Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

Placer les apprenants au centre des dispositifs...

Anne Guillon©


Un article de Jean-Marie Barbier et de Martine Dutoit

Formation et Apprentissages professionnels EA 7529 CNAM
https://labiennale-education.eu/la-biennale/breves-de-recherche/

en collaboration avec P. Waeles (AFREF)


Une préconisation sans cesse réaffirmée
La liste est longue des expressions contemporaines invitant les responsables de dispositifs [1] de formation à placer leurs publics au centre de l’action éducative :

- Faire des participants des acteurs de la formation - Développer des apprentissages autonomes - Lier recherche et formation (https://education-permanente.com/ : Se construire par l’expérience et la recherche) – Faire appel à l’autoformation, à l’autodidaxie etc.

Significativement, ce phénomène touche aussi bien la formation initiale que la formation des adultes. Il est même intéressant de constater que la formalisation des grands courants pédagogiques (Éducation nouvelle, Freinet, Montessori, etc.) promouvant l’activité des élèves a précédé à bien des égards les courants de fonction équivalente en formation des adultes, dont l’évidence pouvait être considérée comme naturelle : pédagogies actives, pédagogies nouvelles, approches par l’activité, approches par l’expérience, pédagogies du projet, pédagogies locales, etc. se sont développées dès le début du XXème siècle. Et la littérature pédagogique regorge d’expressions relatives au rôle des acteurs, opposant notamment pédagogies centrées sur l’activité de l’apprenant, et pédagogies centrées sur les savoirs.

Tout se passe comme si discours pédagogiques et discours en formation comportaient une sorte de versant obligé de discours de préconisation de rapports sociaux en lieu et place des rapports sociaux existants dans les lieux habituels de formation et d’enseignement, lesquels suscitent d’ailleurs au niveau social des analyses en termes de reproduction (P. Bourdieu : La reproduction, Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Éditions de Minuit https://www.decitre.fr/livres/la-reproduction-9782707302267.html ).

Une pression contemporaine à agir sur soi et par soi
Plus récemment, et notamment à partir des années 90, il semble que cet appel à engagement des sujets dans des dispositifs dont ils constituent les publics se soient élargis à des domaines divers : soin, santé mentale, handicap et plus généralement domaines donnant lieu à intervention de l’État ou à service public. On parle notamment d’expérience du malade, d’éducation thérapeutique du patient, et même d’expérience de l’usager et d’expérience client, etc. Outre les analyses qui peuvent en être faites en termes d’économies et de politiques de désengagement de l’État, cette évolution est susceptible d’être interprétée en termes culturels et sociaux d’injonction de subjectivité https://hal.science/hal-04097042v1/document), et analysée comme une proposition/imposition de mobilisation des sujets dans des activités à double face (personnelles/sociales), résumées notamment par trois formules : « se mobiliser pour se construire », « se construire pour être mobilisable » et « se construire en se mobilisant » (Éducation Permanente e https://hal-cnam.archives-ouvertes.fr/hal-04030110/ ).

Discours et réalités
Le présent texte a pour enjeu de faire la part entre discours tenus sur les rôles attendus d’acteurs, fonction habituellement remplie par des acteurs en position de pouvoir social, et analyse des rapports sociaux effectifs, mesurés à l’aune des engagements effectifs d’activité, dotés de sens par les participants.

Les engagements d’activités peuvent être approchés à travers la correspondance et/ou la dissonance pouvant se manifester entre représentations que les acteurs se font de leurs actions et représentations qu’ils se font d’eux-mêmes dans leurs actions.

L’approche des publics en formation
Si nous nous intéressons d’abord aux publics en formation, une logique centrée sur les apprenants suppose de la part des professionnels de la formation une connaissance et une prise en compte des habitudes précédentes d’activité des sujets en formation, en quelque sorte de leurs pré-acquis, que ces pré-acquis le soient au niveau des activités requises pour être présents et actifs dans le champ de la formation (vocabulaire, conceptualisation, littératie, méthodes de travail par exemple) ou des activités transformées par la formation et le développement elles-mêmes, aujourd’hui désignées souvent en termes de performances ou de compétences.

Or le plus souvent les acteurs de la formation, y compris les apprenants eux-mêmes font irrésistiblement référence à des logiques de niveau et d’évaluation : niveaux de formation, niveaux de qualification, niveaux de maitrise des méthodes etc.

Il s’agit donc de passer d’une logique habituelle de désignation/évaluation en termes de niveau à une logique d’identification/approche en termes d’expérience  : expériences, dynamiques de transformation d’expérience, parcours, pré-acquis. Cette identification n’est ordinairement pas acquise par tests ou évaluations, mais par familiarité, par le biais d’interactions, et aussi par immersion sociale.

Les professionnels de la formation ‘connaissent’ leurs publics, en ont l’expérience…on peut même écrire que, au même titre que d’autres professionnels de l’humain, ils ont l’expérience du vécu de l’expérience de l’autre

https://www.editions-harmattan.fr/livre-diriger_un_travail_marie_laure_vitali_jean_marie_barbier_christian_chauvigne-9782296553392-34536.html

La construction de dispositifs
Les concepteurs de formation considèrent aussi habituellement leur métier comme un métier de mise à disposition de ressources

Ces ressources peuvent être des ressources formalisées, accumulées, et donner lieu à constitution de centres de ressources comme le sont depuis longtemps les bibliothèques et centres de documentation, et comme le sont aujourd’hui les bases de données informatiques mises à disposition des apprenants.

Ces ressources peuvent venir du monde scolaire et universitaire, et plus largement du monde de la constitution de savoirs (cf. : Tous les savoirs du monde http://classes.bnf.fr/dossitsm/index.htm ) et de leur conservation et communication, reconnue largement comme la troisième mission des établissements d’enseignement supérieur. Plus largement l’enseignement est conçu comme le champ professionnel de la mise à disposition de savoirs reconnus et accumulés : enseigner veut dire montrer (du latin populaire insignare, indiquer d’où « instruire », du latin classique insignire, « mettre une marque, signaler, distinguer »).

Mais ces ressources peuvent venir également du monde professionnel comme le montre le développement de tout un vocabulaire ordonné autour de cette fonction de mise à disposition de savoirs, qualifiés alors de savoirs professionnels : instruction, mentorat, monitorat, tutorat. On assiste même dans l’enseignement supérieur à la création d’emplois à mi- temps (professeurs associés à temps partiel - PAST) censés permettre la transmission dans les formations professionnelles de savoirs acquis par l’expérience, et qui se révèlent plutôt pour les étudiants être des supports d’identification.

Au total, dans la construction des dispositifs, il s’agit donc de passer d’une logique d’appropriation de savoirs, de ressources, d’acquisitions, de ‘biens’ à acquérir, à une logique de transformation valorisée d’habitudes d’activité . Pour les auteurs de ce texte, apprendre consiste à passer d’une transformation d’une habitude d’activité à une autre habitude d’activité valorisée par le sujet lui-même et par son environnement ; apprendre c’est faire autrement, et juger ou voir juger que c’est mieux ainsi. Un bel exemple souvent cité dans la littérature française nous est donné par la poésie de Victor Hugo : lorsque l’enfant parait où les apprentissages de la marche sont perçus par l’enfant dans les yeux admiratifs de son entourage https://www.poetica.fr/poeme-417/victor-hugo-lorsque-enfant-parait/ .

Le rôle des acteurs
La centration sur les apprenants supposerait également de passer d’une logique de transmission à une logique d’action conjointe ou de conjonction d’activité.

La fonction investie par les enseignants de transmission des savoirs, des cultures et des valeurs est en partie une représentation valorisée et valorisante des fonctions éducatives et de formation. Une analyse des échanges en jeu dans les situations éducatives peut faire apparaitre des interactions interprétables en termes de couplages d’activité https://www.innovation-pedagogique.fr/article10734.html . L’activité dominante des professionnels de la formation est d’organiser des situations d’apprentissage pour les sujets en formation. L’activité dominante des sujets en formation est une activité d’investissement de l’espace ainsi ouvert. Quand le couplage est réussi, une relation de transaction s’opère entre professionnel et apprenant. Il en est de même des autres métiers de l’humain qui peuvent s’analyser également comme des couplages d’activité. https://www.innovation-pedagogique.fr/article12565.html Le soin est une organisation d’activités ordonnées autour de la préservation des paramètres habituels de vie. Les discours contemporains sur le travail du malade sont assez significatifs de ce point de vue. Ambroise Paré, régulièrement cité, décrivait à sa façon cette situation par l’expression : « Je soigne et c’est Dieu qui guérit ».

Les fonctions des dispositifs d’éducation et de la formation
L’enjeu est de passer d’une logique du dire sur le faire à une logique du faire.
Alors que la définition des objectifs comme l’analyse des pratiques est souvent une prescription et une formalisation d’énoncés sur le faire, il convient de distinguer formalisation et performation de l’activité : faire pour se former n’équivaut pas à se former pour faire.
De multiples conséquences découlent de cette expérience de travail et de formation, et plus encore de vie courante : énoncer le faire n’est pas faire, formaliser des énoncés sur le faire n’est pas faire https://www.innovation-pedagogique.fr/article16062.html.

Conclusion
Placer les apprenants au centre des dispositifs de formation peut être une préconisation inopérante si elle ne s’accompagne pas d’une analyse précise des engagements et couplages effectifs d’activité des acteurs de la formation.
Ce qui est vrai de la formation l’est également de tous les métiers de l’humain largement soumis dans les cultures occidentales à une injonction de subjectivité.

La réflexion sur la part effective des modèles affichés de rapports sociaux et sur les engagements effectifs d’activité peut se porter à la fois :

  • au niveau des outils d’approche des publics,
  • au niveau de la construction des dispositifs,
  • au niveau de la distribution des rôles d’acteurs,
  • au niveau des fonctions des dispositifs.

Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)

Notes

[1Significativement le philosophe italien G. Agamben définit un dispositif comme susceptible de susciter l’activité https://www.payot-rivages.fr/rivages/livre/quest-ce-quun-dispositif-9782743628680

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