L’enseignement en situation d’urgence en France
Perrine de COËTLOGON
Chargée de mission Blockchain & Education, Université de Lille
Membre du Board chez Open Education Global
Mattias MANO
Digital Learning Manager
Ecole Polytechnique Executive Education
Bertrand MOCQUET
Expert numérique à l’Agence de mutualisation des universités et établissements Chercheur au MICA, Université Bordeaux Montaigne
Chercheur associé au CRESEM, Université de Perpignan
Préambule : Notre démarche est de porter à votre connaissance, l’article de Bozkurt et al. (2020), rédigé dans un contexte international, par 34 auteurs et couvrant 63 % de la population mondiale, coordonné par Aras Bozkurt, Université Anadolu en Turquie, dans l’Asian Journal of Distance Education. Cette traduction présente le point de vue d’acteurs impliqués dans différents domaines du système éducatif français. La période analysée pour l’ensemble des pays traite exclusivement de la situation confinée.
VUE D’ENSEMBLE
La population de la France en 2020 est d’environ 67 millions d’habitants (World Population Review, 2020). Il y a environ 13 millions d’étudiants de la maternelle à la terminale (MENJ, 2019) et 2,7 millions d’étudiants dans l’enseignement supérieur français (SIES/MESRI, 2019). Le premier cas européen COVID19 a été identifié en France le 24 janvier 2020 et s’est rapidement propagé, en particulier dans le Nord-Est de la France, où la situation est devenue critique à la fin du mois de février. L’annulation des événements culturels et la distanciation physique sont devenues la norme. Le gouvernement ne disposait pas d’assez de tests pour diagnostiquer systématiquement les individus ni d’assez de masques pour protéger l’ensemble du personnel de santé. En conséquence, le président français a annoncé un confinement à partir du 17 mars 2020, entraînant notamment la fermeture des écoles et des universités. La fin du confinement a démarré à partir du 11 mai 2020, avec le retour des élèves de la maternelle à la terminale, progressivement, lorsque les écoles et les parents ont accepté de le faire. Dans l’enseignement supérieur, les campus ré-ouvrent petit à petit pour les personnels. Les étudiants ne sont pas attendus avant septembre 2020. (Educpros, 2020)
Le confinement a entraîné l’arrêt de la plupart des secteurs d’activité, les employés étant incités à télétravailler. Cependant, ceux qui ne pouvaient pas travailler à domicile ont dû se rendre au travail en respectant les règles de distanciation physique édictées par le gouvernement. Bien que les écoles aient été fermées, certaines sont restées ouvertes pour accueillir les enfants dont les parents devaient travailler, notamment les enfants du personnel soignant.
REFLEXIONS SUR LE PAYSAGE EDUCATIF
La continuité pédagogique
Dès le 13 mars 2020, au travers d’une circulaire (https://www.education.gouv.fr/sites/default/files/2020-03/circulaire-du-13-mars-2020-52017.pdf), les ministères de l’éducation nationale et de la jeunesse (MENJ) et de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation (MESRI) ont demandé à tous les établissements scolaires d’assurer une "continuité pédagogique". Dans ce document de cinq pages, le MENJ établit comment assurer cette continuité, autour de quatre axes : organiser le pilotage durant la crise, communiquer avec les parents d’élèves, accompagner les équipes pédagogiques, et structurer les appuis numériques. Le cadre de l’enseignement à distance en situation d’urgence (EDSU, ou Emergency Remote Teaching en anglais) (https://er.educause.edu/articles/2020/3/the-difference-between-emergency-remote-teaching-and-online-learning) est dressé.
Premier et second cycles
Dans les écoles primaires, les cours et les exercices étaient envoyés soit au format physique (par courrier ou à venir récupérer dans l’établissement) soit au format numérique (par email et/ou déposés sur un Environnement de Travail Numérique – ENT). Ces ENT sont des plateformes dédiées à la gestion des agendas des élèves, des notes, du dépôt des devoirs et des paiements éventuels, par exemple des frais de cantine. Jusque-là, de telles plateformes n’étaient pas ou peu utilisées dans les écoles primaires. Par ailleurs, l’enseignement à domicile était principalement asynchrone. C’est-à-dire que le contenu pédagogique est poussé aux apprenants. L’apprenant doit alors étudier ces contenus en autonomie et en autorégulation (Roland, 2020), bien que dans le cas de l’EDSU à l’école primaire, les parents ont dû s’impliquer bien plus que d’habitude dans les apprentissages. A cela se sont parfois ajoutés des temps synchrones : certains enseignants ont organisé des vidéo-conférences avec les élèves et leurs parents, après leur avoir demandé des nouvelles et avoir sollicité leur accord par téléphone, mais aussi afin de maintenir des liens, de vérifier des apprentissages par des évaluations orales informelles, voire même pour donner une récréation numérique.
Selon l’institution ou l’enseignant, la vidéo-conférence a été utilisée de plusieurs façons. Certains proposaient un cours à de petits groupes de 5 élèves, une fois par semaine ; d’autres proposaient des cours sur plusieurs heures par jour à toute la classe. En France, le nombre moyen d’élèves par classe dans le primaire est de 20, et de 30 dans le secondaire (MENJ - https://www.education.gouv.fr/l-education-nationale-en-chiffres-2019-6551), ce qui complique le suivi personnalisé de chaque élève, et l’usage de pédagogie active. Dans le contexte du CoVid-19 et donc de la réduction de la taille des classes, ou de la prise en main par les parents de certains apprentissages, certains enseignants ont pu, via des outils numériques (ex : Lalilo) expérimenter de nouvelles pédagogies.
Néanmoins, la confiance entre les enseignants, les parents et les élèves, essentielle pour l’apprentissage, a pu être remise en question avec la distance imposée par la situation. S’ajoute le manque d’assurance et de formation de certains enseignants avec ces nouveaux outils. Cependant, une telle approche permet de créer une nouvelle confiance numérique (Milad & Domenicucci, 2017), en alternant des moments d’apprentissage et des moments d’échanges sur la santé et le bien-être des élèves.
Les élèves de la maternelle à la terminale ont pu accéder à la plateforme "Ma Classe à la Maison" (https://www.cned.fr/maclassealamaison) proposée par le Centre National d’Enseignement à Distance (CNED). Cependant, la plateforme a fait face à une activité telle qu’elle n’a pas pu en absorber l’intégralité, diminuant la qualité du service pour certains usagers. Les élèves ont reçu des textes à visualiser ou à imprimer chez eux et ont reçu des devoirs par courrier électronique ou dans un environnement de travail numérique. Pendant cette période, de nombreux enseignants étaient chargés de s’occuper de leurs propres enfants et pédagogiquement de leurs élèves. Alors que les élèves étaient censés étudier à la maison grâce à des contenus d’apprentissage accessibles sur des outils numériques et dans certains cas, à imprimer, leurs parents étaient également censés utiliser les mêmes appareils en raison des exigences du travail à distance. En conséquence, dans une proportion plus importante que la normale, les élèves ont eu un accès limité aux outils numériques et l’internet. Suite à ces développements et à l’organisation impossible des examens classiques, il a été décidé de réorganiser les évaluations et les examens et de mettre plutôt en pratique des approches d’évaluation continue. Notons que le baccalauréat 2020 est donc basé exclusivement sur le contrôle continu de l’année.
Enseignement supérieur
Les établissements d’enseignement supérieur – EES – ont développé leur propre stratégie numérique pour résoudre ce nouvel enjeu, comme à leur habitude (Mocquet, 2020). Il faut savoir que le télétravail est plutôt répandu en recherche, les chercheurs étant habitués à un cadre de travail flexible. Cela est beaucoup moins vrai pour la partie enseignement, les cours étant en grande majorité effectuées en présentiel. La difficulté est encore plus grande pour les personnels ingénieurs, administratifs, techniques, sociaux et de santé et des bibliothèques, réalisant les fonctions soutien et supports des établissements. Les EES ont donc été confrontées en conséquence à deux crises : la crise de leurs usagers, les étudiants, et la crise de leur organisation et de leur personnel. Les deux sont liées par la cause, la crise sanitaire, mais les effets et leur gestion sont différents à moyen terme.
La plupart des EES ont utilisé leur Learning Management System (LMS, Moodle dans 94 % des établissements – CSIESR, 2020) pour faire évoluer l’EDSU. Mais une telle stratégie a exigé une charge de travail énorme pour les personnes responsables de ces processus (les directions des systèmes d’information – DSI - et les équipes technopédagogiques). Elles ont rapidement préparé des tutoriels, mis en place des lignes d’assistance téléphonique pour aider les instructeurs et conçu des cours. Ici encore, les enseignants se sont appuyés sur les outils numériques pour maintenir des sessions synchrones. Ces outils provenaient soit des recommandations des établissements (Teams, Zoom, Google Meet, BigBlueButton...) soit du détournement d’outils proposés par les élèves (Discord, Whatsapp). En plus de ces développements, le MESRI a maintenu une communication active par le biais d’un réseau social avec une « conversation » dédiée (Whaller). Les présidents d’université ont mis en place une cellule de crise au sein de la Conférence des présidents d’université pour recueillir les pratiques et prendre des décisions communes.
L’un des exemples que l’on peut prendre pour illustrer ces difficultés est le cas du responsable de diplômes, qui est un acteur clé dans la double crise citée précédemment. Dans notre système d’enseignement supérieur, le responsable de diplôme met en œuvre la politique de l’établissement dans sa discipline académique ou champ professionnel, il conçoit et met en œuvre l’offre de formation dans sa réalisation la plus fine et supervise le bon déroulement des apprentissages des étudiants.
Le responsable de diplôme se retrouve entre une double injonction contradictoire et antagoniste, un double bind (Bateson et al., 1963) : mettre en œuvre, parfois pour la première fois, la stratégie numérique de l’université, c’est-à-dire les dispositifs numériques dont ils disposent à moyen constant (fournis par les Plan de Continuité Pédagogique et Plan de Continuité Administratif) et satisfaire au plus vite le besoin métier, la formation des étudiants, qui proposent leur propre dispositif numérique, c’est-à-dire en dehors des EES.
Ce n’est pas anodin car cela inverse le flux informationnel d’influence de sa décision : de top down, c’est-à-dire « j’applique la stratégie de l’université », une résultante de « c’est ma place dans la structure » du responsable d’un programme, l’on passe à bottom-up « j’accepte la mise en place par les étudiants car ils le souhaitent », une résultante de « c’est mon rôle de fonctionnaire que de satisfaire l’usager étudiant ».
Par ailleurs, de nombreuses ressources pédagogiques existantes et des outils innovants ont été ouverts au public ou simplement découverts sur Internet, utilisés par les enseignants ou directement par les étudiants. Les chaînes de télévision et différents sites web ont proposé des spectacles culturels et/ou des cours. Dans le cadre de l’EDSU dans le supérieur, de nombreuses ressources éducatives libres (REL) ont été promues et les enseignants ont été encouragés à les utiliser dans les enseignements mis en place dans ce contexte. Des webinaires ont été organisés pour sensibiliser et informer les enseignants et les élèves (par exemple sur les examens à distance, le bien-être et la motivation) (L’Université Numérique, 2020). France Université Numérique - FUN, la plateforme publique de MOOC, a réactivé tous ses MOOC et a créé un site web dédié au dépôt volontaire de ressources éducatives utilisant des licences ouvertes permettant aux enseignants de les modifier et les réutiliser à des fins éducatives (FUN, 2020). La communauté Open Badge a organisé la "Nuit du Badge Ouvert" (https://reconnaitre.openrecognition.org/nuit-open-badge/). Chaque membre a pu se créer ou remettre à un autre enseignant un badge créé pour l’occasion appelé : "J’ai survécu à la Semaine n°1/2/3 du verrouillage COVID19" ou « J’peux pas, j’ai continuité pédagogique ». Le badge peut en effet être un outil de visualisation de compétences informelles et de soutien à la motivation, et dans une période où le soutien moral importait beaucoup, cette touche de reconnaissance et d’humour a permis de rendre visible le soutien et l’entraide apportés au sein de cette communauté d’enseignants.
Formation continue
Ces dernières années, de nombreuses politiques ont développé le cadre législatif de la formation continue. La loi « Avenir professionnel » du 5 septembre 2018 opère la mise en place du Compte Professionnel de Formation – CPF. L’un de ses principaux objectifs est d’autonomiser l’individu face à son évolution professionnelle. En effet, la vitesse d’évolution de nos sociétés est devenue si rapide qu’il est dorénavant indispensable de se former tout au long de sa vie pour mettre à jour ses compétences et en apprendre de nouvelles. Ainsi, chacun cotise sur son CPF, lui permettant de choisir des formations sans avoir besoin de l’aval de son employeur sur l’objet de la formation. Cependant, ces montants peuvent ne pas suffire à couvrir l’intégralité du montant de la formation. Le monde de la formation professionnelle s’achemine donc vers un financement multi-modal pour partie de fonds public, via le CPF, pour partie via le financement direct de la part des entreprises pour leur salarié. Notons également que si la révolution MOOC et du digital learning a profondément transformé le paysage de la formation initiale aux Etats-Unis (divisant par 2 en moyenne le coût d’un master) (https://www.geteducated.com/online-universities/410-online-masters-cost-more-than-traditional-residential-degrees/), en France, la numérisation de l’enseignement a principalement servi de rayonnement international pour les EES et ouvert un nouveau marché : celui de l’EdTech (représenté depuis 2017 par EdTechFrance - https://edtechfrance.fr/). Cependant, jusque-là majoritairement laissé à des entreprises privées, les EES se tournent vers la formation continue, mais encore trop timidement (Manifet, 2012).
C’est dans ce contexte en pleine évolution que la pandémie du CoVid-19 touche également la formation continue. Comme les individus, les entreprises ont d’abord fait face à un état de choc. La formation est rarement la priorité des entreprises, ces dernières se sont donc d’abord concentrées sur le quotidien, cherchant à assurer la continuité de l’activité. Dès le 25 mars 2020, l’État Français annonce la mise en place de l’activité partielle, prenant en charge 85 % du salaire net des employés qui n’auraient plus d’activité dans ce contexte de pandémie. Cela a rempli le double objectif de préserver les emplois et la trésorerie des entreprises.
Une fois le choc passé, les entreprises ont pu se pencher sur la formation de leurs salariés. En effet, l’État a également annoncé la mise en place d’une aide à la formation du Fonds national de l’emploi, FNE-Formation. La pandémie s’est révélée être une opportunité pour utiliser ce temps à former les employés, mettre à jour leurs compétences.
Les Organismes de Formations (OF) ont donc eu un nouveau souffle pour préserver leurs activités. Cependant, comme précisé précédemment, les EES n’ont que récemment concentré leurs forces et dans la formation continue, et dans le digital learning. Une dernière difficulté les attendait : la transformation numérique des entreprises, tout comme la leur. L’hétérogénéité des OF et des entreprises face à la transformation numérique s’est révélée au moins autant que l’illectronisme qui touche 17% de la population (https://primabord.eduscol.education.fr/qu-est-ce-que-l-illectronisme).
Les départements de formation continue des EES n’ont pas de contenus à distance pour l’intégralité de leurs formations. Il a donc fallu passer du jour au lendemain des formations jusque-là dispensées en présentiel en formations à distance, intégralement (Mano, 2020 - https://www.linkedin.com/pulse/formation-continue-du-tout-pr%C3%A9sentiel-au-mattias-mano/). Ces OF se sont retrouvés à devoir faire un « enseignement à distance en situation d’urgence », tout comme pour la formation initiale. Le processus suit celui des étapes pour les cours des universités. D’abord, les ingénieurs pédagogiques ont accompagné les enseignants et intervenants aux outils numériques et ont aidé à adapter leurs activités pédagogiques à un enseignement à distance (en situation d’urgence). Ensuite, il a fallu rassurer les entreprises (ici encore, une hétérogénéité est constatée) sur la faisabilité de ces nouveaux formats de formation. Les problèmes d’ordre technique ont émergé. Zoom, outil très utilisé par les EES, s’est retrouvé en plein cœur d’une crise sur des problématiques de sécurité (donnant naissance au zoombombing) (https://www.forbes.com/sites/tobyshapshak/2020/05/11/south-africas-parliamentarians-zoombombed-with-porn-images/). De nombreuses Directions des Systèmes d’Informations (DSI) des grandes entreprises ont alors interdit l’usage d’un tel outil. En effet, une DSI se doit de protéger toute l’infrastructure informatique de son entreprise. Toute passerelle avec un outil extérieur est porteuse de risque. Il y a donc un travail à développer entre les OF qui choisissent leurs outils techno-pédagogiques et les entreprises, par l’intermédiaire de leur DSI, qui peuvent en choisir d’autres. Alors que pour les OF, l’outil doit être porteur d’une réflexion pédagogique, pour les DSI, ce même outil doit minimiser le risque de sécurité. Il peut y avoir un compromis à faire entre possibilités pédagogiques et sécurité numérique de tous. Enfin, il a fallu embarquer les apprenants vers ces formats à distance. Le risque majeur d’un enseignement est d’être trop descendant, sans embarquer les apprenants. Ce risque est encore plus grand à distance, puisque les sources de distraction sont démultipliées. En outre, les apprenants sont ici des adultes. Il est d’autant plus important de contextualiser à un cadre professionnel concret les compétences que les enseignants souhaitent transmettre. Il a donc fallu les sensibiliser sur ce point.
BILAN
Le constat est là : l’ensemble du système éducatif a dû s’adapter du jour au lendemain aux nouvelles technologies, en sachant faire preuve de créativité et de collaborations inédites, sans prétendre à la perfection mais en faisant face aux réorganisations parfois pour le mieux, parfois a minima, avec des questions non résolues.
Dans l’enseignement supérieur, l’EDSU a été prise en considération dans toute sa complexité - sociale, technologique et organisationnelle - avec un souci de bienveillance, à moyen constant. Les équipes d’ingénierie techno-pédagogique ont su travailler main dans la main avec le corps enseignant pour les accompagner dans leur montée en compétences des outils numériques et des pédagogies revenues sur le devant de la scène (active, par projet, par compétence, …) plus adaptées aux populations du 21ème siècle.
Les meilleures pratiques partagées par les équipes internes comprenaient des recommandations sur l’accessibilité, par exemple "Rendre votre cours Moodle accessible" (Université de Lille, 2020).
Un des exemples dans l’enseignement supérieur est le cas du "paradoxe du responsable de diplôme". Ce dernier doit mettre en œuvre, parfois pour la première fois, la stratégie numérique de l’université, c’est-à-dire utiliser des dispositifs numériques internes tout en respectant la vie privée des étudiants et en répondant le plus rapidement possible à leurs besoins.
En parallèle, les étudiants réclament souvent l’utilisation des technologies numériques des GAFAM ou des outils numériques de leur vie quotidienne qu’ils détournent de leur utilisation initiale. Ainsi, les deux modes (technologies numériques internes ou externes) étaient disponibles et utilisées pendant cette période dans les universités et les écoles.
De plus, les acteurs du domaine (ingénieur pédagogique, enseignant-chercheur en sciences de l’éducation, entreprise EdTech) ont pu s’exprimer publiquement dans de très nombreux média. Citons par exemple la réflexion de Gilliot (2020) en réponse à Hodges & al. (2020) – qui définit le concept de l’Emergency Remote Teaching. Gilliot rappelle "les difficultés, et les innovations produites en réponse à la crise, d’un point de vue pédagogique, et accessoirement le développement professionnel des enseignants (et des étudiants)", "la capacité des institutions à gérer les crises, afin de mieux préparer la prochaine" et "faire partie d’un changement qui ne fait que commencer en intégrant la question des valeurs".
Cependant, la crise a également révélé de nombreuses limites. D’abord, en peu de temps, l’infrastructure publique (serveurs, accès à l’internet, électricité, etc.) a été mise à mal et n’était parfois pas disponible pour les utilisateurs. Les enseignants, qui ont donc souvent privilégié l’utilisation pragmatique de plate-forme commerciale, ont découvert de nombreuses fonctionnalités sur ces outils.
De plus, il a été constaté une hétérogénéité des connaissances et des usages des outils numériques. Les enseignants et les formateurs ont remarqué la nécessité et l’obligation de basculer vers un format d’enseignement en ligne, les contraignant à définir une vision claire de leurs cours avec les élèves, au risque de les perdre si cela n’était pas fait.
Par ailleurs, la France n’a pas autant développé, comparativement à de proches voisins dont la Belgique ou la Suisse, une recherche appliquée sur sa pratique d’enseignement mobilisant les résultats scientifiques des sciences de l’éducation. La carrière d’un « enseignant-chercheur » se base exclusivement sur ses compétences de chercheur et peu de formations en pédagogie leur sont proposées. Cela a eu un impact direct sur leur EDSU, certains transposant, dans la précipitation, l’intégralité de leurs activités pédagogiques en présentiel, au format à distance. Or, il est nécessaire de développer une démarche réflexive des enseignants sur leur enseignement.
Par ailleurs, la fracture numérique parmi les étudiants a été fréquemment observée et des cas d’abandon ont été signalés. Malheureusement, la plupart des manuels pédagogiques scolaires et universitaires ne sont pas en accès libre et ne l’ont pas été durant cette période. Un grand nombre d’enseignants fonctionne avec de simples notes de cours. Ils connaissent peu ou sont méfiants envers la culture numérique permettant de trouver des contenus pédagogiques de qualité universitaires dont l’auteur autorise la réutilisation, et la force de la pédagogie ouverte.
Certains étudiants appréciaient un mode d’apprentissage plus intime, d’autres trouvaient la distance difficile. Certains, vivant dans des studios de 9 mètres carrés, se sentaient seuls et abandonnés à bien des égards (en particulier les étudiants étrangers, allant jusqu’à certains tragiques incidents) parce qu’ils ne disposaient d’aucun outil pour accéder aux contenus éducatifs diffusés en ligne et qu’ils ont fini par abandonner leurs cours. Plus dramatique encore, des milliers d’étudiants ont perdu leur emploi, ce qui a accru leur anxiété et a pu remettre en question leur capacité à poursuivre leurs études. Enfin pour des centaines de milliers de jeunes finissant leur étude, l’angoisse de rentrer sur le marché du travail est décuplée.
RECOMMANDATIONS
A l’issu de ces observations, nous proposons ici des suggestions à chaque acteur du système éducatif français.
Pour les décideurs politiques, nous recommandons que les ressources éducatives financées par un financement public, quel que soit le type de marché public, soient soumises à des licences ouvertes et non fermées dans un environnement numérique privé comme le prévoit la directive européenne sur le droit d’auteur (article 5, paragraphe 1, de la directive 2019/790 sur le droit d’auteur et les droits voisins). Nous suggérons d’offrir des ressources accessibles imprimables et imprimées à tous les niveaux scolaires afin d’y réduire les inégalités et d’imaginer des circuits de distribution.
Il convient en conséquence de poursuivre et de promouvoir dans le grand public l’acquisition de compétences et aptitudes numériques en général, en sensibilisant au référentiel européen DigComp, à l’existence des formations en ligne et de la plateforme de certification pix.gouv.fr.
Pour les directions d’établissements scolaires et les enseignants, nous recommandons un soutien bienveillant à la création et à l’animation de communautés d’enseignants internes à l’établissement et en lien avec les autres établissements afin de partager les meilleures pratiques.
Par ailleurs, dans une logique de stratégie numérique souveraine, au sein des établissements d’enseignement, il est nécessaire que les étudiants et le personnel reviennent aux outils offerts par les services internes, afin de garantir la confidentialité des données, le contrôle sur les données personnelles et des services mutualisés aux niveaux national et international.
En outre, les institutions devraient faciliter la montée en compétence des enseignants. Notons la loi, datant du 6 mars 2018, fixant le cadre national de la formation visant à l’approfondissement des compétences pédagogiques des maîtres de conférences stagiaires (Legifrance). Il faut continuer cet effort. Notons également le développement du modèle SOTL - Scholarship of Teaching and Learning – (https://journals.openedition.org/ripes/966) qui promeut une approche de recherche sur son enseignement. De plus, la formation aux aptitudes et compétences numériques pour le personnel et les étudiants devrait devenir une norme. La compréhension des systèmes de licence (Creative Commons ou autres licences ouvertes) et de l’utilisation des données personnelles est également indispensable.
ET POUR TOUTES ET TOUS
Enfin, il faudrait développer toutes les formes de prise en charge, en mettant en place un système plus robuste pour suivre les plus nécessiteux ou les plus isolés (les décrocheurs, ceux qui n’ont pas d’équipement technologique, les personnes en situation de handicap…). Pour les élèves du primaire et du secondaire, les écoles devraient collecter et organiser une série de contenus pédagogiques construits par les enseignants eux-mêmes afin de créer un éco-système de l’apprentissage accessible à tous, qu’ils s’approprient et auxquels les élèves puissent contribuer, sous le contrôle de leurs enseignants. Enfin, il faudrait développer toutes les formes de prise en charge, en mettant en place un système plus robuste pour suivre les plus nécessiteux ou les plus isolés (les décrocheurs, ceux qui n’ont pas d’équipement technologique, les personnes en situation de handicap…). Pour les élèves du primaire et du secondaire, les écoles devraient collecter et organiser une série de contenus pédagogiques construits par les enseignants eux-mêmes afin de créer un éco-système de l’apprentissage accessible à tous, qu’ils s’approprient et auxquels les élèves puissent contribuer, sous le contrôle de leurs enseignants. Pour aller également vers une pédagogie ouverte dans l’enseignement supérieur, les notes de cours pourraient être prises de façon plus systématique par deux étudiants différents à chaque cours, contrôlées, notées et complétées par l’enseignant, qui expliquerait et appliquerait à cette occasion quelques compétences numériques, dont le choix de la licence libre appropriée (de Coëtlogon, 2020), permettant leur partage à tout l’amphi et au-delà, à tous les étudiants et aux internautes, pour contribuer à un meilleur accès à la connaissance.
BIBLIOGRAPHIE
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