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Activité générée, activité générante ?

6 novembre 2023 par jean-marie.barbier Outils d’analyse 479 visites 0 commentaire
Une structure en construction, structurant un nouvel environnement https://www.unjourdeplusaparis.com

Jean-Marie Barbier
Formation et apprentissages professionnels UR Cnam 7529
Chaire Unesco ICP Formation professionnelle,
Construction personnelle, Transformations Sociales

Des outils pour penser à la fois expériences passées et nouveaux engagements d’action ?
Le phénomène est caractéristique de la pensée scientifique occidentale au XX siècle : en lien avec le développement des ‘métiers de l’humain’ qui s’intéressent autant à la transformation des sujets, qu’à la transformation du monde, des construits conceptuels sont en usage dans la littérature académique et dans la littérature professionnelle ayant pour ambition de penser à la fois expériences passées et futurs possibles d’activité.

Deux exemples sont très connus : les concepts de schème et d’habitus.

a) Pour Piaget et ses successeurs un schème est une structure ou organisation des actions telles qu’elles se transforment ou se généralisent lors de la répétition de ces actions en des circonstances semblables ou analogues. C’est un noyau adaptable.

b) P. Bourdieu donne une définition remarquable de densité théorique du concept d’habitus, qui intéresse particulièrement notre propos : « système de dispositions durables et transposables, structure structurée prédisposée à fonctionner comme structure structurante, c’est-à-dire en tant que principe générateur et organisateur de pratiques et de représentations » (le sens pratique 1980 http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Le_Sens_pratique-1955-1-1-0-1.html ).

Ces concepts peuvent être utilisés aussi bien pour expliquer l’action que pour l’engager.

Ces outils présentent plusieurs caractéristiques communes :
A l’examen toutefois ces concepts, dont le contenu est présenté comme différent et est étudié séparément dans des disciplines distinctes (psychologie, sociologie) présentent plusieurs caractères communs en ce qui concerne leur statut et leur usage.

a) Leur premier caractère est d’abord d’être des outils de pensée, qui ne se confondent donc pas avec l’action qu’ils représentent/ou qu’ils mettent en discours. Les schèmes et les habitus ne sont pas des ‘entités du monde’, des réalités ontologiques, même s’ils donnent lieu souvent à naturalisation. Cette précision importante mérite d’être donnée, certains chercheurs en éducation ayant proposé d’agir sur les habitus ou sur les schèmes en vue de transformer l’activité. On n’agit pas sur des schèmes et des habitus dont seraient dotés les sujets humains, on se les représente ou on les formalise en les énonçant.

b) Ces concepts sont présentés comme ayant un statut explicatif des activités/actions qu’ils représentent/mettent en discours, alors qu’en réalité ils sont inférés à partir d’elles. Le détail de ces outils intellectuels reprend le vocabulaire en usage dans une démarche d’analyse des activités, ce qui est visible en particulier lors de la mise à jour ou de ‘l’extraction’ de schèmes. Cette mise à jour est bien une inférence : Gérard Vergnaud parle même de ‘théorèmes en acte’. On est en présence d’un phénomène circulaire, un même sujet agit et explicite son action. ‘Mettre à jour ‘ un schème ou un habitus relève d’ailleurs souvent d’une opération de formation comme on le voit dans nombre de mémoires professionnels.

c) Ces outils relèvent d’une opération cognitive, qui transforme une entité du monde en objet de connaissance, et qui est donc doté de caractéristiques, de propriétés pour ce sujet connaissant. Cette opération d’intelligibilité s’intéresse aux relations de causalité même si le plus souvent il s’agit de relations d’interdépendance entre éléments, approchées par des covariations.

d) Ces opérations cognitives passent elles même par l’identification d’états transformés ou à transformer, entrant comme composantes des processus, des mouvements que constituent ces actions, ce qui a amené par exemple Piaget à formaliser des stades.

Au total, en projetant sur l’engagement d’activité les catégories mentales en usage dans l’analyse de l’activité, les recherches risquent fort d’engendrer un effet circulaire, de retrouver à l’arrivée les catégories présentes au départ, et de ne pas rendre compte de l’activation, de l’émergence de cet engagement dans l’action, selon une logique proche des épistémologies émergentistes https://www.editions-hermann.fr/livre/9782705667375, attentives non pas seulement à ce qui est produit, mais significativement à ce qui ‘se’ produit.

Une autre voie parait possible : plutôt que s’intéresser aux possibles d’activité tels qu’ils découlent des activités passées, s’intéresser, en amont, conformément à une logique d’entrée par l’activité à l’activité de construction des possibles d’activité, par exemple en s’appuyant sur les constats suivants :

a) La mobilisation des acteurs à l’occasion de l’engagement dans l’action suppose de façon liée la mobilisation par le sujet d’une représentation de lui-même en action.

L’engagement du sujet dans l’action est une conjonction chez un même sujet d’une représentation de son activité future (son projet d’action) et de lui-même en action (représentation de soi en action).

On le constate par exemple à l’occasion des moments de construction/reconstruction de l’expérience : les moments de transformation de l’expérience sont des moments de ‘bascule’ par rapport à l’activité ordinaire où l‘on constate que les changements des manières de faire ou de voir les manières de faire correspondent à l’émergence de changements de ‘se voir’ en action. On peut faire l’hypothèse qu’il n’y a pas d’activation de l’action sans activation ou réactivation de l’image de soi en action.

b) L’activation ou la réactivation de représentations de soi en action est elle-même directement liée à la survenance d’émotions.

Le concept d’émotion peut être défini en termes de rupture/suspension de l’activité en cours, et de transformation des constructions de sens que les sujets opèrent autour d’eux-mêmes et de leur propre activité https://www.innovation-pedagogique.fr/article3163.html . Les émotions surviennent lorsque les sujets se trouvent contraints de renoncer à leurs habitudes d’activité. Elles contribuent donc aussi à qualifier l’engagement des sujets dans les actions https://www.cairn.info/action-affects-et-transformation-de-soi—9782130492702.htm .

c) L’engagement des sujets dans l’action est moins corrélé à une pensée anticipatrice de l’action qu’à des habitudes de confrontation des sujets avec leurs environnements d’action.

Performer une action, c’est à dire "faire" n’est pas exécuter un plan. C’est l’anthropologue L. Suchmann (1987 https://www.persee.fr/doc/intel_0769-4113_1989_num_7_1_1374) qui l’a souligné avec le plus de force pour les situations naturelles, ordinaires, l’intention consciente ne précède pas habituellement l’action. Pour Livet (2005, 18,http://www.vrin.fr/book.php?code=9782711617456), l’intention n’est pas le commencement des actions, elle en serait plutôt le résultat. En tout cas elle se construit avec elles. L’architecture de l’intention consciente est issue d’un "faire" et d’un "penser sur le faire". La formalisation de l’intention consciente et sa communication sociale ne s’effectuent que si l’engagement de l’action suppose une communication à soi ou à autrui.

L’action est situante, selon le mot heureux de P. Astier http://ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/recherche-et-formation/RR042-07.pdf. Elle produit, à partir du passé du sujet et de son environnement immédiat, une perception propre de la situation et de soi dans la situation. Du fait de leur engagement dans l’action les sujets construisent des situations d’action, susceptibles de permettre leur intervention.

L’action est située : elle organise de façon singulière, hic et nunc, les activités des sujets concernés à la fois en fonction des situations qu’ils ont construites et des habitudes de confrontation avec leurs environnements d’action qu’ils ont également construites. On tend à parler d’autonomie, d’auto-organisation.

d) Les outils de pensée relatifs à l’action semblent surtout avoir une incidence sur les activités de conduite des actions
Les anticipations d’activité ont davantage une incidence sur les activités de conduite des actions que sur les engagements d’action
.

La conduite de l’action est constituée de l’ensemble des constructions mentales et discursives s’effectuant chez un sujet à l’occasion de son action et spécifiquement relatives aux organisations d’activités qui la caractérisent. Se trouvent en jeu notamment les agencements réciproques d’activités et le rapport entre moyens retenus et résultats attendus.
On constate que les discours professionnels sur l’introduction d’innovations en rapport avec des anticipations se situent dans le champ de ces rapports entre moyens et résultats, en particulier les discours sur la rationalisation, la maximisation et l’optimisation. Ils donnent lieu au développement des métiers de la prospective, de la prévision, de la performance, de l’évaluation, du conseil, etc.
Ce constat nous conduit à formuler l’hypothèse suivante : l’anticipation de l’activité n’a-t-elle pas davantage une incidence sur les actions d’optimisation des actions que sur les actions elles-mêmes ?

e) Penser l’avenir et produire l’avenir peuvent relever d’une action conjointe, d’un même mouvement et des mêmes acteurs.
La multiplication d’innovations et plus encore la multiplication de lois se présentant comme innovantes dans les champs professionnels peuvent être considérés comme des manières d’occulter quelques invariants de ces champs professionnels. Pour la formation par exemple ’former demain’ risque fort de n’être que l’éternel recommencement de chantiers longs depuis cinquante ans encore inaboutis", écrivent Patrice Guezou et Bernard Mazingue http://www.education-permanente.fr/public/articles/articles.php?id_revue=1760 dans un article sur la formation intitulé « Nous est-il permis d’espérer ?" (p. 220-221), Bertrand Schwartz, immense innovateur en formation et dans le social, avait l’habitude de mettre en dérision cette éternelle redécouverte des mêmes questions par de nouveaux acteurs. "Trop souvent" écrivait aussi J. Nuttin (Théorie de la motivation humaine p.9. https://www.cairn.info/theorie-de-la-motivation-humaine—9782130442776.htm) "le vin nouveau se sert dans de vieilles outres".
Ce n’est pas un hasard si les nouveaux modèles dans la vie sociale ont tous pour intention d’agir sur les rapports que les sujets entretiennent avec leurs actions : créativité, travail sur soi, action sur soi, méditation, travail sur les émotions identitaires. La promotion de ces nouveaux modèles est le signe même des difficultés que rencontrent les organisations sociales à les imposer.
La question qui se pose alors, ’ce qu’il est permis d’espérer’, n’est-il pas alors de penser et de produire l’avenir dans un même mouvement et avec les mêmes acteurs ?
De multiples expériences vont dans ce sens. Le possible n’est pas, comme dans la pensée aristotélicienne, l’être en puissance, c’est déjà ce qui arrive. Selon l’expression de P. Klee à propos de la création, "c’est le travail qui est le chemin".

CONCLUSION
Dans la logique de la pensée occidentale, soucieuse d’accompagner transitions collectives et transitions individuelles, un lien est établi entre savoirs sur les dynamiques présentes dans les actions et recherche de solutions. Cette voie n’échappe pas au risque de technosciences ou de techno-solutions : au total, en projetant sur l’engagement d’activité les catégories mentales en usage dans l’analyse de l’activité, les recherches risquent fort de retrouver à l’arrivée les catégories présentes au départ, et de ne pas rendre compte de l’activation, de l’émergence de cet engagement dans l’action. Une autre voie parait possible : plutôt que s’intéresser au détail des possibles d’activité tels qu’ils découlent des activités passées, s’intéresser, en amont, conformément à une logique d’entrée par l’activité, à l’activité de construction de possibles d’activité. Cette voie suppose probablement une approche par l’expérience et une sensibilité aux rôles des acteurs et aux rapports sociaux dans l’engagement des actions.

Licence : CC by-sa

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