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CONSTRUITS D’EXPERIENCE ET CONSTRUITS D’ANALYSE

15 février 2022 par jean-marie.barbier Outils d’analyse 952 visites 0 commentaire

CONSTRUITS D’EXPERIENCE ET CONSTRUITS D’ANALYSE

La perception est une construction- iStock –

Jean-Marie Barbier
Formation et apprentissages professionnels UR Cnam 7529
Chaire Unesco ICP Formation professionnelle,
Construction personnelle, Transformations Sociales

Réalités vécues et réalités objectivées

Dès leurs origines, les sciences humaines et sociales ont utilisé le même vocabulaire pour désigner les réalités sociales vécues par les acteurs, et les réalités telles qu’elles cherchent à les objectiver dans des démarches de recherche ‘à intention scientifique’.
Ainsi la notion d’identité, ensemble des caractéristiques qu’un sujet individuel ou collectif s’attribue, est-elle d’abord un vécu d’expérience : les ‘identités’ ne sont pas l’objet des démarches d’identification des sujets par eux-mêmes , elles en sont le produit https://www.researchgate.net/publication/271646254_Problematique_identitaire_et_engagement_dans_les_activites p.22). Pour autant, il est fréquent que cette notion soit utilisée comme objet des recherches ayant pour intention de déterminer les caractéristiques de populations particulières, mécanisme rendant possible leur stigmatisation ultérieure : ‘jeunes’ des quartiers, chômeurs, bénéficiaires des aides publiques, psychotiques ..etc.
Il en va de même de la notion de crise : à la fois réalité externe à laquelle se heurtent les acteurs, et éprouvé d’acteur. La crise est en fait un éprouvé par les sujets d’une transformation imposée de leurs organisations d’activités.
La notion de problème est, elle aussi, ‘naturalisée’ ; elle n’a de sens que pour l’acteur qui énonce un problème : un problème n’est un problème que pour quelqu’un. Un problème est une rupture de l’activation chez un sujet d’habitudes d’activité.
Il en va encore de même des notions d’apprentissage ou de développement, présentées comme des réalités objectivables, et qui n’ont de sens que par rapport aux jugements de valeur qui les fondent : l’apprentissage est une transformation valorisée d’habitude d’activité.
Le remarquable ouvrage, classique, de Berger et Luckmann sur la ‘La construction sociale de la réalité’ https://www.cairn.info/la-construction-sociale-de-la-realite--9782200621902.htm a eu précisément pour objectif de relever ce phénomène d’objectivation sociale de vécus subjectifs, individuel ou collectif, favorisé par le caractère polyfonctionnel du langage.

Une double confrontation
Ce phénomène n’est en soi ni positif, ni négatif pour la recherche. Il est simplement. Il permet de comprendre que s’engager dans une démarche de recherche soit une double confrontation https://crf.hypotheses.org/816 ; confrontation à un enjeu de transformation du monde : qu’est-ce qu’il importe de changer dans le monde qui vaille la peine d’investir et de justifier l’effort de recherche ? confrontation à un enjeu de connaissance : qu’est-ce qu’il importe de mieux connaitre dans ce but ?
La confrontation à des enjeux de transformation du monde permet d’inscrire les actions de production de connaissance dans des fonctions plus larges, comme il apparait dans les appels à recherche, ou dans les discours de valorisation de la recherche. Le langage ordinaire joue une fonction dans l’inscription sociale et la contextualisation de la recherche.
La confrontation à des enjeux de connaissance du monde permet, elle, de définir précisément les objets sur lesquels produire des informations et des savoirs, comme il apparait dans les discours sur les démarches de recherche. Un langage spécialisé, distancié, serait caractéristique du positionnement scientifique qu’implique la recherche et serait censé rendre compte de l’approche intellectuelle de son objet.

Des phénomènes de migration de vocabulaire

Les constats ne s’arrêtent pas là. On constate des phénomènes de migration du vocabulaire utilisé d’un contexte académique vers un contexte social, ou d’un contexte social vers un contexte académique

Un exemple célèbre nous est donné, avec le vocabulaire de la psychanalyse, par un des fondateurs de la psychologie sociale européenne : S. Moscovici, qui a consacré ses premiers travaux aux usages sociaux de la psychanalyse par le public https://www.cairn.info/psychanalyse-son-image-et-son-public--9782130546818.htm

Un autre exemple nous est donné aussi dans le domaine de l’éducation par P. Perrenoud ; vivement intéressé par le concept d’habitus repris par P.Bourdieu, il le transforme d’outil d’analyse en outil et objectif d’action https://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1996/1996_13.html

Ce phénomène de transformation d’un vocabulaire d’analyse en vocabulaire d’action est particulièrement manifeste dans les champs de recherche correspondant à des champs de pratiques, champs qui se sont beaucoup développés dans la deuxième partie du 20ème siècle (éducation, formation, travail social, information/communication, gestion, sciences de l’ingénieur).

Ces migrations de vocabulaire se constatent, à l’inverse, du vocabulaire des enjeux sociaux vers le vocabulaire des enjeux de connaissance. Plutôt que de substantialiser les identités on préférera alors parler de représentations identitaires, qui sont des constructions mentales des sujets. Plutôt que parler de compétences, on parlera aussi d’énoncés de compétence qui sont des constructions discursives https://theconversation.com/lidentite-comme-representation-et-comme-enonce-97468 . Représentations identitaires et énoncés identitaires sont des activités sur lesquelles peuvent être produites des informations par des acteurs autres que ceux qui les construisent.

Certains efforts de recherche peuvent même consister à rendre compte des conceptualisations ordinaires, considérées comme des faits de pensée liés à l’action. C’est par exemple le cas du ‘Vocabulaire d’analyse des activités’, dont l’auteur de cet article est également l’auteur : il consiste souvent à établir des inter-relations dans le vocabulaire de l’expérience https://www.puf.com/content/Vocabulaire_danalyse_des_activités comme par exemple entre les ensembles de mots utilisés dans l’enseignement (savoirs, connaissances), dans la formation (capacités, savoir-faire, savoir être) et dans le développement des compétences (compétences, expérience, développement).

Le plus important est probablement savoir reconnaitre des concepts d’expérience et des concepts d’analyse pour tirer le meilleur profit de leur fonction distincte et complémentaire dans une conceptualisation plus globale susceptible de servir à la fois enjeux de connaissance et enjeux d’action. C’est précisément l’objectif de cet article qui de ce point de vue peut s’inscrire dans une double perspective de formation de professionnels et de chercheurs en éducation.

Quelques préalables : expérience, analyse, conceptualisation

Une définition précise de quelques concepts que nous allons utiliser peut être utile.

L’expérience

L’expérience est un double processus de transformation affectant à la fois l’activité et les sujets humains en activité eux-mêmes :
  un processus de transformation touchant l’activité : l’activité elle-même est un objet dynamique, perpétuellement en mouvement, et ne peut être approchée (plutôt que saisie) que dans cette dynamique. L’activité c’est ce que le sujet fait au monde https://www.innovation-pedagogique.fr/article9338.html .
  un processus de transformation des sujets-en-activité eux-mêmes : les sujets se transforment continument en même temps que l’exercice de leur activité. L’expérience, ce n’est pas seulement l’activité, c’est aussi ce que les sujets se font en faisant.

L’analyse

L’analyse est une activité ayant pour produit des énoncés ou des représentations de rapports entre des existants. Les activités d’analyse établissent des liens entre des données, des informations, des faits : elles construisent des rapports, des relations, des corrélations. Dans tous les cas, il s’agit de proposer une intelligibilité des existants identifiés. Les activités d’analyse correspondent sur le plan discursif aux activités de compréhension sur le plan mental ; elles sont habituellement mutuellement associées.

La conceptualisation

Les conceptualisations sont des constructions mentales/discursives liant un ensemble d’objets de pensée. La pensée est elle-même une action de transformation, par les sujets et pour eux-mêmes de constructions mentales. Un concept est une stabilisation provisoire d’un lien entre une construction discursive et une construction mentale, mutuellement associées.

Comment peut-on reconnaitre les construits d’expérience ?

C’est l’expérience et en particulier l’expérience de perception qui transforme les entités du monde en objets pour l’activité des sujets. Ce statut a été particulièrement mis en valeur par Ochanine et ses collègues autour des images opératives que se font les sujets des situations dans lesquelles ils agissent https://streaming-canal-u.fmsh.fr/vod/media/canalu/documents/universite_paul_verlaine_metz_sam/histoire.s.de.l.ergonomie.2.7.la.conceptualisation.l.essort.des.concepts.et.des.m.thodes.en.ergonomie_11599/241.cazamian.image_action.pdf. Cet auteur les décrit ainsi comme finalisées, laconiques, fonctionnellement déformées au regard de leur engagement dans l’action. Les images opératives ne le sont que dans l’activité.
Lorsqu’elles identifient l’activité ou la situation d’activité qu’elles étudient, les analyses de l’activité ou du travail passent par des construits d’expérience, impliquant un rapport préalable d’activité avec les entités du monde concernées, et transformant donc ces entités en objets. On peut aussi parler de familiarité.
Les construits d’expérience correspondent à l’attribution par les sujets percevant, se représentant ou communiquant de ’qualités’ (comme les ’adjectifs qualificatifs’) au regard de leur action, indissociablement associées à ces entités. Elles apparaissent comme des unités pour les activités de perception, de représentation et/ou de communication.
Ces construits d’expérience permettent donc les démarches d’identification des objets dans les approches de l’activité. Ils sont relatifs à des configurations simultanées de présence, en rapport avec l’expérience préalable des sujets concernés. Elles rendent possible le travail empirique ou le travail de documentation sur l’activité.
On constate d’ailleurs que ces construits circonscrivent des objets très différents selon les expériences préalables et les intérêts des sujets qui effectuent l’analyse. Ces objets sont privilégiés par les méthodes de documentation qu’ils utilisent : selon les cas, ces objets privilégiés pourront être par exemple la subjectivité dans l’activité, la conceptualisation dans l’activité, la construction de sens autour de l’activité, le pré-réflexif, la situation d’activité etc...
On notera que ces construits d’expérience sont des constructions holistes, n’isolant pas les objets de leurs contextes. Le ‘soi’, le ‘moi’, le ‘je’, par exemple, sont des construits d’expérience holistes. Le ‘soi’ est la résultante des actions de perception par un sujet de lui -même comme sujet agissant. Le ‘moi’ la résultante des actions de représentation de soi, par soi et pour soi. Le ‘je’ une image de soi donnée à soi-même et à autrui. Ces trois résultantes sont perpétuellement en transformation. Ce sont des fonctions continues https://lise-cnrs.cnam.fr/publications/l-activite-en-theories-regards-croises-sur-le-travail-tome-ii--1260528.kjsp?RH=1322574414584
Les construits d’expérience, en plus de leur fonction dans la vie quotidienne, peuvent donc être des matériaux pour les démarches de recherche. L’analyse du travail/ de l’activité mobilise des perceptions, des constructions mentales et/ou des constructions discursives proches de celles, ordinaires, qu’utilisent les sujets pour percevoir, organiser et verbaliser leur action.

Comment peut-on reconnaitre les construits d’analyse ?

Les constructions produites et mobilisées dans, par, pour le travail d’analyse de l’activité peuvent donc prendre appui sur ces construits d’expérience.

L’analyse, qu’elle ait lieu sous une forme mentale (on parle alors de compréhension), ou sous une forme discursive, a pour fonction de construire des corrélations d’émergence, de survenance ou de co-détermination entre construits d’expérience, entre phénomènes préalablement distingués.
L’analyse caractérise ces liens qu’elle construit : si par exemple un lien de réciprocité est construit par les sujets entre l’engagement d’activité d’un sujet et l’engagement d’activité d’un autre sujet en situation, on pourra parler de transaction d’activité. Dans d’autres cas, on pourra construire de couplages d’activités. Dans les discours de recherche, la mobilisation/transformation des concepts d’analyse joue bien sûr un rôle central. Elle correspond au travail théorique sur l’activité.
Le travail d’analyse consiste donc à mobiliser des concepts d’intelligibilité, en transformation dans le cours de la recherche, corrélant les phénomènes distingués. Analyser c’est construire des corrélations de survenance entre les phénomènes distingués et documentés. La tenue d’un discours sur cette corrélation, quand elle est contrôlée socialement, est désignée comme un énoncé de ’savoir’.

L’activité analysée ne consiste pas seulement en l’activité manifeste d’un sujet. Elle a des contours plus larges : l’activité est à la fois processus de perception des entités du monde par les sujets et processus de transformation du monde. Elle concerne tous les rapports que les sujets peuvent entretenir avec leur environnement : physique, social, mental. L’activité agit sur le monde et sur les sujets percevant/transformant le monde. Elle survient souvent sans préalable intentionnel.
P.Bourdieu et J Piaget ont construit par exemple des concepts qui fonctionnent comme des concepts d’analyse dans l’interprétation du monde : défini comme une structure structurée prédisposée à devenir une structure structurante le concept d’habitus invite ainsi à faire des liens entre activités antérieures et activités postérieures . Défini comme structure ou organisation des actions telles qu’elles se transforment ou se généralisent lors de répétitions en des circonstances semblables ou analogues, le concept de schème joue également les mêmes fonctions d’interprétation.

L’enchâssement réciproque des construits d’expérience et des construits d’analyse dans l’approche de l’activité.

La situation d’enchâssement des construits d’expérience dans le travail d’analyse pose de délicats problèmes dans les recherches sur l’activité humaine. L’identification des objets de l’analyse peut en effet être particulièrement floue parce que non soumise à la règle d’univocité qui régit le travail scientifique. Ce qui est appelé ‘travail’ ou ‘activité’ est tantôt les actes performés, tantôt les actes empêchés, tantôt les actes prescrits, tantôt les actes vécus, tantôt les verbalisations sur les actes. Les mêmes termes ne désignent pas toujours les mêmes choses, et c’est souvent par les indicateurs choisis au sein de la méthode que l’on peut en inférer l’objet réel de l’analyse. L’enchâssement des construits d’expérience dans l’analyse sans mise en objet de ces construits peut donc poser des problèmes sémantiques, et quelquefois paraitre contraire à la règle d’univocité de signification qui caractérise le discours d’analyse.

A l’inverse certaines constructions d’analyse, qui ont comme fonction de construire des liens de survenance, d’émergence entre les phénomènes distingués sont inscrits d’emblée dans le discours d’expérience : les savoirs produits sont considérés comme ‘applicables’ dans la conduite des actions. Or l’enchâssement des résultats de l’analyse ne se fait pas directement dans l’action mais dans le cadre de nouvelles démarches : des démarches d’optimisation des actions, c’est à dire par des actions ordonnées moins autour d’enjeux de transformation de leur efficacité ou de leur efficience des actions https://www.innovation-pedagogique.fr/article11010.html .
Les résultats de l’analyse ne sont pas directement ’appliqués’ dans l’action ; ils sont mobilisés dans le cadre d’activités entrant dans cette optimisation des actions. Nous pouvons notamment en repérer trois : a) comprendre autrement les situations b) anticiper d’autres hypothèses d’action (de type si...alors) que les anticipations habituelles c) proposer d’autres possibles d’activités (de type ’il faudrait ’).

Ce double constat nous conduit à mettre en objet sur le plan de l’analyse les constructions des catégories. Cette mise en objet amène à proposer une intelligibilité non seulement des activités des sujets, mais des constructions de sens et des constructions de significations qu’ils font autour de leurs activités. Elle aboutit de fait à une approche croisée des constructions des activités et des sujets.

Proposer une intelligibilité des construits d’expérience

Le discours de la recherche, chaque fois qu’il porte sur l’activité humaine, peut proposer une intelligibilité des catégories ordinaires qu’il mobilise pour désigner son objet.

Il ne suffit pas, comme l’ont fait de nombreux chercheurs notamment dans les années 60-70 de distinguer ’catégories savantes’ et ’catégories profanes’. Cette distinction, par les termes mêmes utilisés, montre que l’analyse n’a pas pris en charge de rendre compte des constructions de sens et des constructions de significations que les sujets opèrent autour de leurs activités en situation.

Il ne suffit pas non plus d’invoquer une rupture épistémologique entre ‘expliquer’ et ‘comprendre’ alors même que James https://www.librairie-gallimard.com/listeliv.php?base=paper&form_recherche_avancee=ok&auteurs=William+James consacre une leçon de sa ’Philosophie de l’expérience’ à la continuité de l’expérience.

Proposer une intelligibilité des catégories ordinaires de l’expérience peut se faire par plusieurs voies :
 Au niveau de recherches particulières : rendre compte dès la désignation même des objets de recherche de la manière sociale/personnelle dont les sujets concernés les identifient dans leur expérience (le ‘rapport’ qu’ils entretiennent à cet objet).
 Imaginer, à côté des exercices de vulgarisation des travaux de recherche, des communications scientifiques grand public ( ex : Brèves de recherche PJ https://theconversation.com/fr/search?utf8=✓&q=chaire+unesco%2Fcnam+&sort=relevancy&language=fr&date=all&date_from=&date_to= et https://theconversation.com/fr/search?utf8=✓&q=chaire+unesco%2Fcnam+&sort=relevancy&language=fr&date=all&date_from=&date_to= prenant comme objet les catégories habituelles dont les acteurs sociaux usent pour penser et verbaliser leur expérience (par exemple les termes de savoirs, de connaissances, de capacités, de compétences).
 Rendre compte de grandes cohérences d’ensemble constatables dans ces conceptualisations ordinaires https://www.puf.com/content/Vocabulaire_danalyse_des_activités , liant de fait constructions des activités et constructions des sujets. C’est dans ce dernier exercice que l’on peut caractérisant des catégories fréquemment utilisées dans les discours d’expérience autour de trois entrées d’analyse : activité vécue, action/élaboration d’expérience, interactions/communication d’expérience https://www.researchgate.net/publication/277313193_Vecu_elaboration_et_communication_de_l%27experience .

Licence : CC by-sa

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