Autoportrait au chevalet et à l’appuie-main de peintre, 1660
Rembrandt, Louvre
Un article de Jean-Marie Barbier et de Martine Dutoit
Formation et Apprentissages professionnels EA 7529 CNAM
L’activité de représentation
Dans l’éprouvé de nos activités ordinaires, c’est-à-dire dans la perception que nous avons du flux de nos activités, nous faisons l’expérience de mise en objet, par ce qu’il est convenu d’appeler notre esprit, d’entités du monde ressenties comme étant de statut extérieur à nous-mêmes. Ces opérations de mise en représentation se caractérisent comme un processus de présentification au sein d’un espace-temps intérieur et propre au sujet qui se représente, d’objets appréhendés en même temps et par ce même sujet comme étant de statut extérieur.
L’activité de représentation est donc une activité qui a pour produit la présence à un sujet-en-activité d’objets en même temps absents de son environnement. Selon l’heureuse expression de M. Denis à propos des images mentales https://www.micheldenis.fr/wp-content/uploads/2013/08/1979- Les-images-mentales-txt.pdf les représentations tiennent lieu de leurs objets et peuvent survenir en leur absence.
La représentation d’activité
Nombre de ces opérations de mise en représentation ont pour objet l’activité elle-même du sujet qui se représente. ‘Ce qui passe nous passe par la tête’, ce qui est mis en pensée est notre activité ordinaire elle- même ou une composante de cette activité.
Cette mise en pensée de notre activité ordinaire présente notamment trois caractéristiques d’émergence :
- C’est une perception simultanée de l’activité ordinaire mise en pensée et de la mise en objet de cette activité : je pense à. C’est dans le même temps que s’effectue et la mise en objet de l’activité représentée et l’activité de représentation elle-même. L’activité ordinaire représentée ne relève d’ailleurs pas toujours d’un contenu de conscience. Elle est cependant une activité relevant de la vie psychique personnelle du sujet ; elle peut, en tant que telle, avoir des relations avec d’autres éléments de sa vie psychique, comme le supposent tous les auteurs qui ont travaillé sur l’inconscient, qu’il soit cognitif ou freudien.
- C’est une activité qui n’est pas toujours intentionnelle même si elle peut l’être à l’initiative du sujet concerné lui-même et/ou à l’initiative d’un autre sujet avec lequel il est en interaction : à quoi tu penses ? Cette activité survient. Elle ne constitue pas habituellement une action, définie comme une organisation singulière d’activités ordonnée autour d’une transformation précise et située du monde, présentant une unité de fonction, de sens, ou de signification pour les sujets qui y sont impliqués et leurs partenaires (cf. https://www.puf.com/vocabulaire-danalyse-des-activites-0 2017action, p.40)
- L’activité mise en représentation est un objet dynamique ; elle n’est pas un état ou un résultat, mais un processus, assez bien suggéré par la terminaison anglaise – ing - ou par le participe présent français. Il s’agit d’un en cours-d’activité ou d’un en cours-d’action ; ou encore, d’une activité ‘en train’ de se faire (https://liseuse.harmattan.fr/9782336470856). Dans ce secteur de la vie psychique, on se met soi-même en objet comme sujet agissant, ce que nous traduisons par l’expression ‘être-en-activité’.
Représentation d’activité et représentation de soi-en-activité : des phénomènes simultanés
Les représentations que se font les sujets de leur activité quotidienne présentent un attribut essentiel : elles ne se différencient pas des représentations qu’il se font d’eux-mêmes comme sujets de ces activités. Le moi-en-activité qu’ils élaborent à l’occasion de leur activité quotidienne n’est pas différent, dans son mouvement et dans ses transformations, des représentations qu’ils se font de leur activité ; il présente les mêmes contours (M. Dutoit https://www.editions-harmattan.fr/catalogue/livre/etre-vu-se-voir-se-donner-a-voir/40306). Les constructions de sens opérées autour du soi actuel sont à la fois opérées autour de leur activité actuelle (qui deviennent des actions) et autour d’eux-mêmes (qui deviennent des sujets).
Ce texte est consacré aux représentions de soi accompagnant l’action : il fait l’hypothèse que la représentation que se fait un sujet de son activité, dans le contexte d’une action située, est obligatoirement dans le même temps (par exemple une interaction) et dans le même espace (mental) une représentation de lui-même comme sujet de cette activité. Cette hypothèse de recouvrement est faite également dans le monde professionnel par toutes les méthodes inspirées par les histoires de vie, comme dans les analyses de pratiques, qui cherchent à obtenir chez un sujet une image plus précise de soi à travers une auto-description de ses activités. Représentations par les sujets des transformations du monde qu’ils opèrent et représentations qu’ils se font des transformations d’eux-mêmes transformant le monde sont confondues.
Dans une recherche récente que nous avons pu faire sur « l’expérience en train de se faire » (op.cit.), un pompier en charge de commandement raconte son intervention en évoquant les représentations de lui-même pour lui-même en action et les images qu’il pense donner aux acteurs engagés avec lui dans l’intervention de secours : « avec mon beau chasuble jaune marqué commandant des opérations de secours, du coup je dois composer avec cela ».
Représentations des transformations du monde par soi et représentations des transformations de soi transformant le monde sont des représentations évaluatives.
Un autre attribut essentiel, donné par le sujet qui se représente, est le statut évaluatif de cette représentation. Il s’agit d’une représentation évaluative ou d’une évaluation. Le moi comme résultante des actions de représentation de soi, par soi, et est toujours évaluatif, dans un sens positif ou négatif.
L’expression anglaise utilisée par J. Dewey (valuation, donner un attribut https://journals.openedition.org/traces/833) montre mieux, sur le plan étymologique, que l’expression française (ex-valuation, ex voulant dire hors de) que les représentations d’activité ou de soi-en-activité constituent des jugements de valeur produits par les acteurs concernés.https://www.amazon.fr/Levaluation-formation-5eme-barbier-jean-marie/dp/2130520871. Constat courant de vie quotidienne…
Les affects positifs sont issus de variations des représentations du monde et de soi concordantes : « si tout me réussit, j’ai confiance en moi » et je rentre dans un cercle vertueux, et à l’inverse un échec dans l’action peut entrainer un rapport à soi plus négatif : « je m’en veux d’avoir fait ... »
Ces transformations sont non seulement concordantes mais elles sont encore solidaires dans leur émergence et développement. Elles portent à la fois sur ‘l’environnement dans lequel se déploie l’action, sur le sujet agissant et sur l’organisation d’activité à prévoir pour l’action (cf. supra le tableau de la construction des situations par leur mise en représentation, Barbier, J-M.& Galatanu, O. (2000), Quelques outils d’analyse, pp13-52 in L’analyse de la singularité de l’action, Paris : PUF.
B. Cyrulnik dans son ouvrage, La nuit, j’écrirai des soleils https://www.dilejacob.fr/catalogue/psychologie/resilience/nuit-j-ecrirai-des-soleils_9782738148285.php, évoque l’installation progressive, suite à un trauma, dans de tels cercles vertueux ou dépressifs qui concernent à la fois le sujet-en-activité, la situation d’activité, l’organisation d’activités, la conduite d’activités.
Le terme d’affect décrit assez bien cette situation de variation liée d’une activité et d’un sujet en activité. M. Cifali parle de « pensée affectée » https://mireillecifali.ch/Articles_(2007-2012)_files/DBU_CIFAL_2008_01_0129.pdf. Nous même avons défini l’affect comme une variation de tendance d’activité : https://theconversation.com/affects-emotions-sentiments-quelles-differences-92768
Les variations des transformations du monde et des sujets transformant le monde sont des variations solidaires
Dans une approche globale de l’analyse de l’activité nous pouvons proposer deux outils mettant en évidence cette solidarité d’émergence et de transformation :
a) Une lecture interprétative de la place que prennent ces représentations dans une visée globale d’analyse de l’action (Analyse de la singularité de l’action, https://shs.cairn.info/l-analyse-de-la-singularite-de-l-action—9782130501886-page-13?lang=fr ) :
L’Environnement | Le sujet agissant | L’organisation d’activités | |
---|---|---|---|
Les fonctions de fondation de l’action | La configuration de processus en cours sur lesquels intervient l’action | La configuration émotionnelle jouant le rôle de ressort de l’action et se prolongeant dans une configuration attitudinale | La configuration d’investissements consentis pour l’action |
Les fonctions de mise en représentation des actions | La construction par le(s) acteur (s) de la situation | La représentation de soi comme sujet agissant | La conduite d’action |
Les fonctions de performation des actions | La position occupée ou adoptée par le (s) acteur (s) dans l’espace d’activités | Compétences d’action, styles, et transformations identitaires associées | La spécificité des processus de transformations du monde |
b) En explicitant les liens que ces transformations entretiennent entre elles dans une grille utilisée dans la phase de recherche ayant pour objet l’élaboration progressive de l’expérience (l’expérience en train de se faire, rapport de recherche, https://hal.science/hal-04067162v1 afin d’en dégager des hypothèses de travail interprétatif.
DYNAMIQUE DE PERCEPTION PAR LE SUJET QUI S’Y ENGAGE DE LA SITUATION D’ACTION ET DE SON EVOLUTION Construction de la situation par et pour le sujet agissant |
Perception de ce qu’il y a là, pour l’acteur, au regard de la situation d’action dans laquelle il s’engage Les évolutions constatées par le même sujet de la même situation |
DYNAMIQUE DE REPRESENTATION DU MOI AGISSANT AU REGARD DE LA SITUATION Construction du moi comme sujet agissant |
Représentations/affects du sujet de lui-même pour agir en situation (construction du moi) - sentiment de compétence |
CONSTRUCTIONS RELATIVES A L’ACTION A ENTREPRENDRE PAR LE SUJET Construction en cours d’action de l’organisation de l’action en cours |
Représentations/affects relatifs à la conduite personnelle de l’action Détermination des priorités pour le sujet |
AGENTIVITE DU SUJET Reconnaissance de son activité de sujet propre à l’action en cours |
Représentations/affects de sa propre puissance d’agir en situation d’action |
CONSTRUCTION DE RESSOURCES D’EXPERIENCE DANS ET POUR L’ACTION Établissement de liens transférables entre situation et action en cours |
Représentations/affects relatifs aux transformations de soi à l’occasion de l’action |
Représentations de soi et images de soi
En situation d’interaction entre plusieurs sujets, les représentations de soi sont mises en lien avec des images de soi.
Rappelons leur différence :
- Les représentations de soi sont des représentations opérées par des sujets sur eux-mêmes et pour eux-mêmes.
On peut parler également d’identités pour soi ou de représentations de soi par soi. (https://www.puf.com/vocabulaire-danalyse-des-activites-0représentations identitaires)
Ces constructions mentales sont très transitoires, plus ou moins activées, toujours présentes, et, leur mise en relation avec d’autres représentations antérieures, contribue à la formation de l’identité comme représentation récurrente que le sujet se fait de lui-même. Cette représentation récurrente correspond à la représentation qu’il se fait, à partir de ses activités, de lui-même comme entité dotée d’une certaine permanence dans le changement, produite par et investie dans ses activités. Cette perspective est proche de la définition de l’identité par Erikson en référence à ce qui ferait l’unité ou la continuité d’un sujet à travers ses activités. La mise en relation entre cette représentation identitaire récurrente et les représentations de soi comme sujet agissant en cours d’activité explique de façon importante les affects identitaires tirés de l’exercice même de l’action : plaisir ou souffrance selon les cas, qui ont beaucoup d’importance dans l’engagement de nouvelles activités.
La non-congruence entre des représentations liées à une action particulière et des représentations identitaires durables peut expliquer des situations de blocage dans la résolution de problèmes d’action.
- En interaction, les images de soi proposées à autrui correspondent à des communications spécifiquement destinées à influer sur leur représentations réciproques.
Ces notions sont proches de la notion de face (Goffman), d’image publique, de persona, ou encore d’identité pour autrui. Images identitaires données et représentations identitaires construites sont en interaction À cette image de « soi proposée correspond en réciprocité une image de soi donnée par autrui. Nous comptons sur nos communications pour nous renseigner sur l’identité qu’autrui nous attribue […] et donc pour nous forger nous- mêmes » (1971, Self and the Others, trad. franç. : Le Soi et les Autres, Paris Gallimard, 29 https://www.gallimard.fr/catalogue/soi-et-les-autres/9782070279562 ).
Les actes de communication en général peuvent en effet être définis comme des actes de transformation de significations : c’est-à- dire que les locuteurs produisent des significations toujours nouvelles ou inédites à partir de significations antérieures ayant fait l’objet d’une stabilisation provisoire. Les actes de communication ayant pour enjeu ou pour intention l’image de soi donnée à autrui ne fonctionnent pas autrement : c’est à partir d’autres images provisoirement stabilisées que s’effectue le travail de composition de l’image de soi donnée.
La mise en représentations de soi à soi et images identitaires proposées au niveau individuel est source de tensions directement à l’origine de dynamiques identitaires dont l’identification est utilisable dans tous les métiers d’intervention sur l’activité d’autrui. On trouvera dans un essai consacré aux rapports entre affects et transformation de soi https://shs.cairn.info/action-affects-et-transformation-de-soi—9782130492702-page-45?lang=fr quelques exemples de dynamiques identitaires fondées sur la tension entre représentation de soi pour soi et image de soi proposée à autrui et, voir aussi, https://shs.cairn.info/revue-education-permanente-2019-2-page-V?lang=fr
CONCLUSION
L’activité de représentation est donc une activité qui a pour produit la présence à un sujet-en-activité d’objets en même temps absents de son environnement. Elles peuvent être définies comme des activités tenant lieu de leurs objets et pouvant survenir en leur absence. Les représentions de soi accompagnant les activités ont les mêmes contours que les activités elle- mêmes. Les représentations de soi à soi correspondent aux constructions de sens qu’un sujet effectue sur son propre parcours. Les propositions d’images qu’un sujet ‘offre’ à autrui correspondent aux faces que ce sujet aimerait donner à voir. La tension générée entre ces représentations et ces images constitue un outil essentiel pour comprendre les dynamiques identitaires des sujets.
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