Jean-Marie Barbier
Formation et apprentissages professionnels UR Cnam 7529
Chaire Unesco ICP Formation professionnelle,
Construction personnelle, Transformations Sociales
ANTICIPATION ET POUVOIR D’AGIR : DES EVIDENCES SOCIALES ?
C’est un lieu commun pour la culture occidentale contemporaine que d’estimer que l’optimisation de l’action passe par son anticipation https://www.innovation-pedagogique.fr/article5781.html et par l’engagement personnel du sujet dans l’action.
Que l’on soit dans le domaine de la formation, du management, de l’ingénierie, de l’action publique et ou privée, le langage de l’action privilégie régulièrement deux types d’invariants :
Le primat de la pensée de l’action sur son ‘’exécution’, paradigme habituellement décrit en termes de rapport théorie/pratique
Le primat du sujet sur son action, paradigme habituellement décrit en termes d’empowerment, de pouvoir d’agir https://www.cairn.info/revue-les-sciences-de-l-education-pour-l-ere-nouvelle-2006-3-page-87.htm , ou d’action rationnelle.
Les représentations/énoncés s’inscrivant dans ce double paradigme sont censés produire auprès des interactants des affects susceptibles de mobiliser l’action…
DES EXPERIENCES AUTRES
Le vécu par les acteurs de l’engagement et du développement de leurs actions se révèle toutefois différent :
– L’activité de pensée relative à l’action est éprouvée comme faite de constructions composites, faites d’éléments cognitifs certes, mais également affectifs et conatifs. Ce caractère est suggéré par exemple par les définitions d’objectifs en termes de mentalisation de désirs, de représentation de souhaitables, d’impulsions résultatives https://www.persee.fr/doc/intel_0769-4113_2010_num_53_1_1182. L’activité est souvent vécue comme relativement obscure pour le sujet lui-même qui l’engage.
– Que l‘activité soit transformation de représentations du sujet (cas de la pensée), ou transformation du monde externe (cas de l’action physique), elle est éprouvée par les sujets concernés comme présentant trois caractères. Elle survient. Elle ne manifeste que progressivement ses caractères : elle se ‘développe’. Quand les sujets lui attribuent une cause, ils suggèrent qu’elle est déterminée par eux-mêmes, par autrui et/ou par la situation : selon la formule célèbre de Jean-Paul Sartre, « je suis ce que j’ai fait de ce que les autres ont fait de moi https://www.gallimardmontreal.com/catalogue/livre/saint-genet-comedien-et-martyr-sartre-jean-paul-9782070133772 ». L’activité comporte à la fois une part d’autrui’ et une ‘part de soi’ (Biennale Internationale de l’Éducation https://labiennale-education.eu ) dans la construction de soi . Nous sommes à la fois produits et producteurs de société.
L’intention de ce texte, dans la poursuite de ce questionnement, est de montrer que la continuité de l’action, de la pensée sur, pour et dans l’action, de la transformation de soi et de la transformation du monde n’est jamais aussi visible que dans une activité-phare de la culture occidentale : l’activité d’élaboration de projets d’action.
En nous appuyant d’une part sur une recherche portant sur l’analyse de l’activité d’élaboration de projet https://www.puf.com/content/Élaboration_de_projets_daction_et_planification dans les situations les plus variées de vie sociale, d’autre part sur le concept de transformations conjointes https://www.innovation-pedagogique.fr/article11987.html, nous faisons deux hypothèses :
– l’activité d’élaboration de projet n’est jamais qu’une des transformations conjointes survenant dans des processus de transformation du monde par les sujets, et de transformation d’eux-mêmes par et dans leurs activités de transformation du monde. Les sujets transforment le monde et se transforment en transformant.
– l’ensemble de ces transformations conjointes peut relever d’un cadre théorique plus global relevant d’une pensée-transformation, utilisable en particulier dans/pour l’action professionnelle : https://www.cairn.info/formation-clinique-et-travail-de-la-pensee—9782804159153-page-129.htm et https://doi.org/10.18778/2450-4491.13.04
En analysant plus précisément les contextes sociaux des démarches de projet, nous pouvons ainsi faire quatre observations :
L’ACTIVITE D’ELABORATION DE PROJET D’ACTION APPARAIT DANS LE CADRE D’UNE CHAINE D’OPERATIONS MENTALES/DISCURSIVES : LA CONDUITE DE L’ACTION
1. Pour identifier l’activité d’élaboration de projet d’action, on peut la définir comme la production de représentations /d’énoncés ayant pour objet une transformation de l’état du monde et l’organisation d’activités conduisant à cette transformation.
On peut parler aussi d’élaboration de plan d’action, de dispositif ou de programme.
Le projet finalise en anticipation l’activité de sujets individuels ou collectifs. Il attribue pour des sujets-en-action une valeur anticipatrice à la représentation et/ou à l’énoncé de l’état visé par l’action de transformation du monde et du processus ordonné à cette transformation.
2. L’élaboration d’un projet d’action relève d’une chaine d’opérations dont les autres moments sont la détermination des objectifs de l’action, représentation/énoncé en anticipation de l’état final du monde visé par l’action de transformation, l’évaluation d’action, représentation/ énoncé en rétrospection de l’organisation d’activités ordonnée autour de cette transformation, l’évaluation de transfert des résultats de l’action , représentation/ énoncé en rétrospection de l’état final dans lequel se trouve la situation qui a provoqué le recours à l’action. Objectifs et projets sont des représentations/énoncés anticipateurs-trices.
3. Cette chaine de représentations/énoncés est finalisante de l’activité des sujets impliqués dans l’action, qui lui attribuent à leurs propres yeux valeur et sens https://www.puf.com/content/Vocabulaire_danalyse_des_activités . La valeur est pour un sujet un rapport d’ordre, de hiérarchie dans un ensemble de rapports sujets-activités-environnements. Le sens est l’éprouvé d’un sujet lié au rapport, à la conjonction établie par ce sujet entre représentations issues de l’activité en cours et représentations issues d’autres épisodes d’activités.
4. Cette chaine d’opérations a pour caractéristique que chacun de ces moments a pour résultat ce qui constitue le point de départ d’un autre moment, qui lui est fonctionnellement lié : une fois précisés, les objectifs sont le départ de l’élaboration de projet d’action ; l’élaboration d’action le départ de l’évaluation d’action, et évaluation de transfert le départ d’un nouveau cycle de détermination d’objectifs etc. Cette chaine d’opérations fait l’objet d’un développement progressif et itératif. Son explicitation peut par exemple commencer à l’occasion des moments d’évaluation de l’action, lorsque les acteurs concernés s’aperçoivent que les objectifs n’ont pas ou mal été mal définis (et qu’il faut éventuellement tout recommencer …). La même circularité peut s’observer également à propos d’autres moments de la chaine d’opérations : celle-ci se développe progressivement, mécanisme que l’on retrouve dans la construction identitaire de l’enfant dans et par l’activité, comme dans le cadre du constructivisme piagétien.
5. Bref, il s’agit d’une chaine représentationnelle ou énonciative ayant pour objet plus globalement l’action. Le moment d’élaboration de projet n’apparait jamais seul, mais toujours inséré dans un certain nombre d’opérations plus ou moins développées censées le précéder ou la suivre fonctionnellement. On peut parler de préalable et d’usage immédiats. Cette chaine d’opérations a donc une seconde caractéristique distinctive : elle produit des représentations/énoncés relatifs à la conduite de l’action à laquelle elles sont relatives. Ces opérations ne sont pas seulement des constructions mentales/discursives ; ce sont aussi des affects survenant à l’occasion de l’action chez les sujets qui y sont impliqués, relatifs précisément aux organisations d’activités qui les caractérisent, leur conférant un sens et susceptibles d’influer sur leur performation. Significativement, on parle de conduite de projet ou de gestion de projet : ces termes sont utilisés non seulement pour désigner l’élaboration de projet, mais plus largement les séquences qui les accompagnent ou les suivent. La conduite de projet n’est pas seulement une construction mentale et discursive. Elle est aussi une proposition d’action adressée à soi ou /et à autrui.
L’élaboration de projet d’action a pour fonction de définir, en cohérence avec les objectifs finaux, des projets, des plans, des dispositifs ou des programmes d’action, c’est-à-dire des représentations ou des énoncés anticipateurs et finalisant, c’est-à-dire donnant sens à la séquence ordonnée d’activités susceptible de permettre au sujet agissant la transformation d’état souhaitée.
CETTE CHAINE D’OPERATIONS PREND ELLE-MÊME SENS PAR RAPPORT A UNE ACTION DE TRANSFORMATION DU MONDE INEDITE : LA DEMARCHE DE PROJET
L’activité d’élaboration de projet prend sens à son tour dans un contexte d’accompagnement immédiat : l’action à propos de laquelle elle survient, dans ses différentes composantes, opératoires, affectives et représentationnelles. On a coutume de la désigner sous le terme de démarche de projet.
Les actions-projets présentent trois caractéristiques :
1. Ce sont des actions qui présentent d’une manière ou d’une autre un caractère de nouveauté ou d’inédit.
C’est le cas bien sûr du premier secteur de la vie sociale où s’est historiquement développée la démarche de projet : la construction de nouveaux espaces bâtis, l’architecture, l’urbanisme, les grands travaux. C’est le cas aussi de la production industrielle à la demande, ou aboutissant à un exemplaire unique. Dans le monde du numérique, c’est le cas de l’étude et de la réalisation d’œuvres importantes et complexes. C’est encore le cas à l’évidence de la pédagogie et de la formation, lorsque les démarches d’élaboration de projets dans ce domaine sont associées à des actions bâties sur mesure.
Ce sont encore des actions apparaissant à l’occasion de conjonctures historiques particulières : situations mobiles, conjonctures de changement : transformations sociales, organisationnelles, biographiques, ‘montée des incertitudes’.
Tout se passe comme s’il existait une corrélation plus globale entre engagement d’actions nouvelles et engagement d’un travail spécifique de production de représentations afférant à ces actions chez les acteurs concernés. Au total la conduite de l’action apparait comme un accompagnement mental de la production d’actions nouvelles, comme un accompagnement intellectuel de de nouvelles pratiques.
2. Ce sont également des actions impliquant l’intervention de plusieurs acteurs.
Cette caractéristique apparait clairement dans toutes les situations où l’engagement d’action est subordonné à la mise en place d’un processus de consultation ou de négociation entre les différentes parties concernées. Dans ces situations, la rédaction d’un projet ou d’un programme devient l’élément-clé de ce processus. Cette caractéristique apparait également dans les situations, fort nombreuses, dans lesquelles les commanditaires ou les financeurs d’une action sont distincts de ceux qui la conçoivent et de ceux qui la réalisent. Ces situations donnent habituellement lieu à rédaction de différents documents engageant les partenaires entre eux, et ordonnés autour de la construction d’un projet s’imposant à tous.
Ces différentes situations sont en fait cohérentes entre elles : tout se passe comme s’il existait une corrélation entre situation d’implication collective dans une action et éventualité d’apparition de pratiques d’explicitation-socialisation de projets pour cette action : comme l’explique F. Jacques https://www.cairn.info/difference-et-subjectivite—9782700702958.htm p.120 « projeter, est anticiper une action où je suis avec autrui ».
Au total la démarche de projet n’apparait pas seulement comme un outil mental de production d’un changement, mais également comme un outil de gestion de l’implication d’acteurs différents participant à la même action.
3. Ce sont des actions s’inscrivant dans le cadre d’actions plus larges.
L’examen de la démarche de projet fait apparaitre que la conception d’un projet d’une certaine ampleur entraine à sa suite, comme on le voit dans les moments dits d’‘opérationnalisation’, une série de sous-planifications concernant les différentes séquences d’activités composant l’action principale, et susceptibles d’être autonomisées : étapes, phases, opérations. On peut ainsi observer des processus de planification relativement complexes comportant autant de niveaux de planification que de niveaux d’action décomposables et éventuellement susceptibles d’être pris en charge par des structures de travail autonomes.
Au total, tout se passe comme s’il existait une corrélation entre la mise en œuvre d’une démarche de projet à un niveau d’action et l’engagement d’un travail de représentions relatif aux actions dont elle est la composante ou qui la composent. La démarche de projet est un outil de gestion de l’articulation entre action planifiée et actions ou processus dans lesquels elle s’inscrit ou qui s’inscrivent en elle. L’action humaine ayant en effet pour caractéristique de consister dans des emboitements d’activités, la démarche de projet se présente comme une mise à jour et une explicitation de ces emboitements et de cette articulation.
LES DEMARCHES DE PROJET PRENNENT ELLES-MEMES SENS DANS LE CONTEXTE DES ITINERAIRES DE DEVELOPPEMENT DES SUJETS ENGAGES : LES DYNAMIQUES DE PROJET.
Il apparait important de situer les démarches de projet elles-mêmes dans le cadre des dynamiques d’itinéraires d’acteurs dans lesquelles elles s’inscrivent, ce qui permet de préciser les fonctions que jouent à leur tour ces démarches au sein de ces itinéraires.
1. Les antécédents de l’engagement dans les démarches de projet font apparaitre que les acteurs concernés disposent déjà au préalable d’une expérience de transformation du monde et, à travers elle, d’une expérience de transformation de soi dans le champ d’activité du projet.
Ceci est le cas aussi bien des institutions scolaires que des organisations telles que les entreprises. Le même phénomène peut se constater au niveau d’ensembles économiques et sociaux ou de groupes sociaux.
C’est toutefois au niveau d’un itinéraire individuel que le phénomène parait le plus explicite. On constate en effet dans la genèse de la personnalité enfantine que la formulation de projets ne peut apparaitre chez l’enfant qu’après l’engagement d’un certain nombre d’expériences élémentaires à travers lesquelles l’enfant prend conscience à la fois de lui-même et de son environnement.
A contrario, les acteurs ne disposant pas de telles expériences de transformation du monde dans un champ donné et de transformation de soi à travers cette transformation du monde entrent plus difficilement dans les démarches de projet.
Parallèlement, l’examen des conséquences de l’engagement dans ces démarches fait apparaitre d’importants effets de développement chez les acteurs concernés. La démarche de projet s’intercale entre les déterminants sociaux et les pratiques scolaires effectives par exemple (P. Beret https://www.persee.fr/doc/forem_0759-6340_1986_num_13_1_1158 ). La démarche de projet peut être utilisée comme un instrument contre les déterminants sociaux dans la gestion des itinéraires de développement individuel.
2. Les démarches de projet s’inscrivent dans un itinéraire d’affirmation du pouvoir d’acteurs de ceux qui s’y engagent.
L’analyse en amont des démarches de projet fait apparaitre que ceux qui s’y engagent disposent déjà, au cours de leur expérience préalable, d’une certaine maitrise des moyens mis en œuvre. Les capacités de planification des entreprises sont ainsi directement liées à leur position sur les marchés correspondants. Les capacités de planification du développement économique au niveau d’une collectivité publique sont directement liées au degré de maitrise publique des biens de production. Les individus présentent souvent des capacités stratégiques différenciées selon leur origine sociale, c’est-à-dire selon leur degré de maitrise des conditions de production de leur existence sociale. Une vision naïve mais ultra-fréquente fait parler éventuellement d’apathie, de démotivation, mais on peut considérer à l’inverse que pour certains groupes défavorisés l’intégration la plus adéquate à la forme de vie qui leur est imposée consiste au contraire à ne pas faire de plans ou de projets d’avenir, en raison de leur absence de maitrise des conditions de leur réalisation (Nuttin https://www.amazon.fr/MOTIVATION-PERSPECTIVES-DAVENIR-J-NUTTIN/dp/9061860954 p. 33).
Parallèlement l’étude des effets de l’engagement dans ces démarches fait apparaitre des phénomènes de renforcement du pouvoir et de l’affirmation d’identité des acteurs qui s’y engagent :
– phénomènes de développement de l’autonomie d’action des acteurs concernés
– phénomènes de constitution d’acteurs collectifs
– phénomènes de conflit entre les différents acteurs impliqués dans une même situation lorsqu’une démarche de projet ne réunit effectivement qu’une partie des acteurs impliqués dans un situation donnée
– phénomènes de promotion identitaire des acteurs individuels et collectifs engagés dans un démarche de projet. Nous retrouvons à ce propos la vieille problématique de la constitution des agents individuel et collectifs en acteurs et en sujets. Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’il existe dans la réflexion philosophique, notamment chez J-P. Sartre, un lien particulièrement étroit entre les catégories de projet et de sujet.
3. Les démarches de projet s’inscrivent enfin dans un itinéraire d’intégration des activités de ceux qui s’y engagent.
L’étude des préalables de la démarche de projet fait encore apparaitre que les acteurs concernés ont fait l’expérience, au sein même de leur sphère d’activité, d’une inadéquation entre le développement spontané d’une activité et l’action plus globale dans laquelle elle s’inscrit. C’est à la suite du constat d’un tel décalage qu’apparait souvent l’idée d’une meilleure définition de ses objectifs et du projet qui lui correspond. Selon J-F. Richard, la planification ne constitue qu’une des formes d’organisation de l’action et, en général, elle apparait assez tardivement (Richard https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=3799141 p.310 ).
Parallèlement, l’étude des conséquences de l’engagement dans la démarche de projet fait apparaitre chez ceux qui s’y engagent des phénomènes d’accroissement d’amplitude de leurs perspectives d’action. On peut parler d’extension de l’espace social des perspectives individuelles, constatables en particulier chez les militants et les entrepreneurs.
Au total les démarches de projet jouent un rôle amplificateur, multiplicateur, d’un processus déjà amorcé.
Le fait que l’engagement dans une démarche de projet s’appuie sur un processus déjà amorcé explique l’échec des démarches de planification et d’élaboration de projet qui, ignorant ses préalables, séparent moment de la pensée et moment de l’action, et font du moment de la pensée l’antécédent logique du moment de l’action, selon l’ordre proposé par la littérature prescriptive sur la démarche de projet. Reprenant très volontiers les mots de Goethe et de Wallon (au commencement était l’action) nous soutiendrons l’hypothèse que moment de l’action et moment de la pensée sont profondément itératifs, et que le moment de la pensée afférant à l’action ne peut véritablement survenir sans l’expérience de l’action correspondante. Les transformations de monde par les sujets produisent des effets de transformation de ces sujets individuels/ collectifs tant au niveau des habitudes d’activités, des représentations relatives à l’action qu’au niveau des affects relatifs à l’engagement dans le type d’action concernée. Ces trois types de transformations expliquent qu’une première expérience de transformation du monde soit à la fois le préalable obligé de la mentalisation obligatoire que constitue un projet, et le préalable du processus de construction des sujets individuels et collectifs.
Au total, la poursuite de la démarche de projet joue un rôle amplificateur, multiplicateur du processus engagé. Comme l’explique encore H. Wallon, la pensée part de l’action pour retourner à l’action. La survenance de l’activité de conduite produit des effets d’acquisition de nouveaux savoirs faire mentaux correspondant à la conduite intellectuelle de l’action. Elle produit des effets d’enrichissement du capital de représentations dont disposent les acteurs. Sur le plan des affects, elle produit des effets d’accroissement des dispositions à s’engager dans de nouvelles actions. L’exercice de l’activité de conduite chez l’acteur qui y est impliqué produit un intérêt spécifique à s’engager dans des actions nouvelles et dans la solution de problèmes nouveaux. Ces effets ont été décrits en termes de motivation, d’initiative, d’ouverture. Le recours à la démarche de projet apparait comme un outil majeur, sinon comme un point de passage obligé, dans les sociétés contemporaines, de la production du changement social.
CETTE CHAINE D’OPERATIONS PREND SENS ENCORE PAR RAPPORT A DES POLITIQUES D’ORGANISATIONS : La GESTION SOCIALE DES ‘ENTREES EN PROJET’
Proposer une analyse des itinéraires d’acteurs dans lesquels s’inscrivent les démarches de projet n’explique pas la valorisation et la promotion sociales de la démarche de projet ; il reste encore à interpréter la place que prend, aujourd’hui, la démarche d’élaboration de projet dans la vie des organisations et la vie sociale. Nous pouvons le faire de deux façons :
1. En nous intéressant aux conditions historiques de valorisation sociale de la démarche :
L’explicitation et la socialisation de la conduite des actions est un mouvement récent, probablement lié à une évolution des modes sociaux d’organisation du travail et des activités. Il existe probablement deux temps dans la genèse historique de cette démarche.
– Un premier temps où le travail de représentation afférent à un action est un travail essentiellement externe aux agents impliqués. En pédagogie et formation, c’est un mouvement qui marque les premières décennies du 20 è siècle, centré sur le couple objectifs/évaluation du produit de cette action. Il accorde une importance essentielle à une définition aussi rigoureuse que possible des comportements qu’on souhaite atteindre. Il porte intérêt à une prise en compte des caractéristiques individuelles des formés et à l’évaluation des individus .Ce premier mouvement est contemporain d’autres mouvements se manifestant dans d’autre champs d’activité : organisation scientifique du travail, systèmes de gestion des parcours professionnels et formatifs des individus, gestion du facteur humain, théories centrées comme le behaviorisme sur les comportements observables .Il s’agit d’un premier mode de rationalisation de l’organisation du travail et de l’activité, de type taylorien. Ce dont il est question c’est d’éviter les gaspillages et de maximiser les résultats. La rationalisation est une rationalisation des produits de l’activité at du travail et des activités. Ce premier mouvement n’est pas directement porteur de la démarche de projet au sens actuel, mais fournit certains éléments de son vocabulaire, comme les taxonomies et classements d’objectifs.
– Un second mouvement, ou au contraire, le travail de représentations afférant aux actions concerne les acteurs impliqués dans leur réalisation des actions. Ce mouvement ne remonte pas au-delà d’une cinquantaine d’années en France et affecte la gestion des activités : travail autonome, direction participative par objectifs, gestion par projets etc... Sur le plan des sciences sociales il correspond à l’analyse systémique, à l’analyse interactionnelle, à l’analyse des comportements d’acteurs, à l’analyse stratégique.
Ce second mode de gestion des activités se situe essentiellement au niveau des processus. C’est une rationalisation de la gestion des processus que constituent les actions.
C’est ce second mouvement qui est porteur de la démarche de projet. Il est porteur plus généralement du mouvement d’explicitation et de socialisation de l’activité de conduite des actions ; il favorise le développement de l’articulation production-recherche-formation, le développement du courant partenarial et de la gestion contractuelle, l’intégration entre formation, gestion des ressources humaines et stratégies de développement des organisations.
2. En nous intéressant aux fonctions sociales de la démarche de projet, au rôle qu’elle joue dans les rapports entre acteurs sociaux.
Nous pouvons encore à ce sujet faire trois remarques :
– L’impulsion à entrer dans une démarche de projet émane le plus souvent d’un acteur externe à l’action élaborée. Jean-Pierre Boutinet parle de mise en projet, qui le plus souvent n’est pas le fait des intéressés, mais le produit de pressions externes, émanant d’acteurs sociaux avec lesquels les intéressés entretiennent une relation de subordination. Pressions de personnels de formation, pressions de structure d’accueil, pressions du management des organisations éducatives, pressions des groupes industriels et financiers, pressions nationales ou internationales… La démarche d’élaboration de projet laisse entière la question des rapports de pouvoir dans lesquels elle s’effectue.
– Par rapport à cet acteur externe, la démarche de projet joue probablement une triple fonction.
Fonction d’intervention dans la gestion de la croissance de l’acteur individuel et collectif incité à entrer dans la démarche : il est assez remarquable de constater un recours appuyé à la démarche de projet chaque fois que, aux yeux de l’acteur qui en est à l’initiative, se trouve posé un pb de développement d’un autre acteur avec lequel il a une relation de pouvoir.
Fonction de mobilisation des énergies et d’intégration sociale. Cette fonction peut être induite à partir du constat de la démarche de projet chaque fois que, aux yeux de l’acteur qui e a l’initiative se pose aussi un problème de changement d’attitude de l’acteur ou des acteurs invités à entrer dans la démarche de projet C’est ce qui est généralement appelé la fonction politique du projet.
Fonction d’intervention sur la cohérence et la finalisation d’un système, fonction qui peut être induite à partir du constat de la promotion de la démarche de projet chaque fois que, aux yeux de l’acteur qui en a pris l’initiative, se pose un problème d’atomisation, de fragmentation, de compartimentation d’activité au sein d’un système.
– Dans les sociétés contemporaines caractérisées par le développement de l’activité de conduite des actions, la démarche de projet apparait ainsi comme un nouvel enjeu de définition et de redéfinition des rapports sociaux internes à l’action. A rebours d’une vision flatteuse et naïve de la démarche de projet qui est la vision dominante, la démarche de projet peut être vue comme un nouvel outil de gestion des activités et de contrôle de la construction des sujets, dans un contexte sensiblement modifié. Ceci explique probablement dans un certain nombre de cas de résistance à la démarche de projet. Il importe de ne pas avoir une vision unilatérale de cette évolution. La démarche de projet est à la fois surdéterminée par des rapports sociaux préalables et constitue un lieu supplémentaire d’établissement des rapports sociaux. L’espace nouveau de pratiques que constitue l’activité de conduite constitue en fait un lieu de redéfinition des rapports sociaux, sous des formes nouvelles. Les rapports sociaux ne sont pas établis d’avance et complétements prédéterminés. La démarche de projet est l’objet d’enjeux. Si elle est de manière dominante un outil au service des pouvoirs en place, elle ne l’est pas par nature. Elle est en fait un instrument supplémentaire que se donnent les acteurs sociaux pour constituer leur espace de responsabilité et de pourvoir : qui a eu l’initiative de la démarche de projet, dans quelles circonstances et à propos de quel acteur ?
QUATRE NIVEAUX DE LECTURE DE L’ELABORATION DE PROJET, SIGNIFICATIFS D’UNE RENCONTRE DE PLUSIEURS CYCLES DE TRANSFORMATIONS
Comme on le voit, l’élaboration de projet peut donc donner à une quadruple lecture de phénomènes convergents, mais dont l’articulation est à comprendre.
Un tel objet est habituellement abordé en termes de complexité. Cette dénomination présente toutefois l’inconvénient de confondre caractérisation de l’objet et de la posture intellectuelle pour l’approcher (sciences du complexe). La qualification de complexe peut par ailleurs représenter une démission intellectuelle provisoire pour une tâche qui reste à mener.
A partir de cet exemple de l’élaboration de projet ne serait-il pas envisageable d’articuler plusieurs cycles de transformations autour du concept de conjonction et de son expression en langage d’expérience : la rencontre. La rencontre n’est-elle pas le lieu et le moment de la singularité pour l’acteur agissant, et partant pour le chercheur-observateur-agissant. La recherche est elle-même aussi une contribution à l’activité de transformation du monde. Pour Schutz, les constructions des sciences sociales doivent être considérées comme « des constructions de constructions faites par les acteurs sur la scène sociale » https://link.springer.com/book/10.1007/978-94-010-2851-6
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |