Un article de Jean-Marie Barbier et de Martine Dutoit
Formation et Apprentissages professionnels EA 7529 CNAM
De l’agir sur l’activité d’autrui à l’agir sur sa propre activité
On le voit à propos de l’étude des couplages d’activité dans les ‘métiers de l’humain’https://theconversation.com/peut-on-agir-sur-lactivite-dautrui-les-metiers-de-la-societe-93383’, multiples sont les occasions où l’on constate que l’action professionnelle ou sociale d’un sujet est ordonnée autour d’une intention d’intervention sur l’activité d’autrui. C’est le cas notamment de l’éducation, du soin, du management, de la communication, du travail social, du conseil etc. Chacun de ces champs de pratiques se caractérise, d’une part, par la désignation de l’activité dont on souhaite la modification, d’autre part, éventuellement, par un essai de désignation de la part de la personnalité visée par l’intervention.
Plus nombreuses et particulièrement significatives sont encore les occasions de la vie sociale, de la vie professionnelle ou de la vie personnelle où l’on constate des interventions ou essais d’intervention d’un sujet sur sa propre activité.
On peut faire l’hypothèse que ces interventions jouent un rôle important dans les transformations effectives des sujets survenant à l’occasion de leur parcours, et que pour signifier la spécificité de ces interventions, on peut parler de communication à soi, de reconstruction du sens accompagnant l’engagement d’une activité, de reconfiguration du moi, et au final, de contribution à une action de construction de soi, distincte de la transformation de soi non intentionnelle survenant à l’occasion de n’importe quelle activité. L’idée principale est de souligner la part de l’activité propre du sujet dans sa propre construction :
Nous appelons communication l’activité d’un sujet ordonnée autour d’une intention d’influence sur un autre sujet. Nous appelons ‘moi’ la résultante chez un sujet des actions de représentation de soi, par soi et pour soi (https://www.puf.com/vocabulaire-danalyse-des-activites-0 p.142) et ‘sens’ ‘l’éprouvé d’un sujet associé à une mise en lien entre des représentations de ce même sujet issues de son activité en cours et des représentations issues d’autres épisodes de son activité’(ibidem p.181) appelées quelquefois continuum d’activité. L’engagement d’une action est facilité s’il correspond à la construction de sens et à la représentation de soi qui l’accompagnent.
Précisons encore que nous appelons action une organisation singulière d’activités ordonnées autour d’une transformation du monde, présentant une unité de fonction, de sens et/ou de signification pour les sujets qui y sont engagés et leurs partenaires (https://www.puf.com/vocabulaire-danalyse-des-activites-0 p.40-41)
Plusieurs faces d’un même objet : le travail du sens
Nous faisons l’hypothèse plus large que l’action du sujet sur sa propre activité passe notamment par trois types de fonctions coprésentes dans cette action :
- une fonction de communication à soi
- Une fonction de requalification des entités présentes dans la situation d’action
- Une fonction de représentation de soi-en-action
Chargées d’affects et suspendant l’activité en cours, elles ouvrent la voie à la conception (représentations anticipatrices cf. https://www.innovation-pedagogique.fr/article15020.html) et à l’engagement de nouvelles actions.
Ces fonctions sont à la fois cohérentes entre elles, complémentaires et cumulables, comme il apparait par exemple dans les situations suivantes :
- La transformation de la perception d’une situation d’action, illustrée par des verbatims tels que ‘je me suis aperçu/rendu compte que’. Myriam Léonard parle de transformations du cadre perceptif des acteurs https://czasopismo.naukiowychowaniu.uni.lodz.pl/article/154521/fr et Jasmine Hyppolite de transformations de la familiarité https://hal.science/tel-03151032. Tout se passe comme si le sujet se décentrait, comme s’il s’adressait à un autre. Daniela Rodriguez met également en relation transformations du sens et sens des transformations https://czasopismo.naukiowychowaniu.uni.lodz.pl/article/154522/fr
- La réflexion en cours d’action, définie comme un retour de la pensée sur elle-même, comme une attention portée à sa propre pensée, par exemple dans les situations où l’on dit ‘j’ai réfléchi, je me suis dit que’
- L’élaboration d’expérience, définie comme une transformation simultanée d’une activité et d’un sujet-en-activité https://www.editions-harmattan.fr/catalogue/livre/l-experience-en-train-de-se-faire/76456
- La méditation, définie comme une pratique mentale consistant à être présent à soi, à porter attention à sa propre activité, invitant le sujet à en approfondir le sens en anticipation ou en rétrospection. La méditation de pleine conscience, actuellement très répandue est une communication de représentation adressée à soi-même https://www.christopheandre.com/, même si la consigne est de prendre pour objet sa propre activité corporelle.
- La révision de vie, dans des milieux confessionnels, https://catechese.catholique.fr/outils/conference-contribution/305727-revision-de-vie-en-catechumenat-la-relecture-de-sa-vie-une-etape-du-cheminement/, est une démarche de relecture consistant pour les fidèles à faire le lien entre leur vie, leur action et leur foi.
- La réinterprétation vue comme une activité de transformation du sens donné par un sujet à une situation antérieurement vécue comme obscure : ‘j’ai compris que’.
La fonction de communication à soi-même
Les expériences de communication à soi sont comme toutes les expériences de communication des activités adressées, mais elles ne prennent pas nécessairement la forme de constructions verbales tout en pouvant laisser toutefois apparaitre à cette occasion certains éléments discursifs, souvent incomplets.
C’est en tout cas ce qui se passe lorsqu’un même sujet parait à la fois être le producteur et le récepteur d’une représentation. Différents termes académiques ont été utilisés pour désigner ce type de situation ; ils insistent sur le contenu en empruntant des figures langagières, compte tenu des difficultés d’accès et de description de ces représentations ; on parle notamment de langage intérieur, de langage égocentrique, de soliloque, de monologue, de parole auto-adressée. Le point commun de toutes ces communications est d’évoquer un destinataire qui n’est pas différent de l’émetteur de la représentation.
Une bonne manière de comprendre ces communications à soi est précisément d’opposer sur le plan de l’adresse sens et signification. La signification est une communication adressée à autrui, alors que le sens est une communication adressée à soi. Le sens ne se donne, ni ne se transmet à un sujet : il est construit par ce sujet lui-même https://theconversation.com/usage-sens-et-signification-96511 Les constructions de sens sont des communications qu’un sujet s’adresse à lui-même.
Les interactions entre sujets sont caractérisées par une intention d’influer sur les constructions de sens chez autrui https://www.innovation-pedagogique.fr/article12775.html. La communication est un couplage d’activités d’offre de signification de la part du sujet communiquant et d’activités de construction de sens de la part d’un sujet destinataire. La communication à soi est une conjonction d’une double activité d’un même sujet par rapport à lui-même : une adresse à soi et une transformation de soi.
La fonction de requalification des entités présentes dans la situation d’action
On peut parler d’enquête au sens de John Dewey qui définit l’enquête comme une « transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié » (https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782130451761-logique-la-theorie-de-l-enquete-john-dewey/ p. 169). Ce passage d’une situation indéterminée à une situation déterminée fonctionne comme une transformation de la situation d’action. L’acteur voit dans la situation autre chose que ce qu’il voyait avant et, surtout, il voit les choses autrement, en rapport avec ses besoins d’action.
Il se fait une représentation opérative, image opérative selon Ochanine (https://journals.openedition.org/pistes/4655?lang=en) ou représentation fonctionnelle selon Leplat (https://shs.cairn.info/revue-projectique-2009-1-page-5?lang=fr). L’acteur qualifie ou requalifie les événements de la situation au regard de l’activité qu’il a lui-même déjà engagée.
La fonction de représentation de soi dans la situation
Les communications à soi comportent par ailleurs un moment de mise en objet par le sujet communiquant de son activité en cours et de lui-même tel qu’il a été transformé par celle-ci. Une comparaison est faite notamment entre la continuité d’expérience du sujet et la représentation de soi qui accompagne l’activité en cours. Dans l’univers de la formation et du développement des compétences on parle notamment d’analyse des pratiques comme une façon de mettre en objet sa propre activité. De façon générale, ce qui se trouve en jeu est donc une représentation personnelle du sujet sur son activité, sur des événements ou des trajectoires de vie. Une relation est établie entre les représentations : éprouvés de soi produits par le continuum d’activité et représentations/éprouvés de soi dans l’activité en cours. Le lien entre ces éléments contribue à construire le sens de l’activité dans la communication à soi. A l’occasion de cette mise en relation peuvent s’observer deux types d’indicateurs : des indicateurs d’allant et de fatigue. De fait, peuvent se repérer des dynamiques singulières liant sujet/situation https://czasopismo.naukiowychowaniu.uni.lodz.pl/article/154519/en.
Cet intérêt pour ses propres pratiques a été développé par divers courants désignés sous le terme de pratique réflexive : à partir des travaux de Donald Schön et Chris Argyris sur les apprentissages organisationnels, à partir des pratiques du soin et de l’action thérapeutique dans le cadre de la médecine réfléchie.
https://www.edealelibrairie.fr/149767-la-medecine-reflechie-au-miroir-des-sciences-humaines.html.
Des transformations solidaires
Le point commun de toutes ces situations sont des transformations solidaires de représentations de soi-même en action, de la situation d’action et d’engagement d’action nouvelle https://shs.cairn.info/l-analyse-de-la-singularite-de-l-action—9782130501886-page-13?lang=fr. Ces transformations sont rendues possibles par des affects et permises par des suspensions d’activités en cours ; elles autorisent reconstruction de sens et ouverture à une action nouvelle. Livet parle alors de révisions https://shs.cairn.info/emotions-et-rationalite-morale—9782130522553?lang=fr
CONCLUSION
Loin d’apparaître comme un contenu construit à l‘extérieur du sujet et approprié par le sujet, le travail du sens est un processus de transformations solidaires de représentations qui articule notamment trois fonctions coprésentes : une communication à soi, une requalification des entités présentes dans la situation d’action et une représentation de soi-en-action. Chargée d’affects, cette reconstruction de sens ouvre la voie à conception et engagement de nouvelles actions.
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