Le récit national est devenu, en France, une thématique de la campagne présidentielle. Pourtant, il est avant tout un important objet de recherche qui mobilise aussi bien les sociologues que les historiens. Certains ont décidé de prendre à contre-pied les fantasmes qui courent en proposant avec l’ouvrage Le récit du commun, présenté aux « Rendez-vous de l’Histoire à Blois », d’observer comment les élèves et futurs citoyens relatent l’Histoire. Regards depuis le canton de Genève.
Pour les passeurs d’histoire que sont les enseignants et enseignantes de cette discipline scolaire, il est utile d’interroger les représentations des élèves. Il s’agit d’un déjà là, d’un déjà présent dans leur esprit, qui résulte aussi bien d’apprentissages précédents que d’informations obtenues en dehors du cadre de l’école. Ces représentations expriment donc aussi bien ce qui reste après coup d’un cours d’histoire que ce qui ressort de l’environnement des élèves, leurs familles, leurs différents milieux de socialisation, les réseaux sociaux qu’ils fréquentent ou plus généralement des échos de l’air du temps dans la société.
Interroger les représentations des élèves revient ainsi à s’efforcer de comprendre où ils se situent à un moment donné par rapport à un savoir pour en tenir compte dans les manières de leur proposer des activités d’apprentissage. Pour qu’elles aient davantage de chances de les faire progresser. Cela consiste aussi à traquer les éventuels malentendus qu’il serait utile de clarifier avant une séquence d’enseignement. Cela permet ainsi d’établir de meilleures conditions pour que les élèves dépassent certaines conceptions de sens commun en accédant à des savoirs de nature scientifique.
Un autre intérêt de la mise à jour des représentations et des connaissances effectives des élèves concerne la recherche en éducation. Elle permet d’étayer des affirmations sur ce qu’ils savent ou ne savent en se fondant sur des données scientifiquement établies. Une certaine prudence s’impose toutefois en la matière.
Ces données, comme on l’a vu, ne nous disent pas ce que les élèves ont appris ou pas en classe, mais seulement ce qu’ils ont en tête à un moment donné. C’est d’autant plus vrai que lorsqu’une question relativement générale leur est posée en dehors du cadre habituel de l’évaluation scolaire, il peut arriver qu’ils aient de la peine à mobiliser les savoirs correspondants. Ainsi, faute d’une récapitulation explicite postérieure, les élèves ne retiennent pas tout ce qu’ils ont appris, et n’en prennent pas forcément conscience, au-delà du travail d’évaluation qui intervient peu de temps après le cours.
C’est dans la perspective de cette mise à jour des représentations des élèves sur l’histoire du pays dans lequel ils vivent qu’une équipe genevoise a participé à la recherche sur les récits d’élèves.
Le cas genevois
Ce volet de l’enquête sur Les récits communs est resté modeste et local parce que le système scolaire helvétique est très décentralisé, laissé aux prérogatives de chaque canton. Qui plus est, l’adoption d’un plan d’études romand, commun à tous les cantons francophones, n’est que toute récente, postérieure en tout cas aux parcours scolaires que notre corpus de données allait pouvoir mettre à jour de manière indirecte et imparfaite.
La récolte de récits d’élèves sur l’histoire du pays dans lequel ils vivent s’inscrit ici dans un contexte particulier, celui d’un pays improbable, aussi petit qu’il est composé d’une pluralité de cultures, situé au cœur de l’Europe alors qu’il rechigne à s’y intégrer. L’histoire de l’Helvétie est ainsi fortement marquée par le phénomène de l’invention de la tradition par lequel, au XIXe siècle, les nations émergentes se sont dotées d’un passé légitimant et prestigieux, aussi lointain que possible, en arguant d’une continuité rétrospective de leur rapport avec de glorieux ancêtres. Comme dans d’autres pays, mais de manière peut-être accentuée, elle est marquée ici par ces stéréotypes savants forgés de toutes pièces par les historiens de l’époque, rejetés aujourd’hui par tous les historiens sérieux, mais dont la présentation persiste dans les ressources scolaires, voire dans tout l’espace public.
Ce phénomène concerne par exemple la manie récurrente dans les manuels scolaires de représenter la société féodale par une pyramide, ce qui correspond plutôt à l’organisation encore imparfaitement ordonnée de la société française du XVIIIe siècle.
De fait, la société du Moyen Âge était si complexe et si peu rationnelle que l’idée d’un réseau comme Internet la représenterait bien davantage.
Mais ce sont surtout les mythes fondateurs qui relèvent de cette invention de la tradition.
Guillaume Tell, héros de l’histoire populaire
L’idée d’une Suisse née au Moyen Âge a ainsi été forgée toute à la fin du XIXe siècle. Elle répondait notamment à une volonté de ne pas trop insister sur la courte guerre civile du Sonderbund qui a précédé de quelques mois la fondation de la Suisse moderne en 1848.
Cette référence médiévale concernait la figure légendaire de Guillaume Tell, qui n’a pas existé, mais dont l’histoire correspond sans doute à des formes de résistance au pouvoir habsbourgeois durant les XIIIe ou XIVe siècles dans ce qui est aujourd’hui la Suisse centrale. Toutefois, en cette fin de XIXe siècle positiviste, c’est finalement un document bien réel, mais dont l’interprétation est discutable, un pacte d’alliance entre trois vallées daté de l’été 1291, qui a été choisi comme le prétendu élément fondateur de la Suisse.
Les représentations du passé qui s’expriment relèvent d’une histoire officielle, mais aussi parfois d’une histoire plus populaire. C’est par exemple le cas avec la bataille de l’Escalade de décembre 1602, lorsque des troupes savoyardes ont tenté d’envahir la cité genevoise au cours de la nuit la plus longue. Elles ont été repoussées dans des conditions qui donnent lieu à des récits épiques, et aussi quelques légendes.
L’affaire suscite chaque année une commémoration à laquelle aucun enfant n’échappe. Mais il s’agit d’un événement local, pas tout à fait de l’histoire nationale.
Questions d’échelles
D’où la question qui nous est posée. Qu’est-ce que l’histoire de ce pays pour un élève qui vit en Suisse et à Genève ? À quelles échelles se déploie-t-elle ? Quelles en sont les composantes les plus marquantes ? L’histoire spécifique, à une échelle nationale, d’un petit pays situé au cœur de l’Europe ne va pas de soi. Et ce d’autant moins quand l’économie de ce pays a toujours dépendu des autres, faute de matières premières et de richesses naturelles. Aujourd’hui, devenue une place financière, avec son économie très tournée vers l’extérieur, la Suisse demeure à la fois refermée sur ses traditions et ouverte sur le vaste monde. Elle est marquée en même temps par le conservatisme de ses élites, le fédéralisme de sa vie politique, l’ampleur de ses activités dans toute la planète et une image humanitaire et pacificatrice savamment entretenue.
Est-il dès lors possible de concevoir en Suisse, pour autant qu’on veuille bien faire de l’histoire et la transmettre, un récit qui soit national sans être en même temps relié à d’autres espaces, une histoire qui soit helvétique sans se référer à la Suisse dans le monde ? Ne vaudrait-il pas mieux envisager une histoire depuis la Suisse qui reconstitue le passé et le rende compréhensible à partir des interactions entre divers espaces ? Ne serait-il pas préférable de s’en tenir à une rigueur scientifique qui tourne le dos aux facilités des mythes et des légendes ?
Ces questions ont été au cœur de l’analyse des récits d’élèves genevois, analyse qui nous a montré en quoi cette histoire nationale de la Suisse n’allait pas de soi. Elle a aussi suscité bien des questions sur le rapport de ces représentations du passé avec la vérité des faits.
Charles Heimberg est membre du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), du Collectif de recherche international et de débat sur la guerre de 1914-1918 (CRID14-18), du collectif Aggiornamento histoire-géo, de l’Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier (AÉHMO).
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