Les réformes successives proposées au sein de l’Éducation nationale suscitent à chaque fois discussions et clameurs, animant ministère et corps enseignant pour de longues palabres. Je ne rentrerai pas dans le débat de la « réformyte » car il me semble honnête de réformer une institution pour la faire coller au plus près des réalités sociales dans lesquelles elle se situe.
Mais, côtoyant depuis quelque temps le monde de l’entreprise privée, je m’interroge. Pourquoi les professeurs ne reçoivent-ils pas le même soutien que les autres organisations dans des situations similaires ? Pourquoi les entreprises (même publiques) bénéficient-elles de soutiens extérieurs en faisant appel à des cabinets de conseil et d’accompagnement spécialisés ? S’ils existent et s’approprient la plupart des domaines entrepreneuriaux aujourd’hui, pourquoi en priver les écoles ?
Mon interrogation émane de trois constats. Les deux premiers se fondent sur une étude menée par le laboratoire C3S (Université de Franche-Comté) à laquelle j’ai participé sur les souffrances des enseignants du secteur secondaire, pointant les manques de formation et de soutien hiérarchique. Le troisième est issu d’une enquête désormais ancienne et néanmoins célèbre car riche d’enseignements dans le monde des psychosociologues : l’enquête de la Western Electric en 1938.
Problème de la vocation des enseignants versus la formation professionnelle
Les enseignants pâtissent d’un corps de métier fondé sur la vocation et non sur l’apprentissage solide d’un métier, ce qui est source de nombreuses tensions quotidiennes. Comme le souligne une enquêtée : « Pour savoir ce qu’est un établissement difficile, la seule formation que j’ai eue, c’était de regarder une vidéo sur un collège de région parisienne […]. On apprend sur le tas ! » De ce fait, tout incident est vécu et doit être géré personnellement, le masque du statut et du rôle professionnels ne pouvant servir de rempart protecteur dans ce cas. L’absence de soutien hiérarchique provoque, à ce titre, des conséquences terriblement violentes, non pas du fait de chefs d’établissements désinvoltes ou malveillants mais à cause d’un système organisationnel « tronçonné ».
On remarque ainsi un effet de double bind ou double contrainte, conforme à la théorie communicationnelle de Gregory Bateson. Il s’agit d’un dysfonctionnement des interactions en cas de situation de messages contradictoires où « quoi qu’[il] fasse, un individu pris dans [cet engrenage] “ne peut pas être gagnant” ». Le rapport du laboratoire C3S sur les « enseignants décrocheurs » le souligne :
« Cette théorie, que Bateson applique initialement à la maladie mentale, peut être transposée au contexte organisationnel de la profession enseignante. En effet, de nombreux messages délivrés dans ce cadre entrent en conflit, créant des injonctions paradoxales, avec lesquelles il devient difficile de pouvoir composer ».
Le cas des dispositifs d’aide mis en place par les rectorats en est une bonne illustration. D’un côté les formateurs doivent guider les profs sans leur imposer des pratiques miraculeuses. Et en même temps, ces derniers sont appelés à changer des façons de faire contre-productives.
Un manque de reconnaissance organisationnel hiérarchique
Je dis bien que le problème est organisationnel car je ne voudrais incriminer aucune individualité. Le corps enseignant n’a pas besoin que les chercheurs fassent encore porter le fardeau des effets pervers de l’institution.
Il ressort des entretiens avec des enseignants (collèges et lycées) que le manque de considération de la hiérarchie à l’égard de leur souffrance – ou ne serait-ce que de leur condition quotidienne d’exercice de leurs fonctions – est un point crucial de tension. L’un des enquêtés raconte s’être vu confier, pour la première fois, une classe de terminale : « Ça s’est bien passé pendant quinze jours, et puis ces jeunes ont fini par dire qu’ils auraient préféré mon collègue […]. Le proviseur a donc dit : “Je sais… Ma foi, je vous plains, mais ce sera comme ça.” Du coup, ils se sont acharnés contre moi. Quand vous êtes traités comme ça… » Sans parler des proviseurs préférant contenter les parents d’élèves, quitte à « enfoncer le prof » au point que « si les élèves sont choyés, pour les profs, le syndicat devient le seul recours ».
Et l’isolement face à la hiérarchie en cas de litige n’est que la cristallisation d’un phénomène latent intrinsèque à l’organisation.
L’Éducation nationale est désincarnée par un fonctionnement systémique dispersé entre directives nationales et réalités de terrain, ce qui conduit à des contradictions quotidiennes pour les enseignants.
L’exemple des inspections académiques est révélateur à ce propos. Les rapports pointent les paradoxes entre des préconisations fondées sur l’observation de lacunes du professeur et des missions contradictoires entre un devoir d’efficacité et de justice. Mais comment être efficace et juste avec une classe d’une trentaine d’élèves aux capacités et aux rythmes d’acquisition différents ? :
« On se fait engueuler si on n’atteint pas nos 80 % de réussite au bac. Un établissement qui est en dessous des barèmes se fait remonter les bretelles et nous derrière ! […] L’inspecteur est venu voir les corrections pour faire en sorte que la prochaine fois, “ça se passe bien”… S’il y a des questions auxquelles les [élèves] n’ont pas bien répondu, au pire, on va les enlever ou on va revoir le barème. C’est l’“harmonisation de notes” ».
Des méthodes d’enseignement alternatives, moins fondées sur les résultats d’apprentissage de type transmissif, seraient peut-être à penser car, dans l’état actuel des choses, les enseignants sont plutôt esseulés face à ce dilemme. Aussi se sentent-ils démunis de leur capacité d’évaluation et ont le sentiment de participer à un abaissement du niveau scolaire contre lequel ils se battent.
L’effet Hawthorne ou l’importance de la considération des personnes au travail
Un premier secours consiste à écouter les enseignants et leur accorder un soutien bienveillant contrebalançant les sempiternels qualificatifs qui accompagnent leur fonction : « fonctionnaires paresseux et râleurs », « privilégiés de la fonction publique, payés par les contribuables et garantis de leur emploi à vie », « profs toujours en vacances ». Sur le terrain, j’ai constaté que la seule écoute menée dans le cadre du travail l’enquête sociologique procurait un soulagement à nombre d’entre eux, pourtant, sur des laps de temps réduits (entretiens d’une 1h30 maximum). Comme s’ils se sentaient enfin valorisés, rien qu’un peu, rien qu’une heure, pas très exigeants.
Je pense alors à l’expérience Hawthorne et l’enquête de la Western Electric. Sollicitée par la Western Electric Company en 1924 pour des mécontentements exprimés par de l’absentéisme, du freinage ou encore de la mauvaise qualité, une équipe de psychosociologues observait le paradoxe ente ces comportements des salariés et leurs bonnes conditions matérielles, avantages sociaux élevés et discours globalement satisfaits de l’entreprise. Restée six ans en immersion, l’équipe a rendu l’enquête – dite « du test room » – célèbre à travers notamment « l’effet Hawthorne » (du nom des ateliers), selon lequel les gens aiment être valorisés par des actions d’attention à leurs bonnes conditions de travail. Un bémol doit être apporté concernant la durée de l’effet produit qui ne serait pas pérenne, mais le levier reste intéressant à utiliser, au moins comme premier boost de mieux-vivre au travail.
Ainsi, dans l’entreprise, les managers ont compris que des actions ponctuelles de valorisation de leurs collaborateurs sont bénéfiques à l’efficacité et à la rentabilité de l’organisation. La plupart des interventions de soutien et d’accompagnement aux changements se fondent sur ce principe. L’efficacité à long terme et les gains de pratiques sont souvent une plus-value certes souhaitée et affichée mais souvent secondaire.
Alors, finalement, pourquoi les enseignants ne bénéficient-ils pas des mêmes accompagnements ? Peut-être qu’un élément de réponse se trouve dans la structure de l’Éducation nationale.
De plus en plus calquée sur le mode entrepreneurial dans ses directives, elle emploie désormais des termes d’efficacité, de bilans chiffrés, de résultats, voire de rentabilité ; si bien que l’on voit se développer un clientélisme de ses usagers, parents comme élèves : « Je paie, je veux de bonnes notes ! » Pour autant, le traitement de l’institution ne suit pas le modèle organisationnel des entreprises qui ont compris, pour leur part, que le soutien en situation difficile passe par un décentrage du regard. C’est ce que font les consultants sur le terrain. Ils apportent leur aide par des connaissances techniques et par leur détachement des problématiques quotidiennes. C’est en utilisant les ressources internes en co-création que l’on se renouvelle : « Si vous voulez voir émerger le monde de demain, allez sur les confins, les marges, les fronts pionniers ».
Audrey Valin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son poste universitaire.
Vos commentaires
# Le 4 avril 2018 à 15:49, par Alexandre Assimakopulos En réponse à : Manager le changement : l’Éducation nationale décroche
Bonjour,
Je vous remercie pour votre écrit, je travaille au sein de l’EN et ai pu constater dans mes fonctions de Conseiller RH certaines de vos remarques.
J’aurais souhaité échanger avec vous en vu d’un prochain travail universitaire.
Cordialement,
Alexandre
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