Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

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L’expérience : une transformation simultanée de l’activité et du sujet-en-activité

Les parcours d’expérience d’Ulysse - Vase du Vème siècle av. JC. - British Museum

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Un article de Jean-Marie Barbier et de Martine Dutoit

Formation et Apprentissages professionnels EA 7529 CNAM
Et Collectif de recherche sur la fabrique de l’expérience de la Chaire Unesco ICP
Formation Professionnelle, Construction personnelle, Transformations sociales

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Les multiples émergences de la question de l’expérience dans le discours social

A l’instar de la référence à la compétence, la référence à l’expérience s’est imposée de multiple façon dans le discours social contemporain :

  • Dans le monde de l’emploi et des organisations économiques et sociales. Où elle apparait d’ailleurs, et de façon apparemment contradictoire, à la fois affirmée comme un prérequis de la première embauche, et niée-en-acte par des grilles de qualification adossées essentiellement au niveau de diplôme obtenu https://www.innovation-pedagogique.fr/article16678.html . Il est vrai qu’il s’agit alors d’évaluations ayant pour enjeu la détermination de la valeur sociale davantage que la détermination de la valeur professionnelle.
  • Dans le monde de la formation et des institutions éducatives. La thématique de l’expérience se développe dès l’institutionnalisation de la formation des adultes comme champ professionnel, notamment dans le continent nord-américain… En France, dans les années 2000, le même champ de la formation des adultes a vu naitre et se développer le courant important de la VAE (validation des acquis d’expérience). Disposition saluée comme un progrès social, la VAE s’analyse aussi comme une utilisation des échelles de savoirs et de compétences en usage dans les cadres scolaires et formatifs pour mesurer des acquis professionnels et sociaux, dont ces acquis seraient les équivalents dans une perspective finalement formato-centrée.
  • Dans le débat social où est posée par exemple à propos de l’expertise des patients, et des personnes dites ‘vulnérables’ en général la question des savoirs expérientiels et de leur reconnaissance, notamment lorsqu’il s’agit d’expériences d’usage des services, comme dans le cas des représentations d’usagers ou dans le cas d’expériences de la maladie. On peut d’ailleurs se demander s’il s’agit alors d’expériences d’usages ou d’expériences d’usagers https://www.presses.ehesp.fr/produit/evaluer-avec-les-usagers/.
  • Dans le monde de la recherche enfin où l’intérêt pour les dynamiques de transformation des activités se répand sans toujours être accompagné d’un intérêt pour les transformations des sujets-en-activité, individuels ou collectifs, qui les accompagnent et qui, du coup, se déclinent dans une pensée techno-scientifique. Les solutions seraient dans l’adaptation des sujets à l’évolution de leur environnement d’activité…

Définir l’expérience dans une perspective d’analyse des activités

1. Le sens courant
Étymologiquement, expérience vient du latin experire, qu’on traduit généralement par éprouver, mot qui a été construit lui-même à partir du radical perire, que l’on retrouve généralement dans des vocables relatifs à des périls, à des dangers. La racine européenne ‘per’ semble rattachée à l’idée de traverser. Dans nombre d’encyclopédies l’expérience est définie comme une confrontation de soi avec le monde. Le jeu des significations actives et passives du mot permet de distinguer ’avoir de l’expérience’, expression focalisée sur le produit biographique, d’ailleurs souvent évalué, et ‘faire expérience’, expression focalisée sur l’activité du sujet-en-activité.

Dans une entrée intellectuelle privilégiant l’activité comme objet de recherche https://www.puf.com/vocabulaire-danalyse-des-activites- , le terme d’expérience implique une double reconnaissance :

2. L’expérience comme reconnaissance par le sujet agissant de son activité comme processus de transformation du monde physique, social, mental.
Le sujet parle de son expérience lorsqu’il veut désigner les transformations physiques, sociales et mentales affectant son activité et les produits de son activité. L’expérience décrit alors le processus de transformation du monde physique, social et mental que constitue son activité, et les évolutions de ce processus.

3. L’expérience comme reconnaissance par le sujet agissant d’un processus simultané de transformation de soi.
L’activité n’est pas seulement une transformation du monde, elle est aussi, et de façon directement liée, processus de transformation de soi-même transformant le monde.
Agir n’est pas seulement transformer le monde, c’est aussi se transformer transformant le monde. Le sujet ne sort pas indemne de son activité. Il est affecté par son activité, tout autant qu’il l’affecte.

4. L’expérience est une double transformation, une transformation simultanée de l’activité du sujet et du sujet-en-activité.
C’est une transformation, affectant, à la fois, et dans un même mouvement deux entités liées susceptibles d’être distinguées dans l’analyse : l’activité et le sujet-en-activité.

L’expérience, c’est ce que le monde me fait quand je fais quelque chose au monde.

Cette transformation simultanée peut faire l’objet d’une reconnaissance partagée, par le sujet lui-même et par autrui : le sujet reconnait que son activité est transformée (et l’a transformé), et s’attribue cette transformation.
Dans l’expérience, le sujet transforme l’organisation-en-acte de son activité habituelle, appelée par Dewey habitude d’activité. (L’expérience en train de se faire, L’Harmattan, à paraitre). C’est au prix de cette reconnaissance que l’expérience devient un apprentissage. L’apprentissage est, en effet, à nos yeux, une transformation valorisée par le sujet et/ou par son environnement d’une habitude d’activité https://www.innovation-pedagogique.fr/article4049.html

L’expérience comme produit biographique : les formes sociales de l’expérience

C’est donc dans la vie que se produit l’expérience. On peut y distinguer trois types de processus en interdépendance, trois formes sociales de l’expérience : l’expérience vécue, l’expérience représentée et l’expérience communiquée.

1. L’expérience vécue : ce qui m’advient.
C’est ce que le sujet vit comme lui advenant dans l’exercice immédiat de son activité : perceptions, éprouvés notamment.
La perception est le processus par lequel le monde se transforme en objets pour des sujets, en existants pour les sujets qui ont été ‘mis au monde’ et mis dans le monde. Pour Merleau Ponty, « il y a bien un acte humain qui traverse tous les doutes possibles pour s’installer en pleine vérité : cet acte est l’acte de perception au sens large de connaissance des existences » https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/Phenomenologie-de-la-perception 1945, p.50)

L’expérience vécue peut être définie comme les transformations immédiates perçues par un sujet dans l’exercice même de son activité. Perception se distingue de réflexion : le vécu ne donne pas lieu, en tant que tel, à une action spécifique de mise en représentation ou de mise en discours de la part du sujet concerné ; il a un statut préréflexif ou ante-prédicatif.

C’est à ce niveau d’expérience que s’intéresse par exemple P. Vermeersch dans les travaux menés sur l’entretien d’explicitation https://www.cairn.info/l-entretien-d-explicitation—9782710138563.htm. L’expérience vécue correspond assez bien au sens du mot allemand erlebnis (er=traverser , leben=vivre) et au sens des mots espagnol et portugais vivido ou vivencia.
Le vécu est en lien avec la constitution du ‘soi’. Le soi correspond à la perception par un sujet de lui-même comme sujet agissant. `

2. L’expérience représentée : ce que je fais de ce qui m’advient
Il s’agit de l’expérience comme construction mentale : ce que le sujet fait, en adresse à lui-même, de ce qu’il vit.
Nous pouvons parler comme le fait D. Jodelet de retentissement intérieur (V. Haas https://pur-editions.fr/product/4060/les-savoirs-du-quotidien, assez bien décrit par la notion française de for (pour forum) intérieur, ou encore par la notion allemande d’Erfahrung.
C’est ce qui fait sens pour le sujet, par mise en relation entre représentations issues de l’activité en cours et représentations issues d’autres épisodes d’activité.
Ces représentations sont interdépendantes et toujours en transformation. La représentation peut être est considérée comme un travail, un travail jamais achevé du point de vue des sujets. Les représentations sont immédiates, ou activées par la mémoire. Elles sont adressées à lui-même par le sujet qui se représente. Ce sont des représentations pour soi, dans/pour sa propre chaine d’activité, avant d’être des représentations de quelque chose.
L’expérience représentée suppose une action de pensée du sujet sur sa propre activité. Elle est l’ensemble des constructions de sens que les sujets opèrent à partir, sur et pour leur propre activité, qu’ils reconnaissent comme leurs, en lien avec des attributions identitaires.
Ces constructions sont considérées par le sujet comme des ressources pour la suite de leur activité. Elles sont en lien avec la constitution du moi et identifiées par exemple par l’expression « ça me parle ». Le moi est une représentation évaluative par le sujet de ses propres ressources, de son ‘pouvoir d’agir’.
Dans l’émergence de l’expérience représentée, le sujet est affecté par ce qu’il vit, comme dans ce qui provoque l’enquête chez John Dewey https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782130451761-logique-la-theorie-de-l-enquete-john-dewey/. L’élaboration de l’expérience représentée émerge à partir de l’expérience vécue, mais fonctionne comme une action spécifique, notamment lorsque les routines et habitudes d’activité déjà activées se sont révélées inopérantes au regard de l’intention. Comme le décrit J-P. Sartre https://www.livredepoche.com/livre/esquisse-dune-theorie-des-emotions-9782253904656 apparait alors un impératif d’action indissociable de la survenance d’émotions : « Lorsque les chemins tracés deviennent trop difficiles, ou lorsque nous ne voyons pas de chemin, nous ne pouvons plus demeurer dans un monde si urgent et si difficile. Toutes les voies sont barrées, il faut pourtant agir. » (1938, pp79-82)

3. L’expérience communiquée : ce que je dis de ce qu’il m’advient.
Dire, communiquer, c’est mobiliser un ensemble de signes dans l’intention d’influer sur les constructions de sens d’un sujet. Le terme communication doit être pris au sens large et comprendre en particulier les gestes.
Jérôme Bruner https://journals.openedition.org/osp/522 (2002) s’est particulièrement intéressé à la narration comme principal outil pour mettre de l’ordre dans l’expérience. C’est la construction sociale de l’expérience communiquée, qui intéresse également Erving Goffman dans les « cadres de l’expérience » http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Les_Cadres_de_l%E2%80%99exp%C3%A9rience-2094-1-1-0-1.html (1991).
La narration induit de façon associée le prolongement d’un travail de construction mentale qui n’a souvent été qu’amorcé. Ceci explique que la plupart des méthodes de formation utilisent en fait la verbalisation orale et écrite d’un vécu comme voie d’accès à l’expérience et comme voie de développement personnel et professionnel.
La communication d’expérience ne se limite pas à des discours, elle peut consister en actions comme lorsqu’il s’agit de donner l’exemple. Elle suppose aussi la prise en compte des expériences des auditeurs. Elle fait rentrer l’expérience personnelle dans un monde socialisé. Pour Meyerson, le langage est un pont entre subjectif et objectif http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Les_Cadres_de_l%E2%80%99exp%C3%A9rience-2094-1-1-0-1.html (1995, 37)
Enfin la communication d’expérience contribue de façon déterminante à l’affirmation du « je » (identité narrative de Ricoeur https://www.seuil.com/ouvrage/temps-et-recit-paul-ric-ur/9782020063654 ) ou mieux encore des « je » si l’on veut tenir compte de la multiplicité des espaces d’énonciation, comme dans la description des phénomènes de polyphonie par O. Ducrot http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Dire_et_le_dit_(Le)-2058-1-1-0-1.html (1985). Les nouvelles affirmations de « je » peuvent conduire à des reconstructions de biographies.

Ces trois formes sociales de l’expérience sont interdépendantes dans leur survenance : partages, récits, témoignages, leçons d’expérience.

Comment peut-on accéder à l’expérience ?

Accéder à l’expérience suppose moins le recours à des méthodes à appliquer, que la formulation d’inférences à partir d’observations. Vivre une expérience est par définition un processus éminemment personnel, son accès ne peut être qu’indirect par exemple lors de situations de rappel, de mise en mots, ou d’inférence à partir de traces d’activités.

1. Accéder à l’expérience par le rappel
Une première voie expérimentée par les sujets eux-mêmes est très certainement l’émergence dans certaines situations différées de constructions mentales relatives à des perceptions antérieures : ces situations provoquent soit l’évocation directe de l’expérience antérieure, comme dans l’exemple prototypique de la « Madeleine de Proust », soit l’évocation indirecte d’une expérience corrélée, soit encore l’organisation délibérée par le sujet de situations de rappel de cette expérience.
Ces situations peuvent être analysées comme des situations de revécu, que nous pouvons définir comme des situations dans lesquelles une émotion spécifique réengage le sujet dans un travail de réactivation de l’expérience première. Le chercheur ou l’intervenant fait appel à ces situations fondées d’une part sur la potentialité d’ouverture d’un faisceau d’activités physiques, sociales, mentales liées à l’émotion, d’autre part sur la disponibilité de ces activités survenantes, et leur expression personnelle. Cet effet peut être obtenu par exemple par un retour physique dans un lieu ou face à un événement qui a provoqué une première émotion.
L’émotion dans ces situations de rappel d’expérience peut être définie comme une rupture ou suspension d’activité conjuguée à l’ouverture d’une action de transformation de sens caractéristique de la fabrique de l’expérience.

2. Accéder à l’expérience par le récit
Une seconde voie d’accès à l’expérience est constituée par les récits d’expériences.
Ces récits peuvent prendre plusieurs formes :

  • Des récits d’expériences organisés sous forme de narrations : l’expérience est verbalisée en présence d’autrui, mais sa narration participe à l’élaboration mentale de l’expérience, le sujet lui-même est à la fois locuteur et destinataire. C’est cet accès que choisit le courant des histoires de vie.
  • Des récits d’expérience dans le cadre de partages ou de confrontations d’expériences avec autrui : élaboration de cultures professionnelles, de cultures d’entreprise, storytelling, récits de communautés d’appartenance.
  • Des leçons d’expérience correspondant à la formalisation et à l’affirmation sociale de cultures d’action.

3. Accéder à l’expérience par confrontation à des traces d’activités
Une troisième voie complémentaire d’accès à l’expérience consiste encore dans le repérage de traces d’activité et la confrontation individuelle et /ou collective des sujets à ces traces d’activités. C’est particulièrement le cas des procédures dite d’auto-confrontation simple ou croisée, utilisée par différents auteurs notamment J. Theureau, Y. Clot.

A quels moments l’expérience se transforme-t-elle ? Approche globale.

Dans le cadre de la chaire Unesco-ICP sur la formation professionnelle, la construction des personnes et les transformations sociales, nous avons conduit dans divers milieux professionnels, une recherche sur la survenance de telles transformations d’expérience. Nous avons ainsi pu observer trois caractéristiques globales des moments vécus comme des moments de transformation d’expérience :

1. Des moments d’incertitude
Les acteur.es concerné.es par ces transformations d’expérience s’expriment spontanément sur ce qu’elles/ils ont vécu et reconnaissent comme des apprentissages par l’expérience. Mais ces transformations sont plus souvent évoquées qu’analysées.
Ces moments se caractérisent comme des situations d’incertitude : on ne sait pas à l’avance ce qu’il convient de faire, et, dès lors, il est difficile de s’y préparer sur la seule base d’une anticipation sociale de l’activité. La charge de faire face à ces situations inédites échoit aux sujets-en-action eux-mêmes. Ce constat s’observe en particulier dans les métiers de l’humain, où l’anticipation de l’engagement d’activité d’autrui est particulièrement hasardeuse, mais elle s’observe aussi plus transversalement dans toutes les activités humaines.

2. Des moments de bascule de l’activité du sujet
Dans le déroulé de l’activité du sujet, ces moments sont vécus sur le mode de la rupture contraignant la poursuite de l’activité. L’évocation de ces moments lors d’ateliers et entretiens de recherche leur donne une place particulière alors même que les transformations décrites ont pu être silencieuses et se constituer en chaines d’activité.

3. Des moments de sur-sollicitation.
Les situations évoquées par les acteur.es comme significatives de leurs transformations sont des éprouvés d’incertitude, d’agitation, d’émotion des acteurs dans ces situations, des manifestations corporelles et verbales de ces émotions. L’identification des actions personnelles et collectives sont entreprises pour sortir de ces situations inhabituelles, difficiles, sur-sollicitantes. Elles suscitent le plus souvent des évocations de faisceaux d’activités destinées à agir sur eux-mêmes dans ces situations.

Comment analyser l’organisation des activités coprésentes dans les moments privilégiés de transformation de l’expérience ?
Au-delà de l’approche globale qui vient d’être présentée de la logique des activités survenant dans des moments de transformation de l’expérience, il est possible, à partir des propos tenus par les acteur.esconcerné.es de dégager plusieurs faisceaux d’activités composantes de ces processus.
Ces derniers sont analysables davantage en termes de fonctions co-présentes qu’en termes d’activités successives.
Ces phénomènes ont pu en partie échapper à la conscience des acteur.es, même s’ils sont mis en récits. Bien que singuliers, ils s’organisent en configurations fonctionnelles qui ont permis à l’équipe de recherche de les présenter ensemble.

Une fonction d’alerte :
L’exemple externe à la recherche le plus célèbre est donné est l’expression choisie par Sartre dans son célèbre ouvrage : Esquisse d’une théorie des émotions : « tous les chemins sont bouchés : il faut agir » (opus cité p 12).
Cette fonction d’alerte est fondatrice du changement d’activité qui s’engage. Les activités relevant de cette fonction sont à la fois inductrices et induites : alerter/s’alerter. Les ressentis de nécessité de ce changement sont des perceptions individuelles mais qui peuvent aussi être construites collectivement.
Cette fonction d’alerte est pour l’acteur.e qui la ressent, directement explicative de l’émergence d’un nouvel engagement d’action. C’est elle qui fonde aussi la connaissance et l’appréciation de l’habitude ancienne d’activité et l’intérêt voire la nécessité de sa transformation.

Dans les ateliers et entretiens menés, de multiples verbatims participaient à cette fonction, par exemple :
(A infirmière)« cela ne m’a pas suffi en termes d’activité professionnelle » ; « ce qui a été déterminant c’est la relation aux autres collègues et malades » « ce qui m’a fait signe c’est les questions sur sa tumeur (…) ça m’a alerté », « ça me procure de l’inquiétude, qui me mobilise »
( B infirmière) « il y a quelque chose qui ne me convient pas »
(C représentant syndical) « c’est une situation qui nous ne semblait pas juste »
(D Intervention de secours ) : « qu’est-ce que j’ai manqué » ; « le coup d’avance, on ne l’a pas »
(E Intervention de secours ) : « je lis sur le corps de l’autre », « le ton de la voix déjà »
(F Aide au développement) : « ce qui coince nous a donné un nouvel élan » ; « les containers bloqués ça nous a rendu malades » ; « ce n’est pas possible on n’va pas lâcher ».

Une fonction de prise de recul, de prise de hauteur
Compte tenu de cette alerte, un regard différent est posé sur la situation d’interactivité ou d’interaction. On constate par exemple des énoncés comme prendre du recul, prendre de la hauteur. Dans tous les cas il y a une autre vision de la situation, une autre perception de la situation au regard des engagements d’acteurs.
(A Infirmière) « il a fallu que je me pose ; je me suis posée » « cela vise une forme de coopération », « cela change le champ de données dont vous tenez compte », « j’échange avec les autres »
(B Infirmière) : « j’ai cherché dans l’histoire de cette dame ce qui pouvait expliquer sa réaction »
(D Intervention de secours) : « il faut qu’il y ait du recul » ; « le pire c’est de s’enfermer dans ses certitudes » ;

Une fonction de mise en perspective de l’action de l’acteur
Ce n’est plus seulement le regard sur la situation qui change, c’est aussi le regard que l’acteur.e porte sur sa propre activité, et sur l’activité qu’on peut analyser comme un changement du couplage d’activité caractéristique de l’intervention professionnelle. Le professionnel voit autrement sa propre intervention compte tenu de ce qu’il a observé dans l’activité du sujet-cible de l’intervention. On est plutôt dans le domaine des représentations finalisantes (représentations de l’activité souhaitable) qui se transforment elles aussi. On garde les mêmes enjeux, mais pas forcément les mêmes objectifs.
(A infirmière) : « j’ai dû changer ma position pour tenir compte de tout » ; « j’ai besoin d’être tranquille avec moi-même (…) je sais ce qui me tranquillise » ; « j’appelle un ami » ; « dans ma tête, j’emmène mes collègues avec moi », « je tiens compte de mes expériences antérieures » ; « j’ai dû changer de position pour tenir compte de l’autre »
(D Intervention de secours) : « il faut partager ses informations » ; « s’il y a trois ou quatre têtes pensantes il faut éviter d’être dans des feux différents, il faut que ce soit le même feu » ; « un sentiment, il faut s’organiser » « si tu arrives énervé tu vas générer du stress et de l’angoisse » ; « quand quelqu’un arrive au PC je lui donne des responsabilités » ; « Avec mon beau chasuble jaune marqué « commandant des opérations de secours », du coup je dois composer avec ça » ; « il faut déterminer les priorités de l’intervention ».
(E Enseignant.es ) : « aller contre soi-même, contre ses habitudes » ; « se mettre dans la peau de l’élève »
(F Aide au développement) : « nous avons eu des expériences positives avec les partenaires sur le terrain et les bénéficiaires ».

Une fonction d’enchâssement
Le développement de l’expérience se traduit enfin par une stabilisation provisoire de la stratégie d’intervention. Les activités des uns et des autres sont concaténées dans des chaînes d’activités en situation, dans la « pratique », repérables en termes de stratégies d’intervention.
( A infirmière) : « je fais avec les autres partenaires de soin »
(D Intervention de secours) : « il faut faire remonter l’information régulièrement » ; « écrire ce qu’on nous dit pour rassurer, c’est entendu, noté »

Une fonction de formalisation de l’expérience
Elle apparait à l’occasion de communications. Elle prend notamment la forme de leçons d’expérience ; les leçons d’expérience sont à la fois leçons pour soi et pour autrui et doivent être analysées comme des communications.
(A Infirmière) : « cela change les responsabilités »
(D) Intervention de secours : « s’appuyer les uns sur les autres » ; « tu pars à six, tu reviens à six » ; « c’est un retour d’expérience, il faut relever les hommes si l’intervention dure longtemps mais il faut prévoir une base de vie » ; « ça il faut qu’il y ait du recul, quelqu’un qui voit autrement, j’ai d’autres visions que celui qu’est là depuis le début. »
(F Aide au développement) « Transformer l’action de livraison de médicaments en action d’enseignement, l’enseignement ça reste, c’est ce qu’il y a de plus précieux »

Conclusion

L’expérience peut être définie comme une transformation simultanée de l’activité et du sujet-en-activité. Elle présente trois formes sociales interdépendantes d’émergence : le vécu, l’expérience représentée, l’expérience communiquée. On peut y accéder notamment par trois voies : le rappel, le récit, la confrontation à des traces d’activité.
Pour accéder à l’expérience en train de se faire, les moments privilégiés sont les moments de transformation de l‘expérience, marqués par l’incertitude, l’agitation et l’émotion ; on peut qualifier comme des moments de bascule. Ils ouvrent des faisceaux d’activité repérables comme organisés autour de cinq fonctions : alerte, prise de hauteur, mise en perspective, enchâssement-concaténation, formalisation.

Licence : CC by-sa

Vos commentaires

  • Le 10 mars à 04:02, par Caroline Bourque En réponse à : L’expérience : une transformation simultanée de l’activité et du sujet-en-activité

    Bonjour,
    Je trouve votre article très intéressant. Je viens justement de publier ma thèse de doctorat sur l’expérience et plus présentement l’expérience motivationnelle de la personne apprenante universitaire dans sa formation en ligne à l’enseignement.
    https://savoirs.usherbrooke.ca/handle/11143/21333
    Lors de ma recherche, je me suis aussi intéressée à l’accès à l’expérience. J’ai mis en place une méthodologique complexe et double pour accéder à l’expérience de 8 étudiants en formation en ligne à l’enseignement. J’ai procédé à des entretiens compréhensifs, desquels ont découlé les portraits des perceptions, puis à des entretiens d’explicitation, donnant lieu à des schémas d’expérience.
    Bref, ce serait intéressant d’échanger avec vous sur ce sujet et, éventuellement, de collaborer ensemble sur des projets. :)
    Au plaisir,
    Caroline Bourque

  • Le 10 mars à 18:35 En réponse à : L’expérience : une transformation simultanée de l’activité et du sujet-en-activité

    Merci . Nous allons regarder votre texte. Notre recherche va être publiée d’ici 3 mois environ.
    Amitiés
    jean-marie barbier

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