Laennec auscultant devant ses élèves à l’hôpital Necker
Peinture (1816) de T. Chartran (Péristyle, Sorbonne, Paris)
Un article de Jean-Marie Barbier et de Martine Dutoit
Formation et Apprentissages professionnels EA 7529 CNAM
Chaire Unesco-ICP Formation Professionnelle,
Construction Personnelle, Transformations Sociales
ANALYSER LES ACTIVITES DE SOINS
L’analyse des activités comme voie de professionnalisation, de recherche et/ou d’organisation des actions a pris une place considérable dans la vie sociale. Largement répandue dans les mondes de l’enseignement, de la formation et dans les milieux socio-culturels, elle tend aujourd’hui à être présente dans l’ensemble des ‘métiers de l’humain’ https://www.innovation-pedagogique.fr/article3208.html , et en particulier dans le monde des soins, où elle est même inscrite dans les programmes et curriculums internationaux.
Cette évolution ouvre évidemment la question de la désignation de l’objet d’analyse : que peut-on appeler soins quand ils sont objet d’investigation par/pour les professionnels ? L’intention de ce texte, dans le prolongement de recherches antérieures dans le domaine des soins (https://www.deboecksuperieur.com/ouvrage/9782804190675-penser-l-experience-du-soin-et-de-la-maladie) est d’énoncer à ce sujet six propositions.
1. LES SOINS SONT DES ACTIVITES SUR LES ACTIVITES D’AUTRUI
Comme l’enseignement, comme la communication, comme le management, les soins agissent sur l’activité d’autrui. Ils déclarent agir sur un public-cible, en l’occurrence le patient ou le malade, en fait ils agissent sur son activité, comme l’enseignant ou le formateur le font sur l’activité de l’apprenant. C’est en transformant l’activité de leur public qu’ils contribuent à transformer leur public. De la même façon que le formateur est un organisateur de situations d’apprentissage pour l’apprenant, le soignant est un organisateur de situations de soins pour le malade ou le patient.
Comme l’éducation encore, les soins s’établissent dans des rapports sociaux dissymétriques, dont les rôles ne sont pas cumulables dans la même séquence d’activité : l’action de soins se construit dans une relation où l’intervenant détient les connaissances lui permettant de délimiter un public, un territoire d’intervention et d’affirmer sa légitimité d’intervenant. Dans cette même relation, le public porte ou accepte de porter une étiquette https://www.google.fr/books/edition/Etre_vu_se_voir_se_donner_à_voir/U39ExMbOT4IC?hl=fr&gbpv=0 pour prendre sa part à la réalisation de l’intervention. Ces définitions de rôle subsistent dans toutes les configurations, même dans celles qui semblent les plus opposées : la prise en charge de l’action par le sujet (auto-soin et auto-formation), ce qui entraîne une succession de rôles pour ce même sujet ; la multiplicité des intervenants dans l’action (cadre hospitalier ou éducatif), où la division du travail des acteurs dans la différenciation des rôles professionnels ne remet pas en cause cette relation.
Comme l’éducation toujours, les soins s’accompagnent de cultures et de rhétoriques spécifiques, fonctionnant comme modes partagés de construction de significations et de sens autour de l’intervention. Ces cultures et rhétoriques sont très axiologisées, investies de valeurs sociales fortes, et recourent fréquemment à une naturalisation en termes de savoirs et de « besoins ». Ils trouvent leur écho dans des lexiques professionnels qui ont pour fonction de permettre à ces acteurs une communication entre eux sur l’organisation de l’intervention, et facilite leur engagement dans l’action. Ces cultures et rhétoriques se transforment à l’occasion de transformations de cultures et rhétoriques plus générales de l’action sociale et professionnelle https://www.cairn.info/revue-education-permanente-2019-3-page-25.htm. C’est ainsi que dans le domaine des soins mentaux, on est passé d‘une identification des publics-cibles en termes de déviance à une identification en termes de souffrance https://www.cairn.info/quarante-six-commentaires-de-textes-en-clinique—9782100702145-page-145.htm
2. LES SOINS N’EQUIVALENT PAS A ‘PRENDRE SOIN’
Dans l’espace sémantique couvert par les termes français soin ou soins, la langue anglaise distingue deux types d’activités :
Les activités correspondant au terme care, que l’on peut définir comme ordonnées autour de la préservation d’existence d’un sujet par un autre sujet, de son maintien en activité, de la perpétuation de son être. Ces activités font actuellement au niveau international l’objet de débats importants (Butler, Brugère, Fleury, Gilligan, Laugier, Molinier, Paperman, Tronto, Worms) et sont décrits notamment en termes d’attitudes de l’accompagnant (bienveillance, sollicitude, empathie) et de vulnérabilité des accompagnés. Dans tous les cas il s’agit d’un type d’interaction ou de transaction. Le care est devenu un objet à la fois politique (https://www.lemonde.fr/politique/article/2010/05/14/la-societe-du-care-de-martine-aubry-fait-debat_1351784_823448.html), philosophique et/ou anthropologique. Traditionnellement le lieu d’organisation du care est la famille. Lorsqu’il est organisé socialement et professionnellement, on parle d’assistance à la vie quotidienne. Quand il fait l’objet d’analyse de l’activité, celle-ci relève de l’analyse de la vie quotidienne (https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k33437905.texteImage Éditions du CNRS).
Les activités correspondant au terme cure sont des activités ordonnées autour de la restauration de conditions d’activité habituelles qui s’imposent comme normes d’une existence considérée comme normale. Il s’agit de produire un ‘mieux être’, de rétablir des constantes vitales. On parle de guérison, de rétablissement, de réparation, de réadaptation, de reprise de cours de vie. Le cure restaure les conditions considérées comme habituelles de vie, les paramètres attendus d’existence. Les paramètres organisent les variations de l’activité. Dans le domaine du roman, certains auteurs comme le portugais Saramago ont imaginé des situations de changement de paramètres permettant de saisir le trouble qu’ils entrainent sur l’activité d’une population https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Aveuglement .
3. LES SOINS COMME ACTION SUR LE REGIME PERSONNEL D’ACTIVITE D’UN SUJET
Pour Canguilhem, être malade c’est vivre une ‘autre vie’ où se construisent d’autres normes https://www.cairn.info/le-normal-et-le-pathologique—9782130619505.htm
Prolongeant cette intuition, il nous parait utile de recourir à la notion de régime personnel d’activité, pour caractériser l’objet spécifique des activités de soin. On peut définir le régime d’activité d’un sujet comme l’ensemble des paramètres attachés à un sujet s’imposant provisoirement, durablement ou de façon définitive au développement de son activité. Le régime d’activité est un organisateur contraignant l’activité d’un sujet.
Les soins sont une intention de transformation provisoire ou durable du régime personnel d’activité d’un sujet. Tout à la fois ils s’appuient sur et restaurent la dynamique d’activité d’un sujet. C’est un déjà-là qui se transforme de façon continue.
Cet enchainement est explicite dans le cas des thérapies globales qui s’accompagnent d’un discours sur l’existence de dynamiques déjà présentes chez un sujet (par exemple la référence au Yin et au Yang dans la culture chinoise traditionnelle). Il est mis en acte dans les thérapies plus interventionnistes anticipant la chaîne actions/réactions du sujet.
4. LES SOINS COMME COUPLAGE D’ACTIVITE
Les actions de soins sont spécifiquement fondées sur un couplage entre offre par le sujet intervenant d’un dispositif thérapeutique, et investissement de ce dispositif par les sujets-cible. Les activités de soins peuvent s’analyser comme mise en place de dispositifs susceptibles de susciter l’activité des sujets-cibles.
La mise en place de ces dispositifs peut s’effectuer dans des rapports sociaux très divers : ordonnances, prescriptions, conseils, recommandations, suggestions.
Les activités proposées peuvent également être très diverses : exercices, prise de médicaments, gestes de soignants, régime alimentaire, cures au sens français du terme, utilisation d’espaces d’activités à des fins thérapeutiques (ergothérapie, art-thérapie) https://www.innovation-pedagogique.fr/article10734.html
Pas de soins bien entendu sans activité du patient, sans travail du malade, en lien direct ou non avec les propositions des soignants. Pour désigner le rapport qu’entretiennent les patients au dispositif proposé on parle par exemple de compliance au traitement. La compliance thérapeutique peut être définie comme la capacité à prendre correctement son traitement, c’est-à-dire tel qu’il est prescrit par le médecin.
Activité du soignant et activité du soigné sont organiquement liées, le rôle de l’analyse des activités de soins étant précisément de mettre à jour la singularité de cette articulation et de ce fonctionnement.
Les activités de soins sont ordonnées à une transformation de régimes personnels d’activité selon une même logique organisatrice que l’action éducative le fait autour de la transformation valorisée d’habitude d’activité, ou celle de l’action de management autour de l’engagement d’activité.
5. L’ACTIVITE DU SOIGNANT : UNE PROPOSITION D’ACTIVITES
L’intervention du soignant, quelque soit son contenu, est décrite habituellement par deux composantes :
Le soignant est censé, comme nous l’avons vu, détenir les connaissances lui permettant de reconnaître l’éprouvé d’existence du patient, de nommer le ‘mal‘ dont il souffre, d’interpréter l’enchaînement causal susceptible d’expliquer la survenance de ce mal.
Le soignant est censé être compétent pour définir une organisation d’activités (thérapie) susceptible de traiter ce mal et de transformer cet éprouvé sur le mode du mieux-être ou de la guérison.
En langage d’analyse des activités, l’intervention du soignant consiste essentiellement en propositions d’activité ordonnées autour d’une intention de transformation des paramètres dans lesquels les sujets-cibles sont conduit à développer l’ensemble de leur activité.
Ces propositions supposent l’investissement de ces dispositifs par l’activité propre du patient.
6. L’ACTIVITE DU PATIENT : UN ENGAGEMENT/ INVESTISSEMENT
L’activité du patient peut elle-même être décrite par deux composantes :
Le patient reconnait un éprouvé de souffrance qui fonde son engagement personnel dans l’engagement dans l’action de soins proposée. Le patient accepte de communiquer avec le soignant (mise en mot de la douleur) pour contribuer à l’identification et à l’interprétation de ce dont il souffre.
Il endosse l’étiquette (op.cit. Dutoit) que lui donne le soignant pour pouvoir jouer son propre rôle. Il accepte de prendre la part qu’il lui revient dans la mise en place de l’organisation de soins définie par le soignant.
En langage d’analyse des activités, il convient de distinguer l’activité réelle ou le travail réel du patient de l’activité prescrite ou travail prescrit. Les sens que les patients donnent à leur activité ou les significations qu’ils leur attribuent y jouent un rôle essentiel. On pourra alors parler de subjectivation des dispositifs de soins et faire l’hypothèse que les transformations finales des patients dépendent essentiellement de leurs activités effectives, et des sens et significations qu’ils leur attribuent ou qu’ils leur confèrent à la production de leur existence.
Le travail du patient est un agir sur soi ( cf . https://www.puf.com/content/Encyclopédie_danalyse_des_activités ) où le sujet est à la fois sujet et objet de sa propre transformation et se représente comme agissant et agi. A cette occasion s’opère précisément dans sa conscience une distinction entre ce qu’il se reconnait en lui-même comme agissant et ce qu’il se reconnait comme agi. Sujet agissant et sujet agi font souvent l’objet d’une substantialisation : dans le cas du sujet agissant, on pourra parler par exemple de volonté́, de résilience.
Cette configuration de sujet transformateur et de sujet en transformation est mobile : de même que dans l’agir sur autrui il peut exister une certaine mobilité́ des rapports asymétriques entre intervenants et cibles de l’intervention, de la même façon les rapports entre plusieurs représentations de soi agissant et agi au sein d’un même sujet peuvent être mobiles, ce que l’on a l’habitude de désigner en termes de conflits intrasubjectifs https://journals.openedition.org/osp/3299
LE SOIN N’EST PAS LA SANTE
Pour l’Organisation Mondiale de la Santé https://www.canada.ca/fr/sante-publique/services/promotion-sante/sante-population/charte-ottawa-promotion-sante-conference-internationale-promotion-sante.html , la santé est définie comme un état de bien-être auquel sont censés contribuer des déterminants sociaux. La santé est un éprouvé d’existence ressenti par un sujet en lien avec des normes sociales ; elle formalise les objectifs de l’action de soins.
ACTIONS DE SOIN ET EFFETS DE SANTE
Beaucoup d’activités de vie quotidienne peuvent avoir des effets de soin sans en avoir l’intention (le ‘ça m’a fait du bien’). Elles sont repérées par le sujet comme relevant du domaine de l’expérience, intégrées dans des ‘habitudes de vie’ (https://journals.openedition.org/edso/2244 Guérin, Zeitler) érigées en normes de vie qui peuvent servir d’appui pour les actions de soin. Elles constituent une part importante du déjà-là déjà évoqué et du régime personnel d’activité.
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