Un article de Jean-Marie Barbier et de Martine Dutoit
Formation et Apprentissages professionnels EA 7529 CNAM
Rendre compte des parcours individuels
C’est une impasse fréquente des discours professionnels des ‘métiers de l’humain’ (éducation, communication, soin etc.) et des discours académiques disciplinaires : se satisfaire de l’empilement de facteurs sociaux et de facteurs personnels pour rendre compte des parcours de vie des sujets, ce qui conduit à méconnaitre la part respective de la construction des situations et de la construction des sujets en situation, et ce qui ne permet guère d’appréhender les dynamiques évolutives de ces parcours. Les parcours individuels apparaissent davantage comme des illustrations de déterminismes sociaux ou personnels que comme des points de départ de la fabrication d’expériences individuelles et collectives.
Cette approche intellectuelle est probablement liée à des habitudes de pensée disciplinaires : elle apparait notamment liée à la tradition de distinction entre sociologie, centrée sur les groupes sociaux, et psychologie, centrée sur les sujets individuels. Distinction somme toute récente, qui ne constitue qu’un âge de la ‘pensée académique’, et qui fait régulièrement l’objet de tentatives de dépassements. Elle s’inscrit aussi dans des habitudes socio-culturelles quelquefois appréhendées en termes de locus of control. Le locus of control décrit dans quelle mesure un sujet a le sentiment de contrôler les événements qui influencent sa vie : les sujets qui développent un locus of control interne se considéreraient comme responsables de tous leurs succès ou échecs ; les sujets développant un locus of control externe pensent au contraire que d’autres forces extérieures comme la chance, le destin ou la société les déterminent. Le chercheur D.Meuret, en comparant les pensées de Durkheim et de Dewey sur l’école et sur la formation du citoyen https://www.cairn.info/revue-francaise-de-pedagogie-2007-3-page-164.htm&wt.src=pdf invite à mettre en relation cette distinction avec des habitudes mentales socio-culturelles française et américaine.
L’hypothèse que font les auteurs de ce texte est que le couplage du social et du subjectif dans les parcours de vie peut aussi s’observer à partir du repérage d’enchainements d’activités dont le sujet a ou a eu l’expérience, dont il a acquis une certaine maitrise, et dont la reprise est vue et vécue par ce sujet comme une action intentionnelle, dotée de sens en situation par le sujet qui s’y engage.
Élucider ainsi la question du rapport entre actions se donnant à voir comme des enchainements d’activités et construction des sens que les sujets construisent à leur sujet en situation peut contribuer à explorer la question de la part de soi et de la part d’autrui dans le développement des actions et, in fine, dans la construction de soi dans les actions. C’est à cette question que s’est intéressée récemment la Biennale Internationale de l’Éducation, de la Formation et des Pratiques Professionnelles https://labiennale-education.eu/la-biennale/biennale-2023/. On sait que par ailleurs que J.C. Kaufmann décrit ce rapport en termes de double hélice « parce que la structuration de l’existence n’a rien de statique et de linéaire (…) la première modalité est ce qu’on pourrait appeler une socialisation pure (…) la seconde modalité fait intervenir, à l’inverse, la subjectivité, la mise en images ou en pensées des orientations possibles, et, au final, une décision (plus ou moins consciente) sur les éventuelles rectifications du cours de l’existence ». https://labiennale-education.eu/linvention-de-soi-une-autre-theorie-de-lidentite-par-jean-claude-kaufmann/.
Le présent texte a comme objectif de repérer notamment deux situations d’enchainement d’activités déjà vécues par les sujets, et perçues comme occasions de constructions-reconstructions de sens ouvrant sur le développement de nouveaux possibles d’action. Il a aussi pour objectif d’en dégager quelques caractéristiques communes.
Nous convenons d’appeler enchainements d’activité des ensembles d’activités liées entre elles par un lien de performation (c’est-à-dire d’accomplissement) successive entre des opérations distinguables par leur produit immédiat. Dans le langage informatique on parle ainsi de concaténation : le terme concaténation, du latin cum, « avec », et catena, « chaîne, liaison », désigne l’action de mise bout à bout de chaînes de caractères ou de termes.
Nous appelons par ailleurs constructions de sens des constructions mentales associées à des affects et mettant en lien la représentation d’une situation actuelle du/des sujets d’action et des représentations issues d’autres épisodes d’activités (cf. sens in : https://www.puf.com/vocabulaire-danalyse-des-activites-0). Ces constructions de sens sont à la fois produites par les sujets et adressées à eux-mêmes. Ce sont des ‘représentations pour soi’, et des affects inducteurs d’actions et d’engagements dans les actions https://www.innovation-pedagogique.fr/article14511.html.
L’activité musicale : entre séquences de sons et intention de survenance d’évènements émotifs
L’activité musicale a été particulièrement étudiée par F. Wolff dans un remarquable ouvrage paru récemment, intitulé « Pourquoi la musique ? » https://www.amazon.fr/Pourquoi-musique-Francis-Wolff/dp/2213685800.
L’activité musicale y apparait notamment comme un champ d’activités ordonné autour d’une intention : la survenance d’événements chez les sujets concernés.
Les événements sont ce qui arrive aux sujets et qui ont de l’importance pour eux. Les sons, objets propres de l’ouïe sont, dans l’ordre des événements, analogues aux couleurs, objets propres de la vue dans l’ordre des choses (op.cit. p.31). Les uns et les autres contribuent à la survenance d’effets émotionnels.
La musique est une séquence de sons ordonnés autour d’effets chez les sujets qui la composent ou l’écoutent ; ces événements sont temporels et désignables par des verbes. Ce qui caractérise ces événements est qu’ils « touchent » les sujets ; la musique a pour intention et pour effet de provoquer de tels événements, chez tous les acteurs concernés, musiciens et publics, qui dans beaucoup de cas se confondent.
La musique peut donc être définie comme un champ d’activités ordonné autour d’une intention et d’un effet de production/transformation d’émotions. Les émotions se caractérisent par la suspension de l’activité en cours et par le développement d’un processus de (re)construction de sens.
F. Wolff met en relief en particulier plusieurs phénomènes relatifs aux enchainements d’activités dans l’action musicale :
- La musique est un ordonnancement
« Toute musique (…) se déploie empiriquement dans le temps (…) l’ordre comme succession intelligible, l’ordre dynamique (…) dit en d’autres termes : la musique suppose des notes qui sont des sons organisés synchroniquement ; mais entendre de la musique, ce n’est pas seulement entendre des notes, c’est entendre des notes organisées diachroniquement. La musique est la mise en ordre successif de l’ordre systématique du sonore (…) un monde où les sons ont du sens par eux-mêmes, c’est à dire les uns par les autres » (p.56-57).
Une mélodie par exemple est une suite de sons ordonnés selon les lois du rythme et de la modulation d’où résulte un air à entendre ou à produire.
- Cet ordonnancement est porteur d’une relation de causalité (p.57-58)
« Les sons vous renvoient à d’autres sons. Vous les entendez comme s’ils étaient causés les uns par les autres. Car il y a, pour tout auditeur, un effet musical (…) dès lors, au lieu qu’il rapporte à chacun d’eux, séparément à la source physique qui le produit, les rapporte à ceux qui les précèdent (…) En d’autres termes, dans la musique, les sons se mettent à être entendus comme étant causés non par des choses (…) mais par les sons eux-mêmes, c’est-à-dire par d’autres événements (…) ».
- Cet ordonnancement est un ordre autonome
« Voilà le monde imaginaire où nous conduisent les musiques (…) il y a musique, pour un auditeur donné, lorsque les sons semblent constituer par eux-mêmes un ordre autonome, c’est à dire lorsque les événements sonores, au lieu seulement se succéder (sans ordre) dans le temps comme autant d’événements épars, semblent se suivre de façon ordonnée en paraissant causés par ceux qui les précèdent et causer ceux qui les suivent (…) Une relation imaginaire de causalité (p.58) ».
- Cet ordonnancement s’inscrit dans un parcours d’expérience des sujets concernés
(« p.58) toute musique est la représentation d’un monde imaginaire d’événements purs. ‘Purs’ est à prendre au sens de ‘sans choses’. Et représentation est à prendre ici au double sens de l’acte de représenter (point de vue du musicien : produire un tel monde) et de l’effet de la représentation (point de vue de l’auditeur : entendre ce même monde) »
Pas de musique sans expérience subjective.
L’événement survenant à l’occasion de l’écoute musicale s’inscrit dans le parcours émotionnel des sujets concernés.
L’écoute musicale renvoie donc non seulement à un monde imaginaire, mais également à un parcours d’expérience subjective d’un même sujet. « Le plaisir esthétique est fait de cette multitude, d’émois et de répits, attentes trompées et récompensées au-delà de l’attente, résultat des défis portés par l’œuvre » (Levi-Strauss, Le cru et le cuit, p.25).
A total, les événements produits présentent
- Pour le musicien une unité d’intention de survenance d’émotions
- Pour l’auditeur une unité de construction de sens au regard d’une expérience subjective
La communication : entre mobilisation d’un ensemble de signes et interprétation de l’intention
Entrer en communication est une action initiée par un sujet communicant à l’intention d’un sujet destinataire. C’est une action à intention et à effet de construction de sens chez le destinataire. La communication est un enchainement attendu d’un ensemble d’activités écrites, orales, graphiques ou gestuelles ; cette mobilisation de signes est ordonnée autour de la production de cet effet.
Les situations de communication sont des situations dans lesquelles a été émise une parole, produit un texte, émis un message. Elles permettent de déterminer qui communique avec qui, et dans quelles circonstances. Communicants et destinataires sont des acteurs de la communication, des inter actants.
Dans le sillage des travaux de Grice, D. Sperber et D. Wilson ont conçu dans les années 80 un cadre théorique -* la communication ostensive-inférentielle- permettant de penser les logiques respectives des activités des sujets communicant et des sujets destinataires de la communication, et l’articulation de ces logiques http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-La_Pertinence-2269-1-1-0-1.html .
La communication y est considérée comme un couplage d’activité entre d’une part une manifestation d’intention de la part du locuteur (son vouloir-dire, pour reprendre le mot de Grice), d’autre part par une activité interprétative de reconstruction de cette intention par le destinataire. Cette interprétation s’effectue pour l’essentiel par une opération mentale d’inférence à partir de signes que donne le locuteur.
La théorie ostensive-inférentielle repose sur la capacité des inter actants à attribuer des états mentaux à autrui.
1. Le vouloir-dire du locuteur
La communication est donc d’abord caractérisée comme une séquence d’activités ordonnée autour d’une manifestation d’intention du locuteur, qui cherche à attirer l’attention du destinataire et à produire des représentations partagées avec lui. Dans le discours social ordinaire, ces représentations partagées sont souvent présentées comme des ‘informations’.
Les auteurs de cette contribution pensent qu’il serait utile de parler de signification offerte par le locuteur au destinataire. La signification est le complexe intentionnel qui, chez un locuteur, accompagne un procès de mobilisation de signes, en vue de produire des effets de sens chez le destinataire de la communication (cf. signification https://theconversation.com/usage-sens-et-signification-96511 )
Pour y parvenir, les locuteurs font appel notamment à des embrayeurs qu’ils supposent partager avec les destinataires, susceptibles d’entrainer leur activité sur le plan mental ou physique. Un bon exemple dans le discours politique contemporain est donné par exemple par la référence à « l’action » ou à la « réforme », qui, si elle n’est pas précisée en référence à des intérêts d’acteurs, est un discours volontairement ambigu.
Dans une communication située les embrayeurs sont des signes renvoyant à la situation de communication et participent à l’actualisation en situation des messages donnés par les locuteurs, comme les pronoms « vous » ou « nous » désignant les émetteurs et les récepteurs du propos, comme les adjectifs démonstratifs et possessifs qui y renvoient, comme les adverbes de lieu (« ici » et « là »), les adverbes de temps (« maintenant », « aujourd’hui » ou « hier »). Ils représentent des réalités extralinguistiques, et assurent un lien entre activité verbale du locuteur et activité mentale/physique des autres acteurs de la communication. Leur usage mérite d’être situé par rapports aux relations de pouvoir entre inter actants.
La sollicitation de l’attention d’autrui se révèle donc en fait, du côté des locuteurs, comme des actions d’enchainements d’activités à des fins intentionnelles ; on parle quelquefois de ’mots clés’, d’‘éléments de langage’ Elles constituent une action située, sanctionnée par la réussite ou l’échec de la communication, en l’occurrence de l’offre de signification.
2. Les activités d’interprétation des destinataires
Le destinataire de son coté, à partir de l’expérience qu’il a des comportements et activités des locuteurs se livre à un travail d’interprétation. Selon le modèle, les interlocuteurs émettent des faisceaux d’indices qui, situés dans le contexte, doivent permettre à l’auditeur de comprendre le sens ou l’intention réels. Celui-ci procède en raisonnant à partir des combinaisons d’indices et de données contextuelles, qui permettent de tirer des conclusions quant à ce que le locuteur veut dire, vraiment. Communiquer est aussi une action d’interprétation.
L’interprétation par l’auditeur devient une action dans laquelle celui-ci fait entrer des indices relatifs au locuteur ; cette interprétation alimente la construction de sens effectuée par l’auditeur. Rappelons que le sens s’inscrit un rapport à soi https://theconversation.com/usage-sens-et-signification-96511 .
Les enchainements d’activités comme voies de transformation de l’ordinaire en singulier.
Dans deux situations prises en exemple, l’activité musicale et la communication, enchainement d’activités et constructions de sens s’opèrent dans un même mouvement pour les acteurs concernés.
- Ce sont des activités concaténées.
- Elles renvoient à l’expérience des sujets, qui en ont une maitrise pratique, au sens de de P. Bourdieu.
- Leur mobilisation relève d’une action intentionnelle, singulière, située dans des circonstances données.
- Cette mobilisation implique également et dans le même temps à la fois une représentation d’action et une représentation de soi comme sujet agissant dans l’action.
Reconnaitre les chaines d’activité dont nous avons l’expérience et que nous remobilisons dans l’action, n’est-il pas aussi un outil de reconnaissance, construction/reconstruction de soi ?
S’ouvre alors une nouvelle perspective : transformer l’ordinaire de l’activité en singulier pour faire histoire de soi.
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