de les amener à réfléchir sur les fondamentaux de cette « économie de l’attention » et ses modalités de captation des consciences, de la valeur économique et des données nous concernant – captation qui se joue au détriment d’autres formes d’attention (y compris la leur !) et qui doit être problématisée. Sur cette notion, nous renvoyons le lecteur vers l’ouvrage collectif coordonné par Yves Citton).
Et si la génération Y nous donnait finalement, à nous, l’occasion de changer ?
Tout ce qui précède nous ramène in fine vers des considérations d’ordre général sur le management et sur la manière de travailler. Leur apprendre à l’école et à l’université, via leurs pratiques du digital (questionnées, problématisées), à travailler (à gérer leur temps, à ce concentrer…), et, en entreprise, à reconsidérer quelques fondamentaux du management au travers de ces mêmes pratiques et des points d’interrogation qu’elles soulèvent, est donc plutôt une chance : une chance pour eux de mieux prendre leur place dans le monde digitalisé qui s’est ouvert et une chance pour nous, qui ne sommes pas des natifs digitaux, de les voir et de nous regarder autrement – en questionnant nos pratiques managériales.
Il est alors essentiel de ne pas sombrer dans les clichés (« ils sont incapables de se concentrer ! » ; « ils ne sont pas engagés dans le travail ! »), ni de les surestimer (cette « présomption de compétences » relative à leurs pratiques du digital qui en feraient des champions présumés de la question) : faisons leur confiance, tout simplement, et accompagnons-les, car ils ont beaucoup à nous apprendre sur nous-mêmes. À travers eux, c’est le monde d’aujourd’hui qui se cristallise dans toute sa complexité. Accueillons-les avec un esprit d’ouverture et un esprit critique qui leur sera précieux – à eux autant qu’à nous.
Benoît Meyronin a reçu des financements de BNP Paribas et Orange pour des chaires. Il est conseiller scientifique de la fondation de recherche ServiceLab, financée par ERDF et l’Académie du Service.
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