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La relation humain-machine au temps du numérique, Fin du taylorisme ou prolétarisation généralisée ?

17 octobre 2022 par Olivier Landau Veille 410 visites 0 commentaire

Un article repris de http://journals.openedition.org/act...

Ce texte propose des éléments de réflexion sur la question du travail dans le contexte numérique contemporain en réalisant un détour par la position de Cazamian sur une éventuelle fin du Taylorisme à partir d’un entretien accordé au quotidien Le Monde dans les années 1980.

Dans ces années, au moment de l’émergence des ordinateurs personnels, des réseaux numériques, etc. des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), on pouvait se questionner positivement comme Pierre Cazamian, sur l’impact qu’elles auraient sur le travail, sur l’organisation de la production, sur les métiers. Quarante ans plus tard, il est intéressant de faire un point au regard de ces espoirs des années 1980 : comment la généralisation de l’informatique connectée a automatisé les services et remplacé bon nombre d’emplois par le travail des clients / consommateurs ; comment la réticularisation des réseaux anticipe le choix des humains à partir d’analyses en temps réel des positions moyennes préalables ; et donc toujours l’urgence de replacer l’humain en pilote de la machine, aujourd’hui en affrontant les tendances dominantes des technologies digitales.

Il est proposé ici d’examiner successivement :
- la notion de « savoir métier » au regard de la prolétarisation des ouvriers, mais aussi de nombreuses autres professions ;
- l’impact des communautés de « logiciel libre » sur les processus de production ;
- la nouvelle division du travail induite par le numérique et ses processus de production ;
- la constitution progressive de « machines invisibles » polymorphes, conséquence de la digitalisation de la production, mais aussi des services et de la vie quotidienne ;
- la pharmakologie des technologies numériques, ses aspects curatifs pouvant pallier aux aspects toxiques.

En conclusion, nous présentons différentes actions curatives permettant aux utilisateurs de ces technologies de les adopter et non de s’y adapter. C’est-à-dire d’en prendre un contrôle pour en acquérir une maîtrise dans l’objectif de les utiliser pour leurs besoins propres définis collectivement. Certaines de ces actions sont menées par l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI) dans le cadre de Recherches Contributives avec les habitants de Seine-Saint-Denis.

Permettre à l’humain de maitriser la machine, comme l’évoquait Pierre Cazamian dans l’entretien qu’il a accordé en 1980 au journal Le Monde.

Un article de la revue Activités, une publication sous licence Creative Commons by nc nd

Olivier Landau, « La relation humain-machine au temps du numérique », Activités [En ligne], 19-2 | 2022, mis en ligne le 15 octobre 2022, consulté le 16 octobre 2022. URL : http://journals.openedition.org/activites/7848

40 ans après l’entretien « la fin du taylorisme » que Pierre Cazamian a accordé au journal Le Monde en mars 1980, il nous a semblé intéressant de confronter les analyses et les espoirs qu’il développe dans cet article à la situation actuelle.

Au cœur de cette problématique se pose toujours les relations humain-machine et humain-travail conséquentes du développement des technologies et en particulier de l’omniprésence aujourd’hui du numérique.

Comme bien d’autres à cette époque, Cazamian (1980) espère que le passage de systèmes automatiques mécaniques à une automatisation numérique (NTIC [1] ait un impact positif sur les conditions de travail et les rapports sociaux. Comme nous le verrons, il évoque la disparition du travail répétitif induit par le taylorisme et un impact sur la division du travail « Le travail idiot étant exécuté par l’intelligence mécanique, automatique, par l’ordinateur, il n’est plus besoin de robotiser les hommes. [2] » (Cazamian, « La fin du Taylorisme » entretien au journal Le Monde – 31 mars 1980). Seulement en remplaçant le poste de travail par une machine « intelligente », l’écosystème de production va être modifié en profondeur. La création de nouveaux organes techniques interconnectés en réseaux avec une multitude d’ordinateurs redistribue et extériorise les responsabilités ; Ces organes numériques amplifient le système automatique qu’évoquait déjà en 1857 Karl Marx dans le segment des machines des Grundisse :

« … le système automatique n’est que la forme la plus parfaite et la plus adéquate de la machinerie et c’est seulement lui qui la transforme en un système, actionné par un automate, par une force motrice qui se meut d’elle-même ; cet automate consiste en de multiples organes, les uns mécaniques et les autres doués d’intellect, de sorte que les ouvriers eux-mêmes ne sont plus définis que comme ses membres conscients. » (Marx, manuscrits de 1857-1858, Grundrisse : Fragment sur les machines, Éditions sociales, pp. 649‑670)

Marx (1857-1858) décrit dans cet extrait, la constitution organique de la machine (automate), mais aussi une imbrication organologique entre humain et machine dans le système automatique. Cent cinquante ans plus tard, à la suite de Gilbert Simondon (1958), Bernard Stiegler (2015) reprendra dans la « La Société Automatique » cette analyse organologique, articulant organes vivants et organes technologiques (exorganismes) ; rappelant la spécificité humaine à développer des organes techniques pour survivre, travailler, étudier… qu’il qualifie dans ce cadre de prothèses.

L’ouvrier devient un membre conscient de la machine, dit Marx, mais plus les organes doués d’intellect de la machine deviennent performants, plus le rôle conscient de l’ouvrier se réduit. Ainsi, plus l’ouvrier perd son savoir au profit de la machine, plus il se prolétarise [3].

Dans ce papier, nous allons essayer d’examiner si l’automatisation digitale constitue une rupture ou amplifie la prolétarisation du travail. Nous nous intéresserons particulièrement aux points de rupture qui peuvent permettre d’envisager l’utilisation des technologies digitales pour installer une relation humain-machine créatrice de nouveaux savoirs métiers pour l’ouvrier, l’employé, le citoyen, l’habitant, etc. et ainsi offrant des opportunités déprolétarisantes.

Nous examinerons donc successivement :

 la notion de « savoir métier » au regard de la prolétarisation des ouvriers, mais aussi de nombreuses autres professions ;

 l’impact des communautés de « logiciel libre » sur les processus de production ;

 la nouvelle division du travail induite par le numérique et ses processus de production ;

 la constitution progressive de « machines invisibles » polymorphes, conséquence de la digitalisation de la production, mais aussi des services et de la vie quotidienne ;

 la pharmakologie des technologies numériques, ses aspects curatifs pouvant pallier aux aspects toxiques.

1. Métiers versus prolétarisation

Impact du taylorisme

Comme Pierre Cazamian l’explique dans son entretien au journal Le Monde, dès la fin du XIX° siècle, l’organisation du travail selon les méthodes tayloristes, prolétarise durablement le rôle de l’ouvrier. De fait, la production taylorisée n’ayant plus besoin de recourir aux savoirs métier de l’ouvrier conduit dans de nombreux domaines, à une disparition progressive de ces savoirs. L’ouvrier n’a plus besoin d’être recruté sur la base de ses savoirs et de ses compétences métier, mais de sa disposition à l’acquisition d’automatismes qui lui permettront de s’adapter aux rythmes de production conçus par les ingénieurs :

« … l’antagonisme de deux cultures : celle, scientifique, des ingénieurs et l’intelligence opératoire des travailleurs. Ces savoirs opératoires sont apparus dans l’humanité en même temps que le travail. Au moment où l’on a commencé à tailler les silex. Savoirs qui ont été éclipsés à un stade ultérieur par le développement de l’intelligence symbolique qui se base sur le langage, l’écriture, les chiffres. Il suffit de relire l’œuvre d’André Leroi-Gourhan pour retrouver cette longue histoire… » (Cazamian, « La fin du Taylorisme » entretien au journal Le Monde – 31 mars 1980) [4]

Depuis une quarantaine d’années, c’est-à-dire période où Pierre Cazamian donne cet entretien au Monde, la robotisation des postes de travail, sans remise en cause des chaînes de production aggrave la situation, tout en allégeant le travail physique de l’ouvrier. Le pilotage à distance des organes doués d’intellect de ces robots par les directions informatiques accentue l’inutilité des savoirs métier de l’ouvrier dans le processus. Situation permise par le recours aux réseaux numériques pour la transmission des ordres et a, en conséquence, favorisé la délocalisation de la production (matérielle) ; ainsi, les ateliers de fabrication ont été physiquement éloignés des services centraux (bureau des études, services informatiques, atelier de création). Dans ce contexte, l’échange entre l’ingénieur et l’ouvrier n’est plus possible : l’ouvrier devient un surveillant aveugle des échanges entre la machine et les algorithmes conçus par les développeurs informatiques sous les ordres des ingénieurs du bureau des méthodes.

Si dans ce sens, Pierre Cazamian souligne à juste titre l’antagonisme de deux cultures, par contre considérer globalement que les savoirs métiers puissent être éclipsés par l’intelligence symbolique, pose question. Même si le partage et la transmission des savoirs métier s’effectuent historiquement par le geste, la parole, etc. la formulation de Pierre Cazamian pourrait sous-entendre que les savoirs métiers n’ont jamais eu recours à des langages symboliques.

Une autre hypothèse peut être avancée sur la base de The Gentleman and Cabinet Maker’s Director publiée par Thomas Chippendale en 1754. Cet ouvrage propose au moyen de langages symboliques, le partage de son savoir métier et le transfert de sa créativité, tout en initiant un modèle de rationalisation de la production. Ce processus productif et commercial maintient la richesse des savoirs métiers de l’ouvrier ébéniste grâce à l’exportation et au partage de savoirs, de techniques et de styles.

Ce sont bien ces mêmes savoirs dont Pierre Cazamian souligne l’importance dans cet autre extrait. Savoirs liés aux métiers qui pour lui sont la source d’une harmonie de vie et donc prennent soin de la santé de l’ouvrier, du travailleur. Il y a là une définition tout à fait actuelle de ce que peut être une « écologie humaine » liée au travail.

« Tant que la production était artisanale, le travailleur utilisait ses savoirs archaïques. Maître de son comportement, continuellement informé par des sensations de fatigue, il régulait son activité. Il avait en lui des instruments de mesure, non scientifiques, qui sont ceux qui permettent au travailleur de découvrir son travail optimum, ses limites et sa gratification. ... Il est un accumulateur chargé et a besoin de dissiper son potentiel dans des actions sur l’environnement et notamment au travail. Si l’on demande trop à l’organisme humain, c’est le surmenage, si on lui propose trop peu, c’est la fatigue par défaut. Les deux sont graves. Ils se traduisent par une perte de créativité et les maladies bien connues. » (Ibid.) [5]ww.lemonde.fr/archives/article/1980/03/31/pierre-cazamian-la-fin-du-taylorisme_2814817_1819218.html

Même si ce n’était pas son objectif principal, c’est bien cette harmonie que Thomas Chippendale (1754) conserve par l’organisation d’une production artisanale distribuée sur la base d’un partage de modèles créatifs. Deux cent cinquante ans plus tard, cette organisation de la production et du travail a inspiré les réflexions autour des nouveaux possibles offerts par l’émergence des fablab [6] ou des techshop [7]. En effet, les technologies numériques créent de nouvelles continuités entre modèles numériques adaptables (CAO [8]) et fabrication au moyen de machines à commandes numériques. Ces possibles techniques remettent en cause l’économie de la chaîne de production et des grandes séries. À l’instar de ce que proposait Thomas Chippendale (1754), il devient possible de fabriquer à partir de mêmes modèles adaptables des produits uniques répondant à des besoins spécifiques.

Néanmoins, en créant de nouveaux métiers et en conséquence de nouvelles divisions des tâches, les fondements de l’automatisation numérique du travail actuelle posent à nouveau la question de la relation entre le travail (savoir métier) et les langages symboliques. Les machines à commandes numériques sont pilotées par un ensemble de logiciels et des données réparties sur des serveurs délocalisés (cloud). Les logiciels développés dans différents langages, ainsi que les algorithmes de programmation font appel à des grammaires qui ne sont pas toujours divulguées (« l’obfuscation » qui vise à empêcher la compréhension du code par rétro-ingénierie par exemple). Ainsi, plusieurs « vocabulaires » sont utilisés : simples et intuitifs pour l’utilisateur final ou intermédiaire (interfaces hommes/machines dédiées aux différentes étapes de la production) souvent basés sur des icônes, puis de plus en plus complexes pour les différentes catégories de développeurs selon le niveau de profondeur des fonctionnalités dans la « machine informatique » (écriture du code et développement d’algorithme d’automatisation des procédures). La machine à commande numérique n’est qu’une interface de machines polymorphes qui étendent leurs pseudopodes à travers une multitude de serveurs gérés par différentes entreprises, à l’instar de nos smartphones.

2. Le « logiciel libre », l’impact sur les processus de production

Déprolétarisation, rupture avec le taylorisme, retour sur les savoirs et les pratiques ?

La situation décrite ci-dessus s’est constituée progressivement au cours de différentes étapes et confrontation entre différents modèles de structuration informatique et surtout de mode de production des logiciels.

Ainsi, dès le début des années 1980, Cazamian constate les transformations fondamentales en cours dans le monde informatique et envisage des possibles positifs dans le domaine des conditions de travail :

« Ils ont cru que des ordinateurs géants seraient susceptibles d’assurer seuls la production et que les hommes seraient seulement des surveillants, presque inutiles. Actuellement, le développement est totalement inversé. On renonce aux ordinateurs géants, on multiplie les microprocesseurs. Placés près du travailleur, ils lui offrent une mémoire vaste et sûre, lui permettant de se requalifier, de retrouver un rôle de responsable. La décision lui revient. L’homme seul est capable de décider dans l’incertitude. » (Ibid.) [9]

C’est sur ces bases que les communautés du logiciel libre, les libristes, etc. commencent à apparaître dès les années 1970 et se développent très rapidement. Elles sont fortement inspirées par l’éthique des Hackers qui peut se résumer en trois grands points : revendiquer l’autonomie dans le travail, développer une relation ludique et créative avec la technologie, défendre la libre circulation sur les réseaux. En conséquence, ils prennent en compte :

  • la spécificité d’un travail créatif contributif (enrichissement du code, imbrication des logiciels et solutions informatiques par couches, méthodologies de développement d’objets complexes, etc.) ;
  • la réticularité généralisée dès les années 1970 du monde professionnel de l’informatique ;
  • un travail indépendant de l’emploi (souvent bénévole) ;
  • la gestion « d’objets » complexes qui demandent des compétences variées complémentaires et parfois inattendues ;
  • la dissémination rapide et mondiale de l’innovation.

Ils ont imposé / permis :

  • l’introduction de nouvelles méthodes de travail dans les entreprises informatiques, en particulier un style de codage et une architecture facilitant la lecture, la compréhension et la contribution (opposés par exemple à « l’obfuscation ») auquel s’ajoute une utilisation intensive de commentaires dans le code lui-même ;
  • un modèle ouvert (forum de développeurs, logiciels pour la contribution du code – svn, git, etc. – basé sur des serveurs en libre accès au moins en lecture) ;
  • de nouveaux modèles économiques (Open source, Open Access, API…) ;
  • un modèle alternatif aux brevets, c’est-à-dire une utilisation originale du copyright permettant la définition d’un commun robuste juridiquement (vis-à-vis de l’appropriation privée, mais aussi en cas d’abandon d’un projet par un ou tous ses auteurs par exemple) ;
  • une organisation sociale diverse et non encore stabilisée.

Malheureusement, Richard Stallman (1980, 2002)11 qui a initié les bases théoriques de ce mouvement dès les années 1980, s’est préoccupé de l’innovation dans le processus de travail (nouvelle division du travail offrant une place prépondérante au développement de savoirs métier informatique partageables et communautaires), mais il a occulté la dimension sociale (rémunération, couverture sociale). Il s’est focalisé sur les trois grands principes et axes de bataille des Hackers, la « passion », l’autonomie dans le travail – remise en cause des fondements managériaux hiérarchiques – et la volonté de faire disparaître la propriété intellectuelle pour faciliter la circulation et l’accès aux savoirs.

Il n’a donc pas posé la problématique de la rémunération du travail des libristes hors emploi, travail qui produit des richesses dans un cadre ouvert, devenu pour certains des « communs immatériels ». En conséquence, comme l’évoque Sébastien Broca (2018),

« … certaines entreprises s’accommodent très bien de régimes juridiques ouverts et construisent des business models florissants à partir de biens ayant un statut de communs. [10] » (Broca, 2018, p. 246).

C’est ainsi que, loin d’être marginalisé ou de constituer une alternative sociale, le mouvement des libristes a fait la démonstration de l’efficacité de son modèle pour des entreprises majeures telles que IBM, Google, etc. en jonglant entre l’open source ((« Un logiciel open source est un logiciel informatique publié sous une licence dans laquelle le titulaire du droit d’auteur accorde aux utilisateurs les droits d’utiliser, d’étudier, de modifier et de distribuer le logiciel et son code source à quiconque et à n’importe quelle fin. » Wikipédia]] et un marché ouvert des API1 [11].

Les développeurs libristes se sont vus recherchés par les entreprises informatiques et technologiques ; les libristes qui n’avaient pas de revenus dans le domaine de la recherche universitaire ont été contraints d’accepter des emplois salariés pour développer les logiciels libres nécessaires aux marchés de ces entreprises.

Ce n’est qu’avec les « théoriciens du général intellect [12] » qu’émerge une réflexion sur l’impact économico-politique du mouvement des libristes. Ils y voient une transformation fondamentale du travail qu’ils qualifient d’immatériel : « La programmation de logiciels est une activité cognitive et créative, qui ne repose pas simplement sur l’application de savoirs codifiés. En tant que telle, elle ne peut être entièrement prescrite et contrôlée par une hiérarchie managériale55Sébastien Broca (2018) « utopie du logiciel libre » p. 243]] ».

Mais, Sébastien Broca (2018) montre les limites et les contradictions de ce discours ainsi que celles du mouvement des libristes :

« L’exemple du Libre rend en fait assez bien compte de cette équivoque. Il démontre certes avec force que les motivations des producteurs sont multiples, irréductibles aux incitations financières, et que des biens informationnels complexes peuvent être produits dans un contexte non marchand : Debian ou Wikipédia en sont des exemples éclatants. Mais il signale aussi qu’il est possible d’organiser la production immatérielle dans un cadre capitaliste, moyennant de légers aména

De plus, comme nous l’avons vu, même si la conception de logiciels peut être qualifiée d’immatérielle et est devenue indispensable à l’ensemble de l’industrie et des services, la totalité de la production actuelle et future ne peut ne pas se résumer à de l’immatériel. L’organologie du système – exorganisme supérieur, technosphère comme la qualifie Bernard Stiegler (2020) – constitue une machine polymorphe qui organise à travers des réseaux, des serveurs, des terminaux (machines-outils, PC, smartphones, objets connectés, etc.) la circulation et le traitement de données, pour la plupart générées par l’activité humaine. Ainsi de nouveaux processus de production [13] i » (Broca, 2018, p. 243).

Pour la production de marchandises, mais aussi pour les services.]] « globalisés » à l’ensemble de la planète, se sont généralisés et ont conduit à de nouvelles divisions des tâches et du travail à la fois géographiques et sociales.

3. Une nouvelle division du travail provoquée par le numérique

Les nouveaux systèmes homme-machine : comment la généralisation de l’informatique connectée a automatisé les services et remplacé bon nombre d’emplois par le travail des clients / consommateurs

Si la contribution du consommateur à la production de marchandise dans des fabLab, des techshop ou à domicile est encore marginale, la contribution des usagers au fonctionnement des services est aujourd’hui banalisée, généralisée depuis plusieurs années. Cette contribution, fait sans doute disparaitre des emplois salariés, mais surtout ordonne une nouvelle ergonomie du travail qui s’organise entre

  • le consommateur/usager/internaute,
  • des protocoles de communication/contribution avec l’entreprise, l’administration, etc. sous forme d’interfaces homme-machine (IHM),
  • un traitement des données par le système d’information (SI) – reformulé, si nécessaire pour être traité par un employé (livraison de l’objet, prise en compte d’une réclamation complexe, traitement d’un crédit bancaire, etc.).

Le consommateur/usager/internaute (surnommé prosumer ou prosommateur) n’est plus le maillon final d’une chaîne de valeur, mais un acteur intervenant/contribuant au bon fonctionnement du processus de production. Il prend en charge certaines étapes du processus productif, et ainsi modifie l’organisation de la division du travail productif et le sens des chaînes de valeur. [14]

La plateformisation du commerce et des services amplifie ce phénomène. Les plates-formes digitales sont des interfaces entre agents, leur fonction est d’automatiser la mise en relation entre agents et le traitement de l’échange. En conséquence, celui qui aurait été précédemment employé devient lui-même « client » de la plate-forme. Ces clients d’un nouveau genre alimentent eux-mêmes et symétriquement le système en données, pour traiter automatiquement la gestion de leur relation commerciale. La plate-forme met à disposition le système de traitement pour : la mise en relation, la gestion/production de la demande, perception du payement, rétribution.

Ce phénomène qualifié d’uberisation transforme en profondeur les paradigmes de l’ergonomie du travail, du salariat de la relation fournisseur/client, etc., et l’ensemble des professions [15] .

Les modifications de la division du travail imputables aux technologies digitales ne se limitent pas à la plateformisation ; comme nous l’avons vu précédemment. Le modèle économique des entreprises technologiques (principalement les GAFAM) repose sur l’exploitation des contributions et des traces des internautes, auquel se rajoute à ce modèle de base, le travail invisible et le digital labour (Cardon & Casilli, 2015) [16] . La gouvernance hypercentralisée de ces industries techniques repose sur une segmentation précise des niveaux d’implication et de conscience des Internautes au moment de leurs contributions. Les entreprises comme Google et Facebook doivent leur richesse et leur existence à ces contributions (contenus, recherche, données, traces, etc.) conscientes ou inconscientes ; la motivation de l’internaute repose sur l’échange entre une contribution et l’accès souvent gratuit à un service (recherche, guidage, informations, etc.). Il est à noter que la contribution des internautes est la source même du fonctionnement technique des outils (algorithmes auto-apprenants, machines learning, etc.) nécessaires à ces services (chaînes de valeur multifaces).

Néanmoins, ces contributions n’étant pas toujours suffisantes au fonctionnement souhaité de ces services, ces entreprises, de façon directive, font aussi travailler gratuitement et inconsciemment les internautes : elles leur imposent des clics précis (générateurs de données) pour avancer dans leur navigation : Le système reCaptcha (propriété de Google) est l’un de ces mécanismes de travail gratuit qui oblige l’Internaute à identifier des images ; ces identifications alimentent les outils de reconnaissance d’image.

En complément, quand les contributions précédemment évoquées sont encore insuffisantes au bon fonctionnement de certains services ou fonctionnalités du système (masse critique), ces industries proposent aux internautes des tâches rémunérées au moyen de micro payements pour alimenter des bases de données à partir de clics : le digital labour ou le travail du clic (Cardon & Casilli, 2015) [17].

Pour répondre à ces besoins de travail et par analogie avec le recrutement de personnel dans les entreprises traditionnelles, les entreprises technologiques catégorisent les utilisateurs et codifient leurs contributions en type de travail.

Ainsi, l’internaute « prolétaire digital », rémunéré ou non rémunéré, contribue au fonctionnement d’une machine invisible, planétaire et polymorphe.
4. Les machines « invisibles » polymorphes de l’informatique
Comment la réticularisation des réseaux anticipe le choix des humains à partir d’une analyse en temps réel des positions moyennes préalables ?

Comme nous l’avons noté à plusieurs reprises, les organes doués d’intellect de la machine ont pris une importance considérable. De plus, ces organes ne sont plus situés directement dans des machines du type machine-outil, mais sont répartis dans un système machinique polymorphe à travers la planète. Les organes mécaniques de la machine-outil (devenue robot, machine à commande numérique ou imprimante 3D) sont maintenant commandés par de multiples logiciels intégrés à des machines informatiques (serveurs, capteurs, ordinateurs personnels, smartphones…) distribuées qui interagissent avec d’autres machines douées d’intellect capables de traiter les masses de données collectées (maillage de data center) l’ensemble réticulé par des réseaux télécom (filaires, hertziens, satellites…). Les « machines » sont donc sorties de l’atelier d’usine et étendent leurs pseudopodes jusque dans nos outils du quotidien : « de sorte, nous-mêmes ne sommes plus définis que comme leurs membres (plus ou moins) conscients » pour paraphraser Marx.

Ces outils du quotidien (smartphone, tablette, ordinateur, montre connectée, smart TV, etc., et voiture connectée dans un avenir proche) nous sont devenus des prothèses indispensables douées d’intellect ; elles sont dans la continuité de l’exosomatisation d [18]éfinie par Alfred Lotka dès 1945. Un processus qui a débuté il y a trois millions d’années, comme l’évoque Pierre Cazamian, « au moment où l’on a commencé à tailler le silex », par la production d’outils indispensables à la survie des humains. Processus qui, pour Bernard Stiegler (2015), a conduit progressivement la société humaine à constituer des exorganismes (Lotka, 1945) [19] scalables liant intimement le social, le vivant et la technologie. Ils prennent en compte différentes échelles et leurs complémentarités : cellule familiale, entreprise, village, ville, état, etc. Il s’agit d’une organologie, liant intiment les humains, les systèmes techniques et les systèmes sociaux en articulant le biologique et le machinique. Ainsi selon Bernard Stiegler (2020), les exorganismes supérieurs constituent une technosphère à l’échelle de la Biosphère. Cette technosphère est constituée de satellites et de réseaux interconnectés avec les entreprises technologiques interagissant avec les humains à travers les structures sociales en cours de modification…

Ces machines développent progressivement une automatisation généralisée de la société, elles sont douées d’intellect, travaillent 24/24, 7/7 sur l’ensemble de la planète, collectent les données, les retraitent, en calculent des moyennes pour les proposer aux humains et orienter leurs choix, ou/et piloter les machines en ajustant leur production selon les évaluations qu’elles ont calculées.

Bien évidemment, ce n’est pas l’outil qui est en cause, mais la place et le rôle que les humains lui attribuent dans le cadre de la société qu’il conçoit, son mode de vie, son mode de production… Ainsi, les outils, qui comme l’évoque Pierre Cazamian en se référant à André Leroi-Gourhan (1943, 1945, 1964), ont toujours été nécessaires à la survie des humains, peuvent tout autant être bénéfiques que nuisibles qu’ils soient mécaniques, analogiques ou numériques.

5. Un pharmakon

L’urgence de replacer l’humain en pilote de la machine, en affrontant les tendances dominantes des technologies digitales

Un Pharmakon, il ne s’agit pas de combattre, ni de s’adapter à la technologie, mais de l’adopter pour prendre soin de l’humanité : pour ne plus avoir besoin de robotiser ou de sacrifier des hommes à des tâches dangereuses, répétitives, abêtissantes, dégradantes, etc. comme le dit Pierre Cazamian :

« L’autre solution n’est pas ergonomique. De toute façon, il n’existe pas de moyen de rendre ergonomique un travail sans contenu. Le travail à la chaîne est “intrinsèquement pervers”, aucun ergonome n’est susceptible de le rendre acceptable. La seule solution, c’est l’automatisation. On n’a pas suffisamment compris que sa logique est bénéfique pour le travailleur. Le travail idiot étant exécuté par l’intelligence mécanique, automatique, par l’ordinateur, il n’est plus besoin de robotiser les hommes. Libérer l’ego » (Cazamian, « La fin du Taylorisme » entretien au journal Le Monde – 31 mars 1980) [20]

Si nous considérons donc, les outils numériques comme des pharmakon, ils ont à la fois un potentiel curatif et toxique ; il y a donc nécessité à réinventer nos règles de vie en prenant en compte les éléments constitutifs de cette société automatisée. C’est bien dans le respect d’une « écologie de l’esprit », comme Grégory Bateson (1972) [21] l’a évoqué, qu’il est souhaitable de réélaborer nos règles de vie, l’esprit étant entendu en référence à Paul Valérie (1957) comme la puissance de transformation.

Cette écologie de l’esprit devrait s’édifier aujourd’hui en prenant en compte l’impact des machines numériques sur l’économie de la société et en conséquence reconsidérer les places respectives de l’humain et de la machine.

Il s’agit en particulier d’éviter les analogies de fonctionnement entre l’humain et la machine, entre la biologie et la machine ; le développement spectaculaire des organes doués d’intellect des machines peut inciter à ces comparaisons et conduire certains à considérer que la pensée est analogue à un processus de calcul ou de traitement de l’information (data).

Positions qui conduisent à amoindrir la singularité de la pensée humaine ; qui peuvent amener à des errements scientifiques par des effets miroir, en considérant que le vivant répond à des impératifs similaires à ceux de la fabrication des machines et à leurs règles de fonctionnement (comportementalisme) ; qui en fusionnant l’homme et la machine pensent le rendre immortel (transhumanisme) ; etc.

L’historicité de nos sociétés, non sans errements, repose sur l’articulation entre le vivant et l’outil, sur une organologie entre organes vivants et organes techniques – exorganismes nécessaire à la survie des humains –. Comme nous l’avons évoqué, cette organologie au cœur de nos vies constitue des systèmes complexes doués d’intellect (humain et machinique) qui exigent une réflexion écologique, c’est-à-dire une écologie des esprits.

C’est dans ce sens que l’Institut de Recherche et d’innovation (IRI) dans le cadre du programme Territoire Apprenant Contributif (TAC) travaille au sein de PMI en Seine-Saint-Denis, dans ce que nous appelons une Clinique Contributive. Elle traite de l’impact des écrans sur la petite enfance. En particulier, d’enfants intoxiqués par les écrans qui développent des symptômes d’autisme. La démarche s’inspire de la psychothérapie institutionnelle théorisée entre autres par François Tosquelles (1952) et Jean Oury (1953). Démarche qui donne une place centrale au patient qui en prenant soin de l’institution prend soin de lui. Ainsi, dans la Clinique Contributive, les parents occupent une place centrale aux côtés du personnel de la PMI. Cette pratique que nous développons plus largement en Seine-Saint-Denis sous forme de Recherche Contributive place les habitants aux cotés des chercheurs, au cœur d’un objectif de capacitation [22] : c’est-à-dire, redonner aux habitants la possibilité, à partir de leurs savoirs, de réacquérir leur pouvoir d’agir sur leurs vies et sur leur environnement.

C’est dans ce cadre que nous menons des actions au sein des collèges et des lycées de Seine-Saint-Denis. Il s’agit là avec les professeurs d’intégrer à leurs cours un travail sur l’aménagement du territoire. Ce travail se fait au moyen d’un jeu numérique « minetest » version libre de « minecraft » très populaire auprès des adolescents. L’enjeu est l’adoption des techniques numériques de construction et d’aménagement du territoire par les habitants : professeurs, élèves, parents, etc. Il s’agit à l’occasion des énormes aménagements de la Seine-Saint-Denis, à l’occasion des Jeux Olympiques de 2024, d’acquérir les savoirs et pratiques de ces outils qui sont pour le moment réservés aux industriels du bâtiment. De la sorte qu’il devienne envisageable de faire évoluer la pratique de ces outils numériques avec deux objectifs principaux (1) que les habitants puissent agir sur ces outils pour participer aux choix des aménagements de leur environnement de vie, (2) pour que les jeunes générations qui vont être amenées à travailler avec ces outils en aient un savoir suffisant pour ne pas les subir et donc pouvoir lutter contre une nouvelle prolétarisation. 6. En conclusion

Comme nous venons de le constater, les chaînes tayloristes traditionnelles dans les usines sont peut-être en passe de disparaître, ou tout du moins elles se sont majoritairement automatisées : elles ont remplacé les hommes par des robots. Ce qui est, sous bien des aspects, positifs. Mais l’utilisation des technologies numériques pour automatiser plus largement la société, son fonctionnement et sa productivité, sur la base d’une idée que l’ensemble des activités humaines soit calculable, conduirait à une prolétarisation généralisée, c’est-à-dire à une perte de savoir et à une dépendance considérable des humains à la machine.

Il s’agit donc bien, comme Pierre Cazamian n’a pas cessé de le répéter, d’éviter que l’humain soit intégré à un système où l’homme serait couplé à la machine, si ce n’est absorbé par la machine. C’est sur la base des savoirs développés par les habitants, savoirs non calculables, que devrait reposer la maitrise de la machine dans une société qui prend soin de ses habitants et de ses citoyens.

« Le vrai mérite de l’ergonomie, c’est d’avoir fait comprendre à partir, d’une étude de l’homme au travail, de l’homme affronté à une machine, que la spécialisation qui permet de traiter la machine ne permet pas de coupler cette machine à un homme pour réaliser un système. Parce que l’homme a sa logique, une logique vivante et globalisante. » (Cazamian, « La fin du Taylorisme » entretien au journal Le Monde – 31 mars 1980) [23]

Bibliographie

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Valérie, P. (1957). Œuvres, tome 1. Édition Pléiade, p. 1022, in “La politique de l’esprit”.

Licence : CC by-nc-nd

Notes

[1Nouvelles Technologies de l’Information de de la Communication

[3Prolétarisation. La prolétarisation est, d’une manière générale, ce qui consiste à priver un sujet (producteur, consommateur, concepteur) de ses savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir concevoir et théoriser).
… Le prolétaire est l’employé d’un milieu dissocié. Le prolétaire, dit Simondon, est désindividué par la machine qui a grammatisé et automatisé son savoir. https://arsindustrialis.org/prolétarisation

[5Pierre Cazamian : la fin du taylorisme – Le Monde mars 1980 https://w

[6Concept de tiers lieux répondant à une charte du MIT

[7Sorte de Fablab commerciaux

[8Conception Assistée par Ordinateur, langage partiellement partageable entre le concepteur et le client au sens informatique du terme.

[10Sébastien Broca « utopie du logiciel libre » p. 246

[11Application Programing Interface

[12André Gorz (2003), Toni Negri (2003), Yann Moulier-Boutang (2007) s’inspirant et se référant à des passages des Grundrisse de Marx.

[13gements de celui‑c[[idem p. 250

[14Qui devient biface à l’instar des industries des médias, mais aussi de plus en plus fréquemment multiface et de grande complexité à analyser.

[15L’impact de la plateformisation ne se limite pas aux métiers de la mobilité ou de… mais aussi au monde médical (doctolib) au monde du droit (Rouvroy & Thomas Berns, 2013) https://www.cairn.info/revue-reseaux-2013-1-page-163.htm.

[16Dominique Cardon, & Antonio Casilli (2015). Qu’est-ce que le Digital Labor ? Bry-sur-Marne : INA, coll. Antonio Casilli (2019). « Études et controverses ». En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic.

[17Cardon, & Casili, 2015.

[18Littéralement « qui est à l’extérieur du corps ». Cet adjectif a été proposé en 1945 pour la première fois par Alfred Lotka pour qualifier, en biologie, un instrument dont un organisme vivant individuel ne dispose pas à la naissance et qui ne lui appartient pas génétiquement (une massue, une pelle, un moteur, etc.). Wikitionaire – Vocabulaire ArsIndustrialis.

[19Qu’appelle-t-on panser ? T2 : La leçon de Greta Thunberg de Bernard Stiegler, 2020, p. 34

[21Vers une écologie de l’esprit Gregory Bateson 1972.

[22En référence au concept de capability développé par Amartya Sen (1985).

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