Cet article vient compléter la série sur les digital natives publiée précédemment.
Dans le mythe du « natif du numérique » (digital native) déjà évoqué pour The Conversation France et qui émerge en 2001 à travers les écrits du chercheur américain Marc Prensky, le rôle central joué par le phénomène de panique générée par les médias mérite d’être approfondi.
Cette panique des « natifs vs immigrants » prend les médias prénumériques, avec des « contenus du patrimoine » (heritage content, dit Prensky) à leur propre piège. Ils se retrouvent à la fois juge et partie, devant ajuster leurs routines au déboulement d’un nouveau venu dans leur champ, Internet.
Un média chasse (un peu) l’autre
Dans ce double rôle, les médias ne sont plus de simples fenêtres sur le monde ou des filtres de la réalité, mais des opérateurs de changement.
Leur nature transformative se révèle dans la construction du problème public causé par la panique « natifs vs immigrants », à savoir le rôle de l’école et de la pédagogie.
Les médias interviennent tout au long du processus de la panique. Ils en font l’inventaire sens dessus dessous, ils suivent les réactions des enseignants et des décideurs acculés à faire des déclarations polarisantes, voire clivantes, puisque la panique force à se positionner du côté de la bonne ou de la mauvaise pédagogie, de la modernité ou de l’ancienneté.
Ils suivent en cela leur propre logique de valeur de l’actualité, avec un cadrage narratif sous la forme d’oppositions binaires concernant le système scolaire (bon/mauvais, nocif/inoffensif…).
Mais ils sont contraints de se mettre en scène, et se trouvent partiellement pris au piège de leur propre dispositif. Partiellement, car ils éprouvent une sorte de jubilation narcissique à donner des preuves de leur pouvoir de représentation, voire de leur propre fragilisation.
Car le nouveau média déplace leur propre monopole sur l’information et son agenda. La panique sur les natifs/immigrants révèle aussi une guerre larvée entre élites médiatiques : les médias de patrimoine répugnent à être déplacés dans leur pouvoir de représentation tandis que les médias avec des « contenus du futur » (future content, dit Prensky) visent à leur ôter leur position de monopole de fait, perçue comme hégémonique.
Casser les moules
L’Internet produit ses propres organes de presse, avec des modèles économiques différents – avantage accru avec l’arrivée des réseaux sociaux et le tournant smart (social et participatif) des années 2005-07. Pour s’imposer, la seule solution est de casser les moules de l’ancien modèle en l’obligeant, soit à reconnaître son obsolescence et à changer de pratiques, soit à partager la manne publicitaire et informationnelle.
La stratégie de la nouvelle élite médiatique est d’utiliser la panique pour mettre en crise permanente la société, jusqu’à obtenir gain de cause.
Paradoxalement, la panique attire donc aussi l’attention sur les médias et leur rôle en société. Elle fait bouger les lignes, car soudain ils semblent aussi apparaître à l’école, alors que leur présence y a toujours été très encadrée (une fois par an en France, lors de la semaine de la presse et des médias à l’école).
Les médias, notamment ceux du numérique, ne respectent plus le statu quo et font une concurrence frontale à l’instrument prénumérique de la socialisation, l’école. La résolution de la panique tend à intégrer, toujours sous contrôle, l’Internet dans les classes. La réforme de 2013 en France, qui a mené à la création de la Direction du numérique à l’école (DNE) laquelle a coopté à son tour l’Éducation aux médias et à l’information (EMI), est caractéristique de la tentative de résolution négociée du dilemme créé par la panique.
Entrée de nouveaux acteurs
À la concurrence entre élites médiatiques s’ajoutent deux facteurs nouveaux dans le moment cybériste (terme que j’ai créé pour marquer que nous sommes dans une nouvelle ère, sans toujours faire référence à la tension obsolète entre modernisme/postmodernisme) : l’évolution de la « culture jeune » dans la mondialisation et l’avènement du secteur civique.
L’élite médiatique cherche du soutien dans l’opinion publique, en impliquant les communautés qui lui sont acquises, les jeunes internautes natifs notamment.
Les grandes plates-formes du numérique ont ainsi conclu une espèce de pacte stratégique de mise en visibilité où une section du public est très impliquée. Elles donnent un accès gratuit aux jeunes (de plus de 13 ans) sur les réseaux sociaux et génèrent leurs propres héros, leurs propres influenceurs, leurs propres célébrités.
Culture populaire et culture élitaire y trouvent des intérêts partagés, même si chacune espère y trouver des gains séparés en sortie de panique (du travail pour les jeunes, du data mining et du profiling pour les plates-formes).
Les plates-formes des réseaux sociaux (qui sont des médias même si elles le nient), profitent de l’émergence de la « culture jeune » internationale, déjà nourrie de MTV et de butinage sur les vidéos YouTube ou le gameplay de leurs jeux vidéo favoris.
« Culture jeune » et dimension internationale
Cette « culture jeune » n’est pas fabriquée majoritairement par des jeunes mais par une cohorte issue des classes moyennes, qui éprouve un besoin authentique de créer de la nouveauté tout en ayant une peur inédite d’être déclassée.
Elle s’appuie sur l’arrivée de nouveaux entrants sur la scène médiatique pour se créer une identité et une visibilité. Elle montre qu’il n’y a pas qu’une seule culture de contrôle unique et omnipotente.
Les instances qui la constituent sont difficiles à repérer, tant se combinent à la fois des intérêts multinationaux et des pressions internes de nationaux en mal de changement qui y voient un intérêt pour contrebalancer les lenteurs de leur propre culture, notamment de l’institution scolaire.
La panique des « natives vs immigrants » se double donc d’une dimension internationale due au média Internet, lui-même transfrontière. La mondialisation augmente la panique parce qu’elle crée des dissonances cognitives.
Étant donné les flux de distribution des programmes et les flux de circulation des données sur les plates-formes, les États-Unis sont en ligne de mire, la mondialisation pouvant s’interpréter comme une américanisation.
Le positionnement de nombreux pays par rapport aux États-Unis et à l’exportation agressive de leur culture médiatique a ainsi joué dans l’intensité et la résolution de la panique, comme l’a montré la récente négociation du « Privacy Shield », visant à protéger les entreprises et les citoyens européens pour le contrôle de leurs données.
Société civile et sortie de crise
Le positionnement par rapport à l’enfance, à la famille, à l’école conditionne le rôle de la société civile, qui émerge comme un autre acteur important.
La panique « natifs vs immigrants » est aussi une des rares où la fonction d’agenda de la presse a été débordée par la fonction d’agenda de la société civile, qui cherche à valider sa légitimité auprès des pouvoirs publics. Les associations qui en font partie ont bénéficié aussi du nouveau média pour s’organiser et réinventer les modes de la militance, de la mobilisation et de la désobéissance civile.
Elles ont adopté la stratégie de demander des commissions d’enquête, des consultations en ligne, qui donnent lieu à des rapports contenant un certain nombre de recommandations, comme dans le cas de la grande concertation nationale sur le numérique pour l’éducation, en 2014.
Dans cette stratégie d’action collective, elles visent à représenter les intérêts des parents face à la culture jeune et veulent générer du droit plutôt que du simple débat contradictoire.
En France, pays où le système d’entraide publique reste encore solide, leur tendance est de demander des comptes aux institutions sociales appropriées, en étendant leurs missions (ministère de l’Éducation, de la culture, CNIL, CSA…). Elles demandent aussi au secteur privé de s’y mettre, en incitant à la mise en place de bonnes pratiques de Responsabilité sociale des entreprises (RSE).
Quinze ans après le mythe, à l’école… tous nomades ?
Depuis 15 ans, la métaphore des natifs a pris en marketing (comme génération Z ou XY), pas celle des immigrants. Mais elle répugne toujours à l’école. Et de fait les usages du numérique par les « jeunes » ne se présentent plus sous la même perspective.
Au discours de rupture porté par la panique (entre générations, entre école et loisirs, entre travail et jeu…), se substituent plutôt des discours de suture (sur le sens à donner, sur les compétences à acquérir, sur les besoins en formation). Des enquêtes ethnographiques sur la sociabilité adolescente sur les réseaux, des observations sur les usages de l’écrit et du lu par les jeunes se multiplient qui présentent des résultats qui accentuent l’hybridité plutôt que la polarité.
Le temps long de la recherche a pris le dessus sur le temps court de la panique. Pour ne citer que quelques travaux en France, il faut consulter le rapport UsaTICE sur le numérique au lycée, les travaux de l’ANR INEDUC portés par Pascal Plantard sur les inégalités éducatives chez les 11-15 ans dans leurs divers espaces de vie. Plus récemment les travaux de l’ANR Translit, que je porte, considèrent la situation des 15-17 ans.
Les publications des membres, en particulier ceux de l’axe 2 qui analyse les dispositifs et les interactions (Vincent Liquète, Élisabeth Schneider, Anne Cordier, Anne Lehmans, Karine Aillerie, Angèle Stadler, Franck Morandi, Karel Soumagnac-Colin, Nathalie Pinède, Véronique Lespinet, Françoise Tort, Béatrice Drot-Delange, Irma Velez, Frédérique Longuet, Amélie Turet, Perrine Boutin et moi-même) montrent des dispositifs hybrides (entre papier et numérique) et des usages imbriqués (dans et hors l’école, en ligne et hors-ligne).
Surtout ils attestent d’une translittératie en émergence, à savoir des capacités à chercher, évaluer, tester, valider, modifier l’information avec tous les outils à disposition (de l’écrit à l’image, du livre au wiki). Et ce, tant du côté des élèves que des enseignants.
Les élèves tout comme les enseignants sont aux prises avec la migration numérique, avec des situations très hétérogènes, qui font évoquer plutôt une situation de nomadisme partagé. Tous les natifs ne sont pas en pleine capacité de se saisir des potentialités du numérique.
Tous les immigrants ne sont pas réfractaires aux affordances numériques. Dans tous les cas, les besoins sont criants en formation, celle des enseignants comme celle des élèves, à l’école comme à l’université. Il y a là panique en la demeure…
En tout cas, la panique des « natifs vs immigrants » a eu pour effet historique d’attirer l’attention sur la socialisation des jeunes par les médias, en concurrence frontale avec l’école désormais. Un sondage récent montre que les jeunes passent plus de temps (9heures/jour) sur les écrans qu’au lit ou avec les adultes.
La panique révèle qu’il s’agit là d’enjeux politiques et économiques autant qu’éthiques (à en juger par les intérêts de l’éducation personnalisée à l’extrême prônée par certaines plates-formes pure players).
Les prochains dispositifs de gouvernance des médias, comme en attestent tous les travaux sur la gouvernance d’Internet (NetMundial), seront sans doute partiellement façonnés par ces enjeux. Les maîtriser passe par une Éducation aux Médias et à l’Information (EMI) fondée sur les Droits de l’homme qui doivent eux aussi opérer leur transition dans le numérique.
Divina Frau-Meigs a reçu des financements de l’Agence Nationale de la Recherche pour le projet TRANSLIT qu’elle dirige. Elle est membre de enjeux e-médias
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