DIRIGER : AGIR SUR L’ENGAGEMENT D’ACTIVITE
D’AUTRUI
Jean-Marie Barbier
Formation et apprentissages professionnels UR Cnam 7529
Chaire Unesco ICP Formation professionnelle,
Construction personnelle, Transformations Sociales
1. Rapports sociaux et rapports de pouvoir
Une approche habituelle des rapports sociaux dans les sociétés occidentales tend à les présenter en termes de rapports de pouvoir. Tantôt décrits en termes de dominants/dominés , tantôt en termes de classes dirigeantes /classes dirigées, ils donnent à l’action de direction de sa propre activité / de l’activité d’autrui un rôle majeur dans la différenciation sociale. Cette différenciation est par ailleurs largement relayée par la présence multiforme du paradigme théorie/pratique dans les interactions quotidiennes.
Transposée sur le plan politique, cette posture appelle fréquemment, lorsqu’on se présente comme opposant à l’ordre ainsi établi, de renverser les positions des uns et des autres, en s’exprimant par exemple sur le registre de la soumission/insoumission, ce qui a pour effet de réduire pour l’essentiel les contradictions sociales à des rapports de pouvoir.
Cette culture de pensée a eu un écho tout particulier auprès des nouvelles classes moyennes, en croissance durant les années 60-70-80, et même trouvé en France un relai dans des constructions intellectuelles marquantes de la même période : sociologie des ‘classes dominantes/classes dominées’ de P.Bourdieu,‘ gouvernement des corps et des esprits’ avec M.Foucault par exemple.
Or l’action de direction ne se réduit pas à une relation de pouvoir permettant, à un acteur de faire agir un autre acteur, comme dans la définition d’inspiration weberienne. L’action de direction fonctionne comme un couplage d’activités ordonné autour de l’engagement de l’action des sujets dirigés, et elle fonctionne comme une communication entre sujets.
Le présent texte s’efforce de préciser les caractéristiques de cette action dans une perspective d’anthropologie des activités, dans le but de replacer dynamiques et contradictions sociales au regard du fonctionnement de cette action. Il fait suite à une recherche sur les activités des dirigeants d’organisations publiques intitulée « Diriger : un travail » https://www.decitre.fr/livres/diriger-un-travail-9782296553392.html . Il prend souvent comme exemple la direction des organisations, mais ne s’y limite pas.
2. Diriger fait partie des actions d’intervention sur l’activité d’autrui
Toutes les actions humaines n’ont pas spécifiquement cette intention. Un grand nombre d’actions ont pour intention dominante une transformation du monde physique externe aux sujets humains. Ces domaines sont traditionnellement assignés aux ingénieurs et aux sciences dites ‘exactes’, même si à l’évidence ils ne s’y réduisent pas. On notera toutefois d’ores et déjà que dans ces secteurs les actions humaines apparaissent, selon la définition du travail donnée par certains ergonomes, comme des ‘interventions sur le cours naturel des choses’, c’est à dire comme des interventions sur des dynamiques de changement déjà en cours dans le monde.
Naturellement les dirigeants d’organisations ont à connaitre de telles actions de transformation du monde physique : elles caractérisent la ‘production’ de bon nombre d’entreprises ou d’organisations. Mais elles ne constituent pas ce qui fait la spécificité de leur agir professionnel de dirigeants. Ils ne les connaissent en quelque sorte qu’au second degré : les dirigeants agissent de façon à ce que d’autres réalisent ces actions professionnelles.
Ce statut d’intervention indirecte classe l’action de diriger dans les actions ou les métiers d’intervention sur l’activité autrui, domaine plus traditionnellement assigné aux sciences humaines et sociales, même si elles ne s’y réduisent pas. Bien d’autres d’actions ou métiers relèvent aujourd’hui de ces interventions sur autrui, notamment avec le développement des services https://theconversation.com/peut-on-agir-sur-lactivite-dautrui-les-metiers-de-la-societe-93383 . Citons sans exhaustivité l’information et la communication, le conseil, le travail social, la gestion des ressources humaines, l’action culturelle, la production de sécurité etc…
3 Diriger infléchit des dynamiques préalables d’activité
Les activités visées par l’intervention, qui constituent le point de départ, le déjà-là, d’une intervention, ne sont en fait que des actualisations, situées dans un temps, dans un espace, et dans des circonstances données, de l’activité de ces mêmes sujets, entendue comme son potentiel de transformation de son environnement et de lui-même. Il constitue l’objet de l’intervention. Au-delà des activités constatées, il convient aussi de s’intéresser aux activités empêchéeshttps://www.puf.com/content/La_fonction_psychologique_du_travail Clot 1999, aux activités refoulées, aux activités simulées, ..etc, bref d’une manière générale aux possibles d’activité de ce même sujet .
Le plus souvent ces dynamiques préalables d’activités ne sont connues ni des intervenants ni des sujets visés par ces interventions. L’effort de connaissance des professionnels porte plus souvent sur les moyens susceptibles d’être utilisés dans l’action que sur son objet, comme on le voit dans les approches technicistes, qui ont davantage une fonction d’assurance ou de réassurance pour les intervenants qu’une fonction d’efficacité ou d’efficience.
Ignorant largement l’objet précis de leur intervention, les professionnels peuvent difficilement en apprécier le résultat. Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’ils disent fréquemment ‘ne pas savoir très bien ce qu’ils font’. C’est en ce sens probablement qu’il convient de comprendre la phrase de Freud (https://pep-web.org/browse/document/RFP.011.0003A , 1937) : “ Il semble que la psychanalyse soit la troisième de ces professions ‘impossibles’ où l’on peut d’avance être sûr d’échouer, les deux autres, depuis bien plus longtemps connues, étant l’art d’éduquer et l’art de gouverner.”
Lorsqu’elles sont connues par les professionnels, ces dynamiques d’activité le sont davantage par expérience que par des savoirs formels. Ce qui semble jouer un rôle majeur est l’expérience de l’expérience d’autrui (exemple : ‘ je sais comment il fonctionne’). Ce qui peut se résumer de la façon suivante : non pas penser l’autre, mais penser comment pense et agit l’autre. La construction de l’expérience d’autrui requiert certes des cadres interprétatifs, où interviennent des savoirs formels, mais elle requiert également des phénomènes d’identification, qui expliquent la place toute particulière des trajectoires personnelles des dirigeants et de leurs ‘vécus’.
4. Diriger suppose un couplage d’activités https://www.innovation-pedagogique.fr/article10734.html :
Activités des sujets cherchant à influencer les activités d’autrui et activités des sujets contribuant à leurs propres changements constituent les moyens de l’intervention.
Ces activités sont réciproques, extrêmement variables et changeantes en situation : les réactions des uns constituent de nouvelles situations pour l’engagement d’activité des autres. C’est ce qui peut expliquer la place importante, dans ces actions, de la prévisibilité et de l’imprévisibilité des activités d’autrui. La capacité à prévoir le comportement d’autrui est un facteur important des interactions. Mais l’imprévisibilité, elle, peut être un facteur d’engagement dans de nouvelles activités, et donc de transformation des dynamiques préalables, comme on le voit avec la place de l’étonnement dans l’apprentissage (http://www.epsetsociete.fr/De-l-etonnement-a-l-apprentissage Thievenaz).
Ces couplages d’activités donnent lieu à l’apparition de certaines règles, objets de compromis, entre les sujets concernés, touchant notamment les conditions d’engagement réciproques de leurs activités, comme l’observent par exemple les auteurs se situant dans la théorie de la régulation conjointe (https://www.octares.com/travail-et-activite-humaine/68-le-conflit-la-negociation-et-la-regle.html Reynaud, 1995). Ces organisations réciproques se présentent comme des compromis d’acteurs, formels ou informels. Ils n’éliminent en rien les rapports de force. On a pu parler de ‘chorégraphies d’activités’ dont l’identification est importante, au niveau micro-social comme macro-social.
Ces règles sont fondées sur l’existence de contreparties ou de transactions (https://www.puf.com/content/Sujets_activités_environnements Barbier, 2006) reflétant la diversité des dynamiques des sujets concernés. L’action de direction, comme toutes les autres interventions, pour être acceptée durablement par les dirigés, comme par les dirigeants d’ailleurs, suppose l’existence de telles contreparties, explicites ou implicites, méritant chaque fois d’être identifiées.
Les co-activités des uns et des autres se transforment mutuellement les unes et les autres. De la même façon que les tuteurs travaillent, accompagnent les ‘tutorés’ et se transforment à cette occasion, les dirigeants peuvent en dirigeant être en partie transformés par les dirigés.
Enfin les activités des sujets qui cherchent à influencer peuvent souvent consister à créer de nouvelles situations pour l’engagement des activités des sujets qu’ils cherchent à influencer ; ils créent de nouveaux espaces d’activité à investir par les dirigés (https://www.innovation-pedagogique.fr/article10734.html) le couplage d’activités comme concept d’analyse) ; c’est le cas notamment des réorganisations suscitées par les dirigeants.
Ces couplages d’activités donnent à la question des rapports entre sujets une place essentielle - au niveau des rapports de place : quoi qu’il en soit dit, ces actions se caractérisent par une asymétrie des positions réciproques des sujets concernés, asymétrie fondée notamment sur l’accès aux ressources et sur la possibilité de déclencher l’activité de l’autre. Dans le cas des organisations il peut s’agir notamment de l’accès aux possibilités de gratification et de punition - Au niveau de l’intersubjectivité : ces actions professionnelles se caractérisent sur le terrain par des phénomènes d’identification, et notamment par des identifications réciproques. La personnalité propre de l’intervenant est considérée par les uns et les autres comme un outil de travail - Au niveau de la relation de pouvoir : dans ces actions de direction, les positions de chacun sont fréquemment rappelées par des paroles ou par des actes. D’ailleurs tous les métiers d’intervention sur l’activité d’autrui autrui font apparaitre des actes de qualification par l’intervenant de l’activité d’autrui, qualifications manifestant une telle relation de pouvoir.
5. Diriger fait plus précisément partie des actions qui ont pour intention d’agir sur l’engagement de l’activité d’autrui en situation.
Si l’action de direction présente les différentes caractéristiques qui viennent d’être relevées, ces caractéristiques ne la spécifient pas encore. L’intention de l’action de direction, son impact sur l’activité d’autrui sont plus précis. Elle partage certaines de ces caractéristiques communes avec l’action d’encadrement.
a) L’action de direction tend à agir sur l’engagement d’activité d’autrui : faire agir.
L’action de direction se propose plus spécifiquement d’agir sur l’engagement même des sujets individuels et collectifs dans l’activité. Ce n’est pas par hasard si revient souvent pour le dirigeant la comparaison avec le chef d’orchestre, mode d’organisation d’ailleurs typiquement occidental, où le rôle de déclenchement de l’activité d’autrui est particulièrement manifeste. Ce dont il est question c’est de faire agir d’autres, et le dirigeant dispose dans la situation des possibilités de le faire. Son impact réside dans l’obtention et le maintien de l’engagement d’activité d’autrui. Pour le dirigeant comme pour le cadre, comme le relève Mispelblom Beyer (2015 https://www.dunod.com/sciences-humaines-et-sociales/encadrer-un-metier-impossible ), il s’agit de ‘faire travailler’.
L’engagement est l’activation d’un ordonnancement d’activités dans laquelle le sujet agissant se connait et se reconnait comme agissant. A bien des égards, le sujet s’engage vis-à-vis de lui-même « comme un autre ». Son faire est à la fois transformation du monde et transformation de soi transformant le monde.
b) Cette relation d’engagement est une relation réciproque : à l’engagement de faire agir correspond l’engagement d’agir. Dans le travail salarié, on parle quelquefois de double engagement, même si le rapport d’engagement est asymétrique : l’‘employeur ‘ s’engage et engage, à sa façon (Offerlé qui parle de ‘fierté patronale’ http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/NRF-Essais/Ce-qu-un-patron-peut-faire ) , et les employés qui sont ‘engagés’.
c) Cet engagement réciproque s’effectue dans le cadre d’organisations préalables d’activités : faire agir en situation, dans le cadre de…
La définition que donne Agamben (https://www.payot-rivages.fr/rivages/livre/quest-ce-quun-dispositif-9782743628680 2007) des dispositifs comme mise en place d’organisations de moyens susceptibles de susciter l’activité de sujets en référence à des objectifs affichés peut être étendue. Les organisations de moyens en question sont alors des cadres préalables d’organisation d’activités, qui fonctionnent comme autant de contraintes ou d’opportunités pour l’activité les sujets qui s’y engagent ou qui y sont ‘engagés’, comme le dit si bien le langage de l’engagement dans l’ordinaire des rapports patron/salarié.
A propos de l’action d’encadrement qui est proche de l’action de direction, Mispelblom Beyer (ibidem, 2015) parle d’’imposer des cadres’ au travail des autres. Pour Terssac et Cambon encadrer est “une action des uns pour organiser l’action des autres” [1] . Faire ‘dans le cadre de’ signifie souvent ‘faire avec’ dans le cadre d’une coordination.
On notera que selon le pouvoir dont on dispose pour organiser l’action d’autrui, on parle de direction ou d’encadrement : la direction définit ces cadres alors que l’encadrement relaie et impose cette définition.
d) Cet engagement d’activité est censé être finalisé, c’est à dire faire l’objet d’une attribution de sens à l’activité du dirigé, à sa situation et dynamique, bref de contribuer à la finalisation de l’agir.
S’engager dans une activité, c’est faire un compromis avec soi (se voir agir) et très souvent avec d’autres. La plupart des activités humaines sont des interactivités : elles fonctionnent comme des compromis entre dynamiques d’activités, au sein des sujets eux-mêmes et entre les différents sujets concernés. Le moment d’engagement dans l’activité de travail est un moment privilégié d’établissement de tels compromis ; et le dirigeant comme l’encadrant y jouent un rôle privilégié, notamment dans la recherche de ‘terrains d’entente’ entre sujets. Toujours pour Mispelblom Beyer (ibidem, 2015) ”encadrer : c’est tenter d’élaborer des compromis productifs”
e) Cet engagement d’activité ne doit pas être confondu avec le contenu même de l’activité : faire agir n’équivaut pas à intervenir sur ‘comment agir’.
Nous revenons ici sur ce par quoi nous avons commencé dans la rédaction de ce texte. Diriger n’implique pas forcément une intervention sur les contenus mêmes de l’activité. Il ne s’agit là que d’un des modes de direction. Les nouveaux modes de gestion des entreprises et d’organisation du travail font apparaitre aujourd’hui une évolution considérable de la place et de la force des prescriptions d’activités : on parle de prescriptions fortes ou faibles ; de plus en plus d’activités font l’objet d’auto-prescriptions. C’est précisément le cas des activités d’encadrement et de direction (Mintzberg https://mintzberg.org/articles/une-journée-avec-un-dirigeant , Rogalski et Langa https://www.jstor.org/stable/40660079 1997, Vidaillet 1996 https://www.strategie-aims.com/events/conferences/16-viieme-conference-de-l-aims/communications/1013-comment-les-dirigeants-formulent-ils-leur-agenda-decisionnel-une-perspective-cognitive/download.
6. Diriger implique l’organisation d’activités de communication visant l’influence sur les constructions de sens des sujets dirigés autour de leurs propres activités.
Le faire des dirigeants est souvent un dire. Que leur porte soit facilement ouverte ou non à leurs collaborateurs, les dirigeants des organisations passent l’essentiel de leur temps en communications verbales, en discussions de face à face, en réunions sous différentes configurations, en coups de téléphone, en échanges de mails, en écriture ou signature de notes etc… Beaucoup de ces dires portent sur le faire, mais l’essentiel du faire du dirigeant est un dire. Il en vas de même des commentaires évaluatifs parentaux autour des activités de leurs enfants relevés par J.Bruner (https://www.editions-retz.com/pedagogie/domaines-transversaux/car-la-culture-donne-forme-a-l-esprit-9782725633916.html 1991).
a) Ce dire est le plus souvent une activité de qualification.
Sans prétendre rendre compte pour autant de l’ensemble des activités discursives des dirigeants d’organisations par exemple, nous pouvons faire à ce sujet trois observations.
– Beaucoup de ces communications consistent en des prises d’information sur différents aspects de l’environnement et du fonctionnement de leur organisation. Ces prises d’information apparaissent légitimes et relever typiquement de leur ressort. C’est le sens même du tableau de bord de l’organisation, même si ce dernier a souvent une fonction mythique. Ces informations recueillies présentent toutes les caractéristiques des images opératives (https://isidore.science/document/10.4000/pistes.4660 ). Sélectives, déformées, fonctionnelles, elles sont de nature à permettre une représentation pour l’action (Weill-Fassina, Rabardel, Dubois, 1993 https://www.amazon.fr/Représentations-pour-laction-Annie-Weill-Fassina/dp/2906769118 ) de la situation dans laquelle l’action collective s’exerce spécifiquement.
– Elles aboutissent le plus souvent à une qualification des situations et des activités au regard des objectifs et enjeux de l’organisation. Le mécanisme est de ce point de vue analogue à celui de l’attribution de signification à l’environnement chez Bruner, ce qui confirme la parenté entre éducation et direction en ce qui concerne les conditions de l’intervention sur autrui (Bruner, ibidem).
– Le travail bilatéral ou collectif sur des dossiers concrets peut être l’occasion privilégiée d’un tel travail d’échange et de qualification. La terminologie le plus souvent utilisée dans les organisations est celle de la validation, la validation la plus forte est habituellement celle qui émane du dirigeant de l’organisation. Les membres des organisations attendent souvent de telles ’validations’.
Ces communications se présentent fréquemment sur le mode objectivant : usage de déclaratifs, d’assertifs alors qu’elles consistent bien en des jugements de valeur sur les situations (caractérisation notamment des opportunités et des contraintes) et sur les activités (évaluations du travail des dirigés, évaluations du fonctionnement de l’organisation ou de tel ou tel de ses départements)
b) Cette qualification a pour fonction d’influer sur les constructions de sens que les dirigés opèrent autour de l’engagement dans leurs activités.
Qu’elles passent par des paroles, par des écrits ou par des gestes (communications par l’action), on peut considérer les activités de communication, comme des offres de signification à intention d’influence sur les constructions de sens de leurs destinataires
Notons d’ores et déjà que poser les problèmes ainsi est une perspective radicalement différente de l’usage qui est fait aujourd’hui de la théorie du Sensemaking, développée par Weick (1995 https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1996_num_38_2_2274 ).
Le sens n’est pas donné par un énonciateur, il est construit par un destinataire dans la dynamique de ses constructions mentales antérieures et cette construction peut simplement être infléchie par l’interprétation qu’il fait de l’offre de significations du locuteur.
Cette influence s’exerce en particulier au niveau des cadres interprétatifs des situations. En ce sens le dirigeant contribue à la fabrication de cultures et de cadres de pensée, définis comme des modes partagés d’interprétation des situations. Nous sommes proches de la notion d’apprentissage interprétatif (Zeitler, 2007, https://www.editions-harmattan.fr/livre-apprentissages_interpretatifs_interpretation_en_action_et_construction_de_l_experience_andre_zeitler-9782296553439-34746.html ).
c) Cette qualification s’effectue au regard d’autres espaces d’activités que ceux dans lequel opère le dirigé, mais qui surdéterminent son espace d’activité.
Il s’agit là d’un point caractéristique de l’activité du dirigeant. C’est au nom d’autres enjeux que ceux qui sont manifestes dans l’espace d’activité du dirigé, mais qui néanmoins surdéterminent cet espace d’activité, qu’intervient le dirigeant. La qualification qu’il opère s’effectue au nom d’espaces d’activités et de perspectives censés être plus larges que l’espace opérationnel, mais qui concernent néanmoins cet espace opérationnel.
C’est la fameuse dimension ‘stratégique’ dans laquelle est censé se situer le dirigeant, par opposition /complémentarité avec la dimension opérationnelle qui serait l’espace d’activité du dirigé.
7. Diriger a aussi chez les sujets dirigeants des effets sur les constructions de sens qu’ils opèrent autour de leur propre engagement dans l’action de direction.
Les activités de construction de sens que les dirigeants opèrent autour de leurs propres activités sont évidemment les moins manifestes. Leur identification n’en est pas moins essentielle dans la compréhension de ces activités, dans une perspective d’anthropologie des pratiques.
a) Les dirigeants construisent autour de leurs propres activités et de leur engagement dans leurs activités, que nous pouvons appeler des ‘sens pour soi.’
Ces sens pour soi sont décrits en termes de sens personnel, intime, subjectif ; ils sont identifiables à la fois en termes de représentations mentales et d’affects liés, souvent très vifs. Ces représentations ont pour objet à la fois les activités et les personnes. Elles touchent ce que l’on peut appeler leur identité de dirigeants, au sens d’identité pour soi.
Les dirigeants se font une représentation pour eux-mêmes de ce qu’est la réalité de leurs activités, de ce qu’ils ambitionnent qu’elle soit, et aussi de ce qui est attendu d’eux. Représentations d’activités et représentations de soi sont solidaires : les représentations du présent des activités, des activités souhaitables, des activités prescrites contribuent à former la représentation du soi actuel, du soi attendu, du soi prescrit. La mise en relation continue de ces différentes représentations provoque des d’affects importants pour la vie psychique.
b) Les moments au cours desquels s’élaborent de telles constructions de sens sont des moments relativement peu accessibles.
Les dirigeants se plaignent de ne pas avoir le temps de réfléchir sur ce qu’ils considèrent comme étant le fond de leur travail : ‘je suis tout le temps dérangé, je ne peux pas travailler’ ; ‘on est trop pris par le temps pour avoir le temps de réfléchir’. Il s’agit notamment de la représentation qu’ils se font de leur rôle dans la réflexion stratégique, mais il s’agit aussi de la représentation qu’ils se font de leur l’utilité et valeur sociale, et de l’utilité et de la valeur sociale de leur organisation.
Bon nombre d’entre eux laissent entendre qu’ils ‘travaillent’ en ‘temps caché’, c’est à dire sur temps personnel, au détriment éventuel de leurs investissements familiaux.
Un lieu et un moment important de ces constructions de sens peut résider dans les conversations et les échanges avec le collaborateur-confident, qui se révèle jouer un grand rôle, ou avec la ‘garde rapprochée”.
c) Les témoignages des dirigeants sur ces moments font fréquemment apparaitre l’existence d’affects forts.
Le plaisir lié au travail de direction n’est pas souvent évoqué par les dirigeants. Il est néanmoins probablement très réel et peut s’inférer à partir de leur comportement en situation. Il est fréquemment évoqué dans les histoires de vie des dirigeants d’entreprises, notamment en termes de fierté.
Les témoignages font apparaitre aussi une souffrance ou au moins d’un inconfort qui serait propre au dirigeant et à son travail, presque en contrepartie du surinvestissement de soi dans le travail. Certains s’expriment sur leur solitude alors que leur planning est plein du matin jusqu’au soir. Beaucoup font état de tensions certes diverses mais liées spécifiquement au travail de direction.
d) Ces affects sont souvent liés à des tensions entre logiques de sens construites à l’occasion de leurs biographies et vécu de leur situation présente de dirigeant.
– Souffrance ‘banale’ de l’écart constaté entre réalité du métier de dirigeant, des possibilités d’action qu’il laisse, et les représentations valorisées qu’on pouvait en avoir, notamment en ce qui concerne la réflexion stratégique. Beaucoup disent se laisser dominer ou happer par le quotidien.
– Tension entre l’identité professionnelle héritée d’un premier métier et le vécu du métier de dirigeant. Dans un certain nombre de cas cette tension est vécue sur le mode de la nécessité de faire le deuil du métier antérieur ; il faudrait lâcher la culture du métier qu’on exerçait avant, ce qui peut constituer une épreuve personnelle.
– Tensions les plus difficiles à résoudre nées du constat de l’impossibilité de faire converger plusieurs des logiques qu’ils ont pour tâche d’associer : conflits entre logique financière, logique commerciale, logique de production, logique d’emploi et de travail. Ces tensions sont évidemment particulièrement difficiles à vivre dans les situations de conflit social.
e) Une part importante du ‘travail psychique’ des dirigeants peut consister dans la recherche d’une résolution provisoire de ces différentes tensions et d’un équilibre difficile entre ces différentes logiques.
– Voies de compulsion d’activité : cette voie est rendue possible par la surcharge du travail de dirigeant
– Voies de transformation des philosophies sous-jacentes d’activité des dirigeants, et notamment de leurs philosophies des rapports sociaux
– Voies d’abandon du rôle de dirigeant : certains interlocuteurs ont pu faire part de leur satisfaction de partir en retraite, en raison de ces tensions et pas parce qu’ils sont ‘fatigués du travail’.
– Voies de maintien de décalage entre réalité des activités et l’affichage, souvent auto-adressé, de systèmes de valeurs affichés
– Voies de recherche d’équilibre entre référents éthiques, notamment entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité.
8. Diriger, une fonction comme une autre
Diriger fait donc partie d’actions professionnelles et sociales beaucoup plus larges dont elles ne sont qu’une fonction.
Les actions de direction, comme toutes les actions, présentent deux aspects :
– Un aspect spécifique de production de biens/services
– Une configuration spécifique de rapports établis entre les sujets engagés dans ces actions
Comme les affects, dont l’analyse est indissociable de l’activité, les rapports que les sujets établissent entre eux dans l’activité ne sont pas dissociables de l’activité elle-même. Ils sont l’activité elle-même. Dans une perspective d’anthropologie des activités, il convient de bâtir des constructions théoriques qui rendent compte et de l’une et des autres.
L’action de direction n’échappe pas à la règle. Elle ne concentre pas les questions du pouvoir, mais elle les révèle. Vouloir transformer les rapports sociaux peut contribuer à mieux les connaitre, sous leur triple aspect : rapports sociaux en acte, intersubjectivité, affirmation de la relation de pouvoir https://www.innovation-pedagogique.fr/article6840.html .
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