L’enseignement supérieur en Afrique est aussi vieux que les pyramides d’Égypte. Mais les établissements antiques du continent ont disparu depuis longtemps. L’éducation dispensée aujourd’hui – des programmes d’études à la structure des diplômes et aux langues d’enseignement – est ancrée dans le colonialisme. Partant de ce constat, nombreux sont ceux à s’être demandés si les universités africaines souffraient encore d’une forme de colonisation – de l’esprit cette fois.
L’histoire de Cheikh Mbow, spécialiste reconnu du changement climatique, est un exemple parlant. Le chercheur est né au Sénégal en 1969 où il a fait ses études. En revenant sur ses premières années d’études, il s’est rappelé qu’il savait « tout à propos de la géographie et de la biologie de la France, mais rien sur celles du Sénégal. »
Mbow se trouve aussi être mon ami, et avec l’un de ses collègues, nous avons écrit ensemble le chapitre d’un ouvrage sur la production du savoir scientifique en Afrique aujourd’hui. Ce texte est basé sur le vécu de Mbow – sur lequel je reviendrai plus tard.
Ces dernières années, on a commencé à prendre conscience des racines historiques de l’enseignement supérieur, et à réclamer une université décolonisée. Ce sujet alimente un débat plus large, celui sur le rôle des universités africaines modernes.
On s’accorde facilement sur le fait qu’elles doivent être compétentes au niveau local – en concentrant enseignement et recherche sur les besoins locaux. Or, on attend également d’elles qu’elles s’internationalisent et participent à la compétition mondiale et acharnée de l’enseignement supérieur. L’uniformisation est désormais le maître mot : les universités rivalisent pour figurer dans les classements internationaux, s’imitant les unes les autres.
La mondialisation contribue aussi au départ de chercheurs africains – comme Mbow – vers le Nord, en quête d’environnements de recherche dotés de meilleures ressources. Ces coopérations internationales peuvent être très bénéfiques. Mais bien trop souvent, ce sont les organisations, universités et chercheurs de l’hémisphère nord qui mènent la danse.
Comment les universités africaines gèrent-elles cet équilibre délicat entre intérêt local et internationalisation ? Comment peuvent-elles prendre part à la coopération internationale sans être « recolonisées » en se soumettant aux normes occidentales ? Comment éviter que les programmes collaboratifs ne deviennent de simples exercices de cases à cocher et qui ne profitent qu’aux chercheurs et organisations du Nord ?
La coopération internationale augmente
L’intérêt international pour l’enseignement supérieur africain s’est intensifié au cours des vingt dernières années. Au Nord, des organismes d’aide ont développé des politiques destinées à renforcer la capacité de recherche de l’Afrique. Les pays scandinaves figurent parmi les précurseurs de ce mouvement : le Danemark a lancé Building Stronger Universities, la Norvège et la Suède ont mis au point des programmes collaboratifs similaires.
Des initiatives comme celles-ci sont essentielles pour l’Afrique : le financement de la recherche y est très limité, les budgets nationaux pour l’enseignement supérieur y sont assez faibles (surtout en comparaison de ceux du Nord), et les universités favorisent souvent l’enseignement au détriment de la recherche – puisqu’il faut éduquer rapidement une population croissante. Les institutions comptent donc largement sur les fonds extérieurs et dépendent du soutien des organismes de développement, qui mettent en place des « projets d’appui au renforcement des capacités ». Ceux-ci mobilisent des chercheurs du Nord et du Sud à travers des activités communes relatives à l’enseignement et à la recherche, afin de fonder – idéalement – des partenariats basés sur le respect mutuel.
De nombreux chercheurs des deux hémisphères s’investissent dans ces initiatives, généralement en tant que spécialistes. Mais ils les transforment rarement en domaine de recherche, tournant le microscope vers eux-mêmes et leur propre pratique. Après avoir participé à un projet d’appui au renforcement des capacités en Afrique, certains collègues et moi-même nous sommes intéressés au rôle que jouent la situation géographique et la puissance d’un pays dans sa contribution à la production scientifique.
Nous voulions savoir comment ces facteurs étaient appréhendés à travers les projets d’appui au renforcement des capacités. Nous nous sommes aussi demandé si de tels projets fonctionnaient comme une garantie de qualité ou une sorte de néo-impérialisme.
Autrement dit, nos recherches visaient à déterminer si le renforcement des capacités et la tendance au développement de la coopération internationale dans l’enseignement supérieur aidaient ou défavorisaient les universités africaines. La réponse ? Les deux à la fois.
Des « monocultures de l’esprit »
L’ambiguïté de ce genre de projets, c’est qu’ils peuvent donner lieu à ce que l’activiste indienne Vandana Shiva appelle les « monocultures de l’esprit ». Selon elle, ils font disparaître la diversité de la perception, et par conséquent celle du monde. Les gens finissent tous par penser de la même façon.
La coopération internationale est aussi susceptible d’accroître la dépendance des universités africaines à l’égard du Nord en ce qui concerne le financement, les publications dans les revues et l’accès à une technologie qui n’existe que dans l’autre hémisphère. Cette emprise se manifeste également lorsque l’on commence à penser principalement en utilisant des concepts et solutions élaborés au Nord.
Enfin, cette coopération internationale peut entraîner les universités africaines dans l’obsession de la compétition qui domine l’enseignement supérieur aujourd’hui. Bien qu’elles puissent ainsi devenir compétitives à l’échelle mondiale, elles compromettent au passage leur intérêt local.
Les projets d’appui au renforcement des capacités risquent donc d’engendrer les monocultures de l’esprit de Shiva. Mais ils peuvent aussi produire l’effet opposé, à savoir émanciper les chercheurs africains et les guider vers l’indépendance.
L’émancipation par le renforcement des capacités
Pour Cheikh Mbow, le Nord représentait à la fois un programme d’études imposé par l’héritage colonial et la chance d’acquérir les compétences nécessaires pour devenir un universitaire émancipé, à même de bâtir de nouvelles connaissances.
Sa thèse examine la gestion des ressources naturelles au Sénégal, « mais en utilisant des méthodes conçues dans l’hémisphère nord, en particulier en France ». Pour la réaliser, il est allé au Danemark, où il a été confronté à une autre manière de se comporter. Dans son établissement d’origine, l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, interroger les connaissances et méthodes de professeurs plus âgés était très mal vu. Au Danemark, on lui demandait de questionner ce qui était tenu pour acquis, même si cela revenait à remettre en cause de plus vieux enseignants.
Paradoxalement, le système danois a permis à Mbow de gagner son indépendance. Il a pris conscience de la façon dont on utilisait la connaissance et les méthodes occidentales en Afrique, sans même les interroger.
Mbow explique :
« Après plusieurs années de recherche, j’ai commencé à contester certaines des connaissances reçues et réussi à déterminer ce qui était particulier à l’Afrique. Après avoir pu contextualiser la connaissance, j’ai été capable d’en créer une qui concernait et répondait aux besoins sociétaux et aux réalités locales de l’Afrique. »
C’est précisément ce que l’université africaine – et les sociétés plus largement – requièrent.
La coopération pour décoloniser
En définitive, de mon point de vue, les projets collaboratifs tels que les programmes d’appui au renforcement des compétences peuvent aider les universités africaines dans la production d’un savoir contextualisé. Ces initiatives peuvent même mener à une sorte de décolonisation de l’université dès lors qu’elles se fondent sur des partenariats durables, sur une compréhension pointue du contexte historique, politique et géographique, et sur une exploration commune de la diversité de la connaissance.
Traduit de l’anglais par Diane Frances, cet article est paru sur le blog du NORRAG (Network for International Policies and Cooperation in Education and Training).
Hanne Kirstine Adriansen ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son poste universitaire.
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